L’appropriation shakespearienne d’Ovide face au défi de la restitution

En 1598, Francis Meres nous offre un témoignage essentiel sur l’importance des mythes ovidiens dans l’œuvre shakespearienne : « l’âme délicieusement spirituelle d’Ovide vit dans Shakespeare, ce poète suave et à la langue de miel. » Mais comment le traducteur et le metteur en scène peuvent-ils, eux, faire revivre à leur tour la quintessence du mythe ? Shakespeare nous met avec audace face au défi de la restitution.

Ovide (43 av. J.-C. – 18 apr. J.-C.).

Le poète latin Ovide et ses Métamorphoses, traduites en anglais en 1567 et très populaires au siècle d’Elisabeth, stimulèrent l’imagination de Shakespeare, qui les auraient assurément lues dans sa jeunesse. Les histoires d’Ovide nous racontent des transformations magiques, divines et de leur relations avec le monde des mortels – dont le mythe de Procné, femme du roi de Thrace, Térée. A la naissance d’Itys, leur fils, Procné souhaite revoir sa sœur Philomèle. Mais, lorsque Térée découvre la jeune femme, étourdi par sa beauté, il ne peut s’empêcher, en proie aux démons de l’instinct, de la violer, puis de lui couper la langue et les deux mains :

« [Térée] tire le glaive qui pend à son côté; il saisit par les cheveux sa victime, lui tord les bras, et l’enchaîne. Elle lui tend la gorge; le glaive brille à ses yeux; elle espérait la mort. Le monstre saisit et presse entre deux fers mordants, sa langue, qui essaie encore l’imprécation et le nom de son père; il la coupe jusques à la racine; elle tombe, palpite, et murmure sur la terre sanglante. Telle la queue d’un serpent que le fer a coupée s’agite, et cherche en mourant à rejoindre son corps. » (549-562)

Dans Titus Andronicus, une pièce de jeunesse audacieuse par son mariage de la beauté du vers poétique avec la cruauté de la double vengeance de Titus et de Tamora, Shakespeare s’appuie sur le mythe ovidien. Au début de la pièce, Titus revient victorieux du champ de bataille et a pour prisonniers Tamora et ses trois fils, dont l’un d’eux, Alarbus, fini assassiné. Tamora jure donc devant Rome, en réponse à l’assassinat de son fils, de se venger de Titus ; elle décide de s’attaquer à son tour à la fille de Titus, Lavinia, en la faisant violer par ses deux propres fils Démétrius et Chiron. L’influence d’Ovide chez Shakespeare semble on ne peut plus présente:

AARON«  Ecoute, Tamora, impératrice de mon âme,
Qui n’aspire à d’autre paradis que ton intimité,
Voici le jour fatal pour Bassanius
Sa Philomèle doit perdre sa langue aujourd’hui,
Tes fils piller sa chasteté,
Et laver leurs mains dans le sang de Bassanius. » (II,3. 40-45)

William Shakespeare (1564-1616)

Cette scène est proleptique puisqu’elle annonce le viol de Lavinia. La pièce est donc bel et bien faite d’un tissu intertextuel ovidien. Ainsi, du mythe de Philomèle et Procné naît Titus Andronicus. Lavinia est violée, mutilée, violentée et laissée pour morte par Demetrius et Chiron à l’image du traitement qu’a subi Philomèle par Térée:

LAVINIA : « O Tamora, mérite le nom de reine aimable,
Et de tes mains tue-moi sur place,
Car ce n’est pas la vie que j’implore depuis si longtemps:
La pauvre Lavinia fut tuée quand mourut Bassanius. »  

(II,3.168-171)

Lavinia, pareille à la sublime Philomèle, entrevoit l’espoir d’être exécutée par ses ravisseurs pris de pitié… mais Tamora s’avère être, semblable à Térée, impitoyable. Par ailleurs, Tamora endosse le rôle du dramaturge, le rôle même de Shakespeare, en dictant à ses fils le bon déploiement de la pièce, comme dans le Winter’s Tale où Paulina fait montre de dramaturge lorsqu’elle tire le rideau (V.5.19) et dévoile la statue d’Hermione. Il convient en effet de remarquer que les crimes sont perpétrés par Tamora et Aaron mais que ce sont, paradoxalement, les protagonistes qui se salissent le moins les mains. Ils agissent en tant qu’acteurs et non pas en tant qu’auteurs de ses crimes :

   TAMORA : « Bonne chance, mes fils, veillez à la dresser.
   Puisse mon cœur jamais ne connaître la joie
   Avant que tous les Andronicus n’aient été supprimés.
   À présent je vais rejoindre mon amiable Maure,
   Et laisser mes fils libidineux déflorer cette truie. »    (II,3.187-191)

Le public élisabéthain apprend grâce aux didascalies qui vont suivre que Lavinia, à l’image de Philomèle, se voit violée et sa langue et ses mains coupées :

 « Entrent les fils de l’impératrice Lavinia, qui a les mains tranchées et la langue coupée, et qui a été violée. »

(II,4. Didascalies)

Viol de Philomèle par Térée, gravure de Virgil Solis de 1562 pour l’édition des Métamorphoses d’Ovide (Livre VI, 519-562).

