Pