Emilia Robin : « Pour Pompidou, la littérature est un recours contre le technicisme »

Emilia Robin est spécialiste d’histoire contemporaine et directrice des études à l’Institut Georges-Pompidou depuis 2010. Elle évoque pour PHILITT le rôle majeur de la littérature dans la vie de l’ancien professeur de lettres devenu le deuxième président de la Ve République. 

De Gaulle et Pompidou
De Gaulle et Pompidou

PHILITT : Quels écrivains ont habité l’imaginaire du jeune Georges Pompidou ?

Emilia Robin : Les écrivains français classiques comme Chateaubriand, Hugo, Balzac, Madame de Staël… Ceux qu’on voyait alors scolairement. On retrouve aussi dans son panthéon tous les grands auteurs de la première moitié du XIXe siècle mais aussi d’autres classiques comme Saint-Simon et tous les poètes dramaturges du XVIIe. Pour le XVIIIe siècle, on peut aussi ajouter Voltaire et Montesquieu.

Les liens littéraires et culturels entre de Gaulle et Malraux sont notoires. On connaît moins ceux entre le Général et Pompidou. Cet intérêt commun contribua-t-il à rapprocher politiquement et humainement les deux hommes ? Conversaient-ils sur ces questions ?

Selon moi, cela n’a pas joué car lorsque Pompidou entre au cabinet du Général de Gaulle en 1944, celui-ci cherche avant tout un homme travailleur. Les critères de recrutement, pour parler en termes contemporains, sont pour lui l’efficacité, l’esprit de synthèse, la capacité à être concis et clair. Ensuite, il est évidemment possible qu’au détour d’une phrase, à la fin d’une conversation, lors d’un déplacement en province par exemple, ils aient pu discuter littérature. Mais si Pompidou était un proche du Général, ce n’était pas un intime. Les deux hommes ne se fréquentaient pas dans la vie privée. Un exemple : ils n’ont jamais passé de séjour ensemble à la Boisserie, la propriété du Général. Si ces conversations ont donc probablement existé, au moins brièvement, il n’y a pas de trace de ces échanges dans les sources.

Que nous dit l’anthologie poétique de Pompidou sur ses goûts dans ce domaine ? Sont-ils aussi classiques qu’on a pu le dire ?

Oui,  ils sont classiques, sans aucun doute. Cela étant, ils ne sont guère différents de ce qui est proposé de nos jours dans une anthologie de la poésie. À ceci près qu’ils s’arrêtent pour Pompidou au début du XXe siècle. Il dit lui-même dans la préface de l’anthologie qu’il s’est limité aux poètes morts. Mais il appréciait Aragon, Prévert, Francis Jammes  ou Marie Noël  par exemple, alors encore vivants. Il est également probable que ses goûts personnels étaient plus modernes que ceux que l’anthologie présente. Mais celle-ci est tout de même plus variée que les anthologies classiques. Il y a ainsi beaucoup de poètes du XVIIe que nous ne connaissons plus aujourd’hui. De même pour le XIXe, de nombreux poètes considérés comme mineurs ou oubliés de nos jours sont évoqués par Pompidou quand, aujourd’hui, on se contente trop souvent de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé.

Dans de nombreux écrits ou interventions, Georges Pompidou livre des analyses sur  sa conception de la civilisation et de la crise qu’elle commence à connaître dans les années 1960-1970. Serait-il excessif de dire que sa vision du monde dans ce domaine fut alors souvent prophétique ?

Pompidou en pleine lecture
Pompidou en pleine lecture

Prophétique n’est pas le bon mot. Cela signifierait qu’il était le seul à le voir. Or, dans les années 1960, beaucoup de gens sont conscients de ce qu’il se passe. Pompidou n’est pas le seul à percevoir la crise de civilisation qu’il signale régulièrement. La littérature de sciences-fiction en est un exemple. Barjavel, à la même époque, écrit des romans qui opposent un univers techniciste et déshumanisé, aboutissant à une catastrophe, contre un univers poétique agricole, parfois réactionnaire. Pompidou réalise le même type de réflexion pour fonder ses analyses politiques. Dans un entretien de 1970, il écrit ainsi : « Je suis de ceux qui pensent que dans cinquante ans la fortune consistera à pouvoir s’offrir la vie du paysan aisé du début du XXe siècle, à bien des égards, c’est-à-dire de l’espace autour de soi, de l’air pur, des œufs frais, des poules élevées avec du grain, etc. On y ajoute des piscines et des automobiles, mais ce n’est pas une modification fondamentale, il reste le besoin d’air, de pureté, de liberté… » Ce qui est très bien vu sur l’idéal actuel d’équilibre entre la technique et la recherche d’authenticité. Ce type de discours était rare venant d’un politique, mais il ne l’était pas dans les revues littéraires comme la vôtre par exemple, les revues savantes, les revues de société ou d’anthropologie pour lesquels c’était alors une analyse assez fréquente.

