La célébration de la France est au cœur des textes de Péguy, Bernanos ou même Bloy. Mais la représentation que ces écrivains se font de leur patrie diffère sensiblement de l’exaltation barrésienne de la France charnelle. Éventail de leurs positions respectives.
On réduit trop souvent la distinction entre patriotisme et nationalisme à une différence de degré, voire à une antithèse morale, le second faisant alors l’objet de vives suspicions, tandis que le premier est autorisé à s’exprimer, pourvu qu’il modère par des précautions oratoires les passions qu’il pourrait enflammer. Cette présentation du problème omet simplement un paramètre historique. Tandis que le patriotisme est une ancienne vertu, christianisée depuis longtemps et recommandée par l’Église comme un prolongement naturel du quatrième commandement, le nationalisme constitue un pur produit du monde moderne, indissociable de la sécularisation et de l’émoussement du sens de la transcendance.
C’est peut-être chez Maurice Barrès que l’on trouve la formulation la plus nette de ce nationalisme horizontal. Dans une conférence tenue en 1899, l’auteur du Culte du Moi se demande sur quelle réalité fonder la conscience française et apporte à cette question – certes urgente, dans le contexte de la rivalité franco-allemande – une réponse restée célèbre : « Il faut raciner les individus dans la terre et dans les morts ». La France de Barrès ressemble au platane des Invalides qu’admirait Taine, dont le secret de la vigueur gît « sous le sol, dans la douce humidité, dans la nuit souterraine », cependant que l’arbre déploie en surface sa « masse puissante de verdure » (Les Déracinés). C’est un organisme vivant, solidement implanté sur son territoire et irrigué comme d’une sève montante du sang ancestral. On imaginerait difficilement conception moins spirituelle.
Le nationalisme barrésien ne se contente d’ailleurs pas de se théoriser en dehors de toute référence à la spiritualité. Barrès se méfie ouvertement de ceux qu’il appelle les « métaphysiciens », ces penseurs qui font de la France un « théorème » alors qu’elle relève avant tout du « monde sensible » (La Terre et les morts). Toute métaphysique patriotique lui paraît suspecte, trop abstraite pour mobiliser « l’énergie nationale », et surtout trop susceptible de diviser les Français entre eux. Bien-sûr, Barrès lui-même ne fut pas toujours fidèle à ce mot d’ordre matérialiste. Dans La Colline inspirée, roman magnifique, son amour de la « vieille Lorraine mystique » se nourrit de l’esprit de la prairie. Mais il s’agit là, de l’aveu même de l’auteur, d’une religiosité primitive et mal décantée, qui a partie liée avec un panthéisme romantique et un néopaganisme de légende. Autant dire que cette spiritualité, du reste prodigue en songes poétiques, peine à s’extraire de sa gangue terrestre.
À la jonction du temporel et du spirituel
Il se trouve à la même époque des écrivains catholiques pour maintenir et enrichir une autre vision de la France. Héritiers du legs immatériel de la fille aînée de l’Église, ils se réclament d’un patriotisme traditionnel et non du nationalisme laïc. Il ne s’agirait pas néanmoins d’estomper leurs différences. La part du spirituel, chez ces derniers, peut être plus ou moins grande par rapport à celle du temporel.
