[Cet éditorial est initialement paru dans PHILITT #5]
Le prophète Nathan soumit au roi David le cas suivant : voulant nourrir un voyageur, un homme riche préféra offrir l’unique brebis d’un pauvre homme plutôt que de sacrifier l’une de ses nombreuses bêtes. David fut scandalisé : « L’homme qui a fait cela mérite la mort ! » « Cet homme, c’est toi ! », répondit Nathan. Il en va ainsi des civilisés, horrifiés des pratiques des « barbares », mais qui ne voient nul mal dans leur propre mode d’être. Rejeter le mal dans le lointain permet de nous en absoudre. Le barbare, c’est nécessairement l’autre. L’horreur, la cruauté, l’immondice nous sont nécessairement étrangères, car « il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres » (René Daumal). Si la « barbarie » est synonyme d’inhumanité, sommes-nous bien certains que l’hyper-civilisation moderne ne nous rende pas plus inhumains que les prétendus « barbares » ? Où est le Nathan qui nous révélera à nous-mêmes ?
La parenté de la barbarie et de la civilisation tient aussi à ce que toute civilisation commence et finit en barbarie. Elle y commence parce que les civilisés sont des barbares qui n’ont plus d’ennemis et sont en mesure de fonder un ordre stable et prospère. Elle y finit parce que la déliquescence inéluctable de toute civilisation l’amène à des réactions brutales pour se perpétuer : la fin d’une civilisation est un cercle vicieux où l’on croit remédier à l’accroissement de l’injustice par davantage d’injustice – de barbarie, au sens d’inhumanité. La civilisation finit aussi en barbarie parce que le dynamisme barbare qui précipite sa chute est la condition même de sa résurrection. Les vieillards se perpétuent par leur jeune descendance, non en s’échinant à vivre au-delà de leur terme.
Nous sommes donc barbares à double titre : parce que nous sommes inhumains, parce que nous aspirons à redevenir humains.
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