Ne sachant que faire d’une œuvre obstinément dévolue à la célébration de l’âme et de l’éternité, on décida de rappeler Marguerite Yourcenar à sa condition moderne de femme en faisant d’elle la première à entrer à l’Académie française. Ce vague rôle de « romancière humaniste », qu’elle dédaigna au point de ne pas même faire l’effort de le rejeter, s’évapore au premier contact de ces mots qui célèbrent la terre des hommes, le ciel de l’esprit et les racines qui lient les premiers au second.
Les années, à mesure qu’elles ont passé sur cette figure imperturbable, semblent y avoir effacé toute trace de faiblesse. La sérénité solennelle qui s’en dégage la ferait presque ressembler à un masque, si les yeux clairs, du fond desquels jaillit le feu de la vie, ne perçaient au travers de l’épaisse argile de la peau. Contrairement à ces visages de vieillards que l’âge, une fois sa tâche accompli, semble subitement refondre pour y tailler de nouveau les traits imprécis de l’enfance, celui de Marguerite Yourcenar paraît avoir vaincu le temps. Ses contours ne lui appartiennent plus. On les retrouve dans le marbre auguste de ces statues érigées par de lointains empires. Ils sillonnent la toile encore chaude de ces austères portraits médiévaux. Partout où l’homme a tenté de graver le signe de son passage dans le monde, dans la pierre comme dans les livres, c’est ce même visage qu’il a inlassablement dessiné.
Difficile en effet de discerner, derrière ce front plein d’éminence et ce sourire indéchiffrable, la part due au hasard – celle qui, le faisant naître ici plutôt qu’ailleurs, un siècle plus tard ou plus tôt, d’un sexe ou de l’autre, sculpte dans la matière humaine la silhouette distincte de l’individu, tel qu’il se nommera bientôt. Le mystère de cette irrémédiable condition commune à tous les êtres, et qui les rend cependant irréductibles les uns aux autres, a obsédé Marguerite Yourcenar toute son œuvre durant. Tout dans ce visage paraît familier. Pas une expression qui ne rappelle l’attendrissement maternel après une réprimande, pas un hochement de sourcil qui n’évoque la curiosité ingénue de la petite fille, pas un regard qui ne ressemble à celui du professeur avide d’instruire. Rien de ce qui se joue sur le visage de Marguerite Yourcenar n’est totalement étranger à celui qui le contemple. Il semble appartenir tout entier à l’humanité qui s’y reflète.
Bien sûr, les joues charnues et l’air presque naïf trahissent le sang flamand qui bouillonne dans les veines de cette descendante des Cleenewerck de Crayencour. Le tempérament de cette très ancienne aristocratie du Nord transparaît encore un peu par endroit, mais pour combien de temps encore ? Les traces de la race semble de plus en plus englouties. Elles s’effacent sereinement sous un flot plus vaste, plus profond. La vieille cité de Bailleul, les écrits de l’ancêtre Octave Pirmez, les milliers d’hectares de fermage… On n’en est plus là. Les mains élégantes et délicates de Marguerite Yourcenar ne se sont jamais salies au travail : l’argent familial n’est jamais méprisé, quoique l’habit soit toujours sobre et l’étoffe sans éclat, mais au contraire loué pour les faveurs qu’il accorde. L’œil complice, fixant un horizon lointain, semble se délecter de paysages intérieurs que seul l’otium permet de cultiver. Le luxe de la contemplation est goûté avec une gravité de l’ordre du recueillement, dans lequel refleurissent des espoirs qu’on croyait fanés depuis la mort de la Grèce. Marguerite Yourcenar embrasse ses origines aristocratiques avec toute la grandeur d’âme de celle qui ne reniera rien, sans jamais rien revendiquer. Elles lui confèrent une majestueuse humilité, une allure presque dédaigneuse mais sans outrages. La paix a déjà commencé à prendre possession de la chair.
Un portrait vers l’âge de dix ans dévoile un visage interrogatif, étonnement féminin et presque sensuel. La vie semble prête à jaillir de cette gamine aux longs cheveux ténébreux, qui un jour prendront la teinte blême de la cendre avant de se clairsemer. D’ici là, la promesse vers laquelle ce corps à la lascivité enfantine semble tout entier tendu sera bien tenue. Les amours déçues avant l’amour retrouvé, le feu sur l’Europe fuyant une barbarie pour se jeter dans les bras d’une autre, la sérénité enfin, dans l’isolement d’une île américaine… Dans les brasiers où se jettera l’histoire, les flammes de la vie purifieront ce corps de femme pour n’en laisser que le noyau. C’est dans l’éclat de ce joyau ardent, qu’il appelle le cœur, que l’homme tente en vain, toute sa vie durant, d’apercevoir le secret caché depuis la création du monde. Zénon, Hadrien et Alexis parviennent, chacun avec le discernement limité que leur offre la contingence de leur existence, à en contempler un fragment. Il faudrait, pour le voir tout entier, se dépouiller de tout et réduire son être à l’infini. Alors la solution et l’énigme semblent ne plus faire qu’une. Qu’il faille s’y soumettre pour la vaincre, tel est l’impénétrable mystère de la mort. « Plaise à Celui qui est peut-être de dilater le cœur de l’homme à la mesure de toute la vie », lit-on encore sur la tombe de Marguerite Yourcenar.