Dès lors, se pose indéniablement un problème de mise en scène : comment convient-il de mettre en scène une telle abomination physique et sexuelle, suggérée par des didascalies qui par définition ne sont jamais lues sur scène ? Devrions-nous, sur scène, trancher les mains et la langue de Lavinia ? La viole-t-on sur scène ? Cette question pose le grave problème du hiatus entre les règles classiques de la dramaturgie – en particulier la règle de bienséance – et la force du mythe, d’autant plus que Shakespeare avait pour ferme intention l’écriture des pièces non pas destinées à être lues, mais à être jouées, vues, éprouvées. Shakespeare nous jette, à travers l’appropriation de ce mythe, au cœur du problème de la restitution. Comment entretenir la force subversive du mythe qui dévoile les plus sombres tréfonds de la nature humaine ? Blanche McIntyre avec la Royal Shakespeare Company (RSC), dans sa version moderne de 2017, s’essaie à répondre à ce défi en jouant cette scène sanglante. Mais les règles de la réception ont tôt raison de la vigueur de l’imagination mythique et dramaturgique : elle choisit de dissimuler les mutilations faites à Lavinia. Jouer cette scène de cette façon préserve certes le public de l’horreur, mais le sépare aussi de la raison d’être de la scène jouée, qui est celle de la réécriture ovidienne. Tout se passe dans l’ombre. Aussi ne faut-il pas alors s’étonner de l’ignorance du public contemporain du lien étroit entre Ovide et Shakespeare. Or, est-ce là respecter à la lettre le corps du texte, et par-là même le mythe d’Ovide, ou bien le trahir ?  Ne faudrait-il pas préférer une version cinématographique plus réaliste où aucun détail n’est négligé – comme la version de la BBC de 1985 dirigée par Jane Howell où Lavinia est mutilée face à ses spectateurs. Tout spectateur alerte ne peut légitimement s’interdire d’observer ce paradoxe suivant lequel le septième art serait peut-être plus apte, théâtralement, à rendre compte de la force du mythe retranscrit par Shakespeare, là où le théâtre classique lui-même, contemporain à l’auteur anglais, semble impuissant à la restituer.

Le problème de la restitution est d’autant plus grand qu’il s’applique, au-delà de la mise en scène, à la versification elle-même. Shakespeare prend ce problème à bras le corps et assume formidablement ce défi, en décrivant l’horreur par le matériau poétique de l’émerveillement via le fameux pentamètre iambique, qui alterne syllabes accentuées et non-accentuées et représente le vers noble de son siècle. En effet, dès le debut de la scène, Lavinia est dépeinte à travers la perception de son oncle Marcus :

MARCUS: « Speak, gentle niece. What stern ungentle hands
 Hath lopped and hewed and made thy body bare
 Of her two branches, those sweet ornaments
Whose circling shadows kings have sought to sleep in […]

Dis, tendre nièce, quelles mains rudes et ignobles
Ont élagué, taillé et dénudé ton corps
De ses deux branches, ces doux ornements,
Cercle d’ombre où des rois ont cherché à dormir […] »   (II,4.16-19)

Lavinia est dès lors comparée à un arbre, ce qui est donc une référence directe aux Métamorphoses d’Ovide ; elle se voit métamorphosée en un arbre effeuillé. Et contrairement à ce que l’on pourrait espérer face à une telle violence, l’audience n’est pas face à des vers de piètre qualité mais à des vers très soignés, réguliers virant au sublime. Ces accentuations toniques : « hands », « bare », « branches », « ornaments », « sought » and « sleep », nous invitent à contempler le corps de Lavinia et plus particulièrement sa nudité, son effeuillage. Lavinia se voit alors sublimée voire même déifiée – elle devient l’illustre arbre d’Ovide… alors qu’elle est lacérée, mutilée, aux antipodes du beau. Shakespeare joue de ce pouvoir poétique consistant à retranscrire l’abominable par le moyen du beau. En effet, face à un tel crime, l’audience ne pouvait que s’attendre à une scène en prose. Or Shakespeare ose le pari de la poésie jusque dans l’horreur en usant de la versification rythmée par le pentamètre iambique et c’est là peut-être un moyen pour le barde de palier cette perte interprétative théâtrale voire cinématographique.