Pour l’écrivain mystique Ernest Hello, la critique littéraire pourrait être d’une grande noblesse si elle n’avait cédé à plusieurs écueils qui la compromettent. Parmi eux, la volonté de préservation du monde des lettres, l’incompréhension face aux excès du génie et le manque de générosité qui empêchent l’avènement de la critique de « l’amour infini ».
Nous avons tous les jours l’occasion de voir s’exercer une critique littéraire médiocre quand elle n’est pas vile. Cela tient principalement au fait que la critique – qui constitue une partie du journalisme – est un milieu. L’appartenance à un milieu implique certaines obligations qui, si elles sont tout à fait louables dans la vie de tous les jours, deviennent alors déshonorantes. Parmi ces obligations, celle qui vient spontanément à l’esprit est la suivante : rendre service à un ami. En réalité, la véritable critique implique un renversement des bonnes mœurs que le milieu rejette pour se préserver, un renversement qui peut se résumer en une formule lapidaire : ne jamais rendre service à un ami.
Tant que la critique littéraire rendra service à ses amis, elle ne saura s’élever à la hauteur de la tâche qui lui incombe, elle ne saura devenir la « Conscience de l’Art » qu’appelait de ses vœux Ernest Hello. Tant que la critique inquiétera de blesser celui avec qui elle a dîné hier, tant qu’elle ménagera celui qui, ailleurs, a dit du bien d’elle, tant qu’elle délaissera l’homme de talent extérieur au milieu pour valoriser l’homme médiocre intégré au sérail, elle n’existera pas. « Si la critique littéraire existait aujourd’hui à Paris, la face du monde serait changée en huit jours », prévient Hello. Mais ceux qui tiennent les rênes du monde des lettres n’ont aucun intérêt à ce que tout change. C’est pourquoi ils condamnent la critique littéraire à ne pas exister, à n’être qu’une « bavarde lâche et complaisante ». Ce phénomène de verrouillage du monde des lettres – où les signatures ne comptent que si elles ont été initiées – est un topos de la littérature du XIXe siècle. Balzac en a fait un portrait saisissant dans Illusions perdues à travers la destinée de Rubempré. Plus tard, Bloy critiquera avec virulence dans Le désespéré les accommodements et la petitesse de ce milieu qu’il exècre.
Tout ce qui est modéré est insignifiant
On imagine facilement le directeur d’une grande revue littéraire, trop habitué à célébrer la gloire de Jean d’Ormesson, citer le mot de Talleyrand – « Tout ce qui est excessif est insignifiant » – pour condamner par avance les vitupérateurs dont les gueulantes ont pour lui un certain charme mais ne doivent, en définitive, pas être prises au sérieux. À ses yeux, elles découlent d’une jalousie ou d’un manque de reconnaissance, mais ne sont jamais motivées par une indignation légitime ni par la laideur objective de certains comportements ou traits moraux. Attardons-nous sur la phrase de Talleyrand, peut-être la phrase la plus bête, la moins juste, la moins en adéquation avec la réalité, qui n’ait jamais été prononcée. Cette phrase, quand on la cantonne au domaine de la littérature, fait de Dostoïevski, de Péguy, de Céline, de Bloy, des écrivains « insignifiants ». Cette phrase n’existe que pour conférer une fausse noblesse, une élégance sans grâce à ceux qui occupent le haut du pavé et qui méprisent la saine colère de ceux qui sont en bas.
La littérature « excessive » déborde en réalité de sens. Elle signifie infiniment plus que cette prose exsangue, que cette littérature « modérée », c’est-à-dire sans énergie et sans idées, adorée par la critique institutionnelle. L’excès, la démesure, qu’ils soient relatifs au fond ou à la forme, est une des caractéristiques du génie. Le projet littéraire d’un Balzac, consistant à rendre compte de la totalité du réel dans la Comédie humaine, ou celui d’un Dostoïevski, consistant à diagnostiquer le malaise spirituel qui frappe la Russie, relève d’une ambition presque surhumaine. La critique ne reconnaît pas le génie car elle ne le comprend pas. Elle est effrayée par ces ogres débordant de vie, par ces productions parfois imparfaites mais d’une profondeur inégalée. « Pour se venger, elle montre, dans les conceptions du génie, la virgule qui manque, – et la médiocrité applaudit. » À ces grands hommes qui l’écrasent et qui l’humilient, elle préfère les ambitions qui lui sont accessibles, à savoir « les petites choses, les petites proportions, les projets mesquins, les niaiseries accoutumées, les timides inepties qu’on lui sert ordinairement ».