Péguy tient peut-être la position la plus équilibrée, lui qui ne cessa dans les dernières années de sa vie de méditer sur la « perpétuelle inscription de l’éternel dans le temporel et du spirituel dans le charnel » (Victor-Marie, comte Hugo). À partir de la crise de Tanger, en 1905, le rédacteur en chef des Cahiers de la quinzaine prend conscience de la menace que l’Allemagne fait peser sur la France. Il se fait alors le chantre d’une patrie terrestre qu’il découvre périssable. Son lyrisme entêtant renoue avec les rythmes médiévaux des Mystères et épouse la cadence alentie du pèlerinage vers Chartres. Péguy arpente en vers la plaine de la Beauce, mêlant dans une même ardeur et son amour du paysage d’or blond et sa foi retrouvée. Avec l’océan de blé, c’est toute la France qu’il voudrait présenter à Notre Dame. La patrie terrestre est dotée d’une dimension sacrée, non pas comme chez Barrès à cause de l’esprit de la nature et de celui des ancêtres, mais parce que « les cités charnelles […] sont le corps de la cité de Dieu » (Ève). Sacralité d’autant plus grande, dans le cas de la France, que cette dernière est l’objet d’une dilection, d’un amour préférentiel du Créateur. La patrie de Jeanne d’Arc lui fournit « ses témoins préférés », « ses meilleurs serviteurs », et l’espérance – la vertu préférée de Péguy – y semble avoir élu résidence (Le Mystère des saints innocents). Aussi la France apparaît-elle « par droit divin, comme une reine des nations » et ne s’attaque-t-on jamais à elle, comme en 1870 et en 1914, sans commettre une sorte de sacrilège (Par ce demi-clair matin).
Il découle de cette prééminence spirituelle que le patriotisme doit rester une mystique. C’est même le point de fusion de la mystique chrétienne et de la mystique républicaine, ces sœurs jumelles qui s’ignorent. Lorsqu’il se dégrade en politique, le patriotisme perd de vue l’essentiel, car il ne se préoccupe que des intérêts matériels de la France, au risque de lui faire perdre son âme. Pendant « l’Affaire », les anti-dreyfusards n’ont été ainsi obnubilés que par le « salut temporel » de la patrie, tandis que les dreyfusards ont considéré en priorité son « salut éternel » (Notre jeunesse). Les premiers ont voulu défendre son corps, les seconds seuls se sont souvenus qu’elle avait aussi une âme, et que sauver le corps au prix de l’âme n’avait aucun sens.
L’incarnation plutôt que l’enracinement
Une trentaine d’années après Péguy, Bernanos part du même postulat que ce dernier. La France est une patrie terrestre et une patrie mystique, « une aventure spirituelle entreprise par des hommes qui ont plus que les autres le sens du réel et du charnel » (Lettre aux anglais). L’auteur de Sous le soleil de Satan et du Journal d’un curé de campagne a lui aussi un attachement profond pour son pays natal. Ses romans se déroulent majoritairement dans l’Artois brumeux de son enfance, dont il regrettera jusque sous le soleil de Majorque les paysages « pleins d’un murmure de feuillage et d’eau vive » (Les grands cimetières sous la lune). Il aime aussi le peuple français, cette « race douce et forte » (La grande Peur des bien-pensants) qu’il a la sagesse de ne pas idéaliser, et dont il assure connaître les qualités et les défauts. Mais cette enveloppe terrestre et charnelle, cet amalgame de particularités naturelles est surtout animé de l’intérieur par une flamme divine. De toutes les nations, la France est « la seule qui soit entrée toute entière, de plain-pied, dans le Nouveau Testament, qui ne relève que de la Nouvelle Loi » (Lettre aux anglais). Les autres veulent séduire ou être craintes, la France seule veut être aimée. Elle a dépensé pour cela « plus d’héroïsme et de folie qu’il lui en eût coûté pour gagner dix empires ». Cette inscription néo-testamentaire est le signe d’une vocation, celle de « maintenir le monde à l’intérieur de l’Humain » (Le Chemin de la Croix des Âmes), à rebours du totalitarisme athée, de la démocratie matérialiste, et de la contre-civilisation technicienne qui est à l’horizon de tous les deux. À une époque moderne qui renie l’Évangile, la France rayonne par sa dimension théologale et tout homme peut puiser dans « la foi, l’espérance et la charité françaises » (Le Chemin de la Croix des Âmes).
