Nietzsche a bien montré les deux visages du nihilisme. L’un est le nihilisme passif. Il dévalorise ce qui est, au profit de ce qui « devrait » être. C’est un nihilisme de critique du monde réel. C’est, pour faire court, le nihilisme de Schopenhauer. L’autre nihilisme est ce que Nietzsche appelle un nihilisme actif. C’est un bon nihilisme. Il met à terre ce qui tombe. Il accélère la chute de ce qui est en train de mourir. Et ainsi, il aide à la renaissance de ce qui est sain. Le nihilisme russe est l’un des plus importants courants de pensée traversé par cette question du nihilisme. Il n’échappe pas aux contradictions qu’avait vues Nietzsche, entre nihilisme passif, négatif, et nihilisme actif, affirmatif. Explications.
Tourgueniev emploie le mot nihiliste dans Pères et fils (1861).
« – Voulez-vous que je vous dise exactement, mon oncle, quel homme est Bazarov ?
– Je t’en prie, mon cher neveu.
– Il est nihiliste.
– Comment ? demanda Nicolas Petrovitch […]
– Il est nihiliste, répéta Arkadi.
– Nihiliste, dit Nicolas Pétrovitch, cela vient du latin “nihil”, “rien”, autant que je puis en juger ; donc ce mot désignerait un homme qui… qui ne veut rien. »
Ne rien vouloir, c’est la définition même d’un nihilisme passif. Raffinons tout de même l’explication. Bazarov est défini chez Tourgueniev comme « un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe sans examen, quel que soit le respect dont ce principe est entouré ». Rien sans examen ? Mais on croirait lire Descartes ! Bazarov, chez Tourgueniev, ne croit qu’en la science. En d’autres termes, il croit en ce qui existe de manière autonome, par un mouvement qui échappe à l’homme. Il y a ainsi une part de nihilisme actif chez Bazarov : il faut selon lui que l’homme se déprenne de lui-même au profit de la science. Pourquoi la science comme remède ? Parce que le nihilisme russe veut délivrer, par la science, la culture, et l’homme, du romantisme. Le romantisme selon Bazarov est tout ce qui est culture non scientifique. Ce nihilisme est parfois défini comme un « réalisme », ainsi par Dimitri Pissarev (1840-1868), membre du cercle de Tchernychevski. « La nature n’est pas un temple, mais un atelier », écrit-il. Il dit encore : « J’aimerais mieux être un cordonnier russe qu’un Raphaël russe. »
C’est une permanence du nihilisme russe que de vouloir désenchanter le monde. Le nihilisme prétend vouloir voir clair. Et voir clair, c’est voir le rien. C’est voir la non-valeur des choses. Là encore, nous sommes proches d’un nihilisme passif au sens de la grille de lecture de Nietzsche. Le réel, ce qui est là, ne vaudrait rien. Au profit de ce qui n’existe pas ? Existera peut-être demain ? ou plus probablement jamais ? Mais il y a d’autres visages du nihilisme russe. Ainsi Tchernychevski, le « réaliste » déjà cité, auteur d’un roman nommé Que faire ?, comme le futur essai politique de Lénine, est le théoricien d’une société paysanne, libérée de l’exploitation. Il nie la légitimité de l’autocratie, mais c’est avant tout un populiste et un socialiste. Il n’y a rien de nihiliste passif chez lui, même si on l’assimile parfois aux nihilistes. Il croit que dans le réel, il y a la science, et que celle-ci, prise en main par l’homme, peut le libérer de l’exploitation. Il ne nie pas son époque, il veut la devancer, il veut, selon ses propres mots « prédire l’aurore qui allait se lever et [avoir] le courage de saluer sa venue ». Bref, il part toujours du réel, du moins tel qu’il le voit. C’est un nihilisme actif au sens de Nietzsche : il s’agit d’accompagner la chute de ce qui va tomber. Et doit tomber, car on ne se débarrasse pas facilement d’un jugement de valeur sur le réel.