« Craignant que l’homme armé d’une idée ne pousse un cri qu’on n’ait pas l’habitude d’entendre, elle préfère, et de beaucoup, ceux qui écrivent pour ne rien dire ; ceux-là lui sont plus soumis : elle se complaît et se reconnaît en eux. » La critique refuse les excès propre à l’art car elle abhorre ce qui est vivant. Elle entretient le culte du passé et le culte du milieu. « Molle et morte, elle aime ce qui est mou et mort. » La critique sans envergure, celle qui n’est pas éveillée à la « Conscience de l’art », se persuade que le génie littéraire appartient seulement au passé, d’où son indifférence à la grandeur présente, trop occupée qu’elle est à entretenir la gloire factice de ses amis et la sienne propre. Son esprit est déformé puisqu’elle pense que « les grands hommes n’ont jamais été jeunes, ni même vivants ; que de tout temps ils étaient anciens, mort depuis quatre mille ans ». Homère et Shakespeare ne sont pas grands parce qu’elle les a lus et qu’elle a profondément, intimement conscience de leur génie, mais bien plutôt parce que personne ne conteste leur grandeur. Celle-ci n’est pas éprouvée subjectivement par la critique mais objectivement, à travers les lauriers que l’Histoire littéraire leur a tressés.
La critique de « l’amour infini »
Hello a en horreur cette critique frileuse qui n’a d’autre ambition que de célébrer des gloires installées. Défendre le manuscrit d’un parfait inconnu ne fait pas partie de ses attributions. En vérité, elle est incapable de donner un avis sincère, car juger en son âme et conscience revient à prendre un risque, à se livrer, à s’exposer à la faute de goût. « Pour oser donner son avis, il attendra le vôtre. Avant d’avoir une opinion, il consultera tous ses intérêts, et le visage de tous ses amis. » La critique la plus répandue ne prend aucun risque car elle a peur de se tromper. Entendons-nous bien, « se tromper » signifie ici s’engager dans la défense d’un auteur qui ne sera pas suivie par le reste du milieu et non se tromper objectivement sur des qualités littéraires, faute hautement plus grave mais plus volontiers pardonnée. Un critique littéraire a le droit, le devoir même, de célébrer un auteur sans talent, du moment que le milieu l’adoube. Donner son avis revient à se conformer à un dogme. En dernière instance, la critique « ne juge pas pour juger » mais « pour plaire à ses propres juges ».
« Pendant que de froides médiocrités parviennent gaiement à un succès facile, que d’intelligence égarées ou captives n’ont pas trouvé, faute d’un guide et d’un appui, leur route ou leur délivrance ! », écrit Hello. Selon lui, la critique littéraire, telle qu’elle est pratiquée habituellement, est dans une disposition morale contraire à sa vocation : étriquée, égoïste, les yeux tournés vers l’intérieur, elle ne pense qu’à la préservation de son propre milieu. Or, son rôle n’est pas de garder le monde des lettres comme on garde une citadelle, mais d’élargir le monde de l’art. Pour cela, elle doit être générosité et amour, elle doit chercher le grand écrivain comme on cherche une âme sœur. « Comprenez-vous alors la tâche sublime qui se présente à la critique vraie. Il faut qu’elle se fasse assez grande pour devenir consolatrice. Il faut qu’elle entre dans le champ de la vie, il faut qu’elle prenne d’une main la main froide de celui qui marche seul, et que, de l’autre main, elle le désigne aux regards des hommes. » La critique doit mettre un terme à l’indifférence, « persécution plus terrible encore [que l’hostilité]» au lieu de l’entretenir. Le changement radical auquel aspire Hello, celui qui transformera la critique médiocre et consanguine en une critique de « l’amour infini » n’est pas près de survenir. Malheureusement, les jeunes générations qui se moquaient jadis des pratiques de leurs aînés sont les premières à les reproduire. Le renouvellement n’est qu’un mantra. La citadelle du monde des lettres reste bien gardée.