La défense de la langue française tout comme sa modernisation firent partie des combats politiques du président Pompidou. Comment mena-t-il ce combat pour la francophonie ?

Cela commence plus tôt. Dès 1966, avec la création du Haut comité pour la défense de la langue française. Pompidou prononce alors un discours où il explique le rôle et les fonctions de ce Comité. Il y évoque déjà la question de la défense de notre langue face à l’anglais mais l’intégration d’autres apports à celle-ci et sa promotion sur le plan international. C’est le premier geste politique dans ce domaine. Ensuite, il effectuera régulièrement des prises de parole sur le sujet, comme à Bruxelles en 1971. Pour lui, il s’agit alors de défendre le français dans les institutions européennes face à l’anglicisation qu’il voit venir avec l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe. Il va ensuite promouvoir la francophonie au sens institutionnel du terme. Celle-ci repose beaucoup sur son amitié avec Léopold Senghor. D’ailleurs, sa sensibilisation à la littérature francophone non française lui vient de son amitié avec l’auteur sénégalais.

Toujours partagé entre les humanités classiques et son goût pour les avant-gardes artistiques, Pompidou est un homme fascinant par ses contradictions. On le sait passionné d’art contemporain, mais appréciait-il la lecture des auteurs de son époque également ?

Oui, il évoque ceux-ci dans un entretien au Figaro littéraire en août 1966. Il mentionne alors Marguerite Yourcenar, Michel Butor ou Nathalie Sarraute. Différents écrivains du Nouveau roman, qu’il a probablement pour la plupart tous lus. Il s’intéresse ainsi à Georges Perec ou au mouvement de l’Oulipo. Il se tient au courant de la littérature de son temps, même s’il faut nuancer en fonction des périodes. Dans les années 1950 et 1960, il a encore du temps. Le travail à la banque n’est pas si prenant qu’il peut l’être de nos jours. Il peut alors visiter les galeries d’art mais aussi prendre du temps pour la lecture. Il rencontre alors de nombreux écrivains et critiques littéraires, tout particulièrement grâce à son amitié avec les Lazareff, propriétaires de France-Soir.  Ensuite, en tant que Premier ministre puis président de la République, même s’il consacre presque exclusivement ses loisirs à la lecture, il a de moins en moins le temps de lire.

Peut-on dire que sa part littéraire joua un rôle central dans sa conception de l’engagement politique ?

C’est la question centrale de son discours « Poésie et politique » à la Comédie-Française en 1969. Pompidou a d’ailleurs souvent évoqué ce sujet. De nombreuses fois lui a été posée la question de la place de la littérature dans sa vie politique en tant qu’ancien enseignant de lettres et amoureux de la poésie. Son discours de 1969  se présente sous l’aspect d’une dissertation assez classique sur poiésis et praxis, l’un tourné vers la production littéraire, l’autre vers l’action pratique. Mais selon moi, au-delà de cela, pour Pompidou, les choses de l’esprit sont ce qui fait la différence entre la survie et la vie. C’est ce qui permet de s’élever au dessus du quotidien, c’est la vie de l’esprit, qu’elle soit sous forme littéraire ou artistique. Pour lui, le fonctionnement est similaire pour une société. Un pays tourné uniquement vers la production matérielle n’assurerait pas en effet sa survie en tant que nation sans la vie de l’esprit. D’où sa préoccupation à ces questions de civilisation et ses références constantes à la dimension humaine ainsi que sur la nécessité de ne pas tomber dans le technicisme malgré les grands projets urbains et industriels de son temps. La littérature incarne un vrai recours contre ce risque et présente pour lui une forme de transcendance qui doit se défendre également par l’action politique. Cette dernière doit prendre en compte les questions de défense de la civilisation, de la vie de l’esprit, de l’aspiration à la culture et au développement personnel. C’est ce qui explique l’apparente contradiction, et en réalité la profonde cohérence, entre le projet économico-industriel de Georges Pompidou et son attachement à l’art moderne tel qu’il s’est concrétisé dans le centre Beaubourg.

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