Bernanos outrepasse alors la conception péguyste. La France charnelle et la France mystique entretiennent les mêmes rapports que l’Église visible et l’Église invisible. Non seulement celles-ci et celles-là ne se recouvrent pas, mais les premières peuvent trahir les secondes. La France munichoise puis pétainiste apparaît ainsi au polémiste catholique comme l’antithèse de la patrie qu’il se représente. C’est la raison pour laquelle le patriotisme de Bernanos se pense sur le modèle chrétien de l’incarnation plutôt que sur celui de l’enracinement. Si les Français manquent à la France, cette dernière peut s’incarner dans une autre population, sur un autre territoire. Bernanos en a la confirmation en plein sertão brésilien, quand il découvre des villages misérables, « perdus dans la basse forêt tropicale, mais où la France est partout présente » (La liberté pour quoi faire ?). Plus mystique que celle de Péguy, la France de Bernanos est donc moins étroitement reliée à des contours géographiques et humains.
Un symbole du Royaume de Dieu dans l’Histoire
À l’extrémité de ce spectre de représentations, Léon Bloy présente enfin – parmi les écrivains catholiques de son temps – la vision la moins charnelle de la patrie. Le « pèlerin de l’absolu » se déclare étranger à la « nostalgie des vallées obscures où prospère la rhétorique des chauvins » (Sueur de sang). On chercherait en vain dans son œuvre une évocation du terroir chargée d’affectivité. Il ne semble pas non plus porter à ses compatriotes une affection excessive. Si ces derniers sont moins infâmes que les prussiens ou les anglais, la révolution de 1789 pèse sur eux comme un second péché originel : après un siècle de dégringolade, il serait absurde de s’illusionner sur les « trente millions de renégats recensés par la République soi-disant française » (Exégèse des lieux communs). Purement mystique, la France bloyenne est dissimulée sous ses apparences visibles plutôt qu’elle ne s’y incarne. Elle est revêtue de cet aspect sensible comme l’Esprit-Saint d’un « travestissement inimaginable », c’est-à-dire comme d’un voile recouvrant le mystère de son identité symbolique. Son éminente dignité n’apparaît que dans une perspective providentialiste et à l’échelle de l’Histoire : la France est la figure, presque le reflet, du Royaume de Dieu à travers les siècles. Elle n’est pas seulement une patrie néo-testamentaire, comme l’affirmera Bernanos : elle offre au monde « quelque chose comme le Nouveau Testament continué » (Le Fils de Louis XVI). Ses héros, de Jeanne à d’Arc à Napoléon, l’attestent assez, qui retranscrivent allégoriquement dans leurs actes la geste divine.
Plus qu’une vocation à suivre, la France a par conséquent un rôle eschatologique à assumer. En exégète subversif, Bloy décèle dans l’Écriture des allusions cachées à son pays. Le bien-aimé du Cantique des cantiques, qui « paît au milieu des lys, jusqu’à ce que le jour naisse et que se dissipent les ombres », ou le coq de l’Évangile, auquel il est demandé à Pierre de prendre garde, lui paraissent annoncer la part active que la France prendra à l’Apocalypse. En ce sens, la France a une parenté secrète avec Israël, dont la conversion finale aussi est supposée précipiter la fin des temps : « L’estampille de l’une et l’autre race paraît être la nécessité divine, l’ineffaçable et irréfragable Décret qui les associe pour jamais aux vicissitudes providentielles. […] Le dénouement du drame de l’Homme est à leur merci. » (Le Fils de Louis XVI). Le patriotisme mystique de Bloy rejoint ainsi son philosémitisme paradoxal, à l’opposé du nationalisme antisémite de Drumont.
Du nationalisme laïc au patriotisme chrétien, il y a donc peut-être une différence de degré et une différence morale. « Je ne fais pas de mon pays une idole, je ne lui sacrifierais pas le reste de l’humanité », écrit noblement Bernanos (Le Chemin de la croix des âmes). Mais ces deux sentiments ne se rapportent pas, en réalité, au même objet. Le dégradé de représentations, d’une France charnelle à une France mystique, montre assez que la seconde n’est pas le prolongement naturel de la première. Le temporel et le spirituel s’articulent toujours, mais au terme d’une dialectique où la matière n’apparaît ni comme un support stable ni comme un signe transparent de la transcendance. En langage bergsonien, le nationalisme est statique, le patriotisme, dynamique. L’un se repose sur lui-même, l’autre oblige.