Les nihilistes combattants révolutionnaires créent le mouvement Volonté du peuple, qui assassine le Tsar Alexandre II en 1881. Dostoïevski fait un tableau radicalement critique du nihilisme dans Les Démons (1871) – à cette époque, il n’a pourtant pas tout vu du nihilisme russe. Le nihilisme est décrit comme une destruction de toute la spiritualité russe. Ce nihilisme a beaucoup à voir avec l’anarchisme, et cet anarchisme n’est pas seulement un refus du pouvoir de l’État, mais un refus de tout pouvoir institué. De quel nihilisme s’agit-il dans la critique de Dostoïevski ? D’un nihilisme passif. Les nihilistes en question nient la religion, or, la religion fait partie du réel. Les nihilistes russes pensent que le monde « devrait » être sans religion. C’est une forme de nihilisme passif selon Nietzsche car le devoir être est privilégié à l’être. Mais Nietzsche refuse aussi les consolations, Or, sous cet angle, il n’est pas absurde de dire que ces nihilistes affirment une forme de nihilisme actif, si on considère que la religion est une consolation (et bien d’autres choses encore, mais elle est aussi cela). Nos nihilistes russes sont alors, à la fois des nihilistes passifs et actifs. Ambiguïté du nihilisme.
Aider à faire tomber ce qui tombe ou tout faire tomber ?
Les nihilistes croisent les anarchistes sans se confondre avec eux. On fait parfois remonter à très loin les origines de l’anarchisme russe. Au XVIIe siècle, Avvakoum Petrov (1620-1682) refuse les réformes modernistes de l’Église et développe une vision panthéiste du christianisme. C’est le début du mouvement des orthodoxes Vieux Croyants. Ce n’est évidemment pas un mouvement nihiliste (le mot n’existe pas), mais c’est une forme d’anarchisme antimoderne. C’est un archéo-anarchisme. Les nihilistes anarchisants russes se réclamèrent aussi de Vissarion Bielinski (1811-1848). Cet intellectuel socialiste s’inquiétait des risques d’écrasement de l’individu par la collectivité. C’était son point commun avec les anarchistes. Un lien entre Avvakoum Petrov et le nihilisme ? Cela ne peut être qu’une forme de nihilisme actif, positif, qui veut faire tomber le mythe du progrès de la religion – comme si une religion pouvait « être en progrès ». Et c’est déjà une critique du mythe du progrès en général.
Bakounine donne sa figure moderne à une forme spécifiquement russe du nihilisme. C’est un nihilisme anarchisant. Mais Bakounine est plus nihiliste qu’anarchiste. Nous verrons qu’il est peut-être même autre chose que nihiliste. Sa devise est « la passion de la destruction ». Antimarxiste, notamment par antigermanisme, il est aussi slavophile et antioccidental. Il écrit au Tsar Nicolas Ier qu’il faut à la Russie « un pouvoir dictatorial fort ». La rencontre de Bakounine avec Netchaïev teinte le nihilisme d’un cynisme qui se veut machiavélien mais dont on peut se demander s’il n’est pas plutôt sadien. Bakounine finit par s’en effrayer. Il avait écrit avec Netchaïev Le Catéchisme révolutionnaire (1868), faisant l’apologie de l’élimination physique des opposants (une leçon que les bolcheviks sauront retenir). « Dur envers soi-même, le révolutionnaire doit également être dur envers les autres. Tous les tendres sentiments qui rendent efféminés, tels les liens de parenté, l’amour, la gratitude, l’honneur même, doivent être étouffés… », écrit Netchaïev dans son Catéchisme (il semble en avoir écrit la plus grande part). Où est le nihilisme chez ces deux auteurs ? Il n’est pas passif. Ils n’opposent pas un monde qui devrait être à un monde réel. Ce qu’ils affirment, c’est le moment même de la destruction. Nihilisme actif alors ? Non plus. En effet, il ne s’agit pas pour eux d’aider à faire tomber ce qui tombe. Mais de tout faire tomber. Nous sommes dans un rapport sadien au monde plus que dans le nihilisme.
Kropotkine, de son côté, est très en retrait par rapport à ces idées. Selon lui, la fin ne justifie pas tous les moyens. N’excluant certes pas l’action violente, il n’en fait pourtant pas – et de moins en moins – la panacée. Il finira par se tourner vers le syndicalisme révolutionnaire. Il n’est tout simplement pas nihiliste. Pas plus que ne l’est Tolstoï, qui, dans Résurrection (1899) montre sa sympathie pour la secte des « fuyards », des rebelles, des « anarques », qui ne pratiquent pas l’action violente, mais refusent de jouer le jeu de l’intégration sociale. Pas plus que n’est nihiliste Makhno, anarchiste et indépendantiste ukrainien, qui représente un anarchisme vitaliste et populiste, ou encore un communisme libertaire antibolchevik. On a eu un peu trop tendance à voir, en Russie, des nihilistes partout.
Pierre Le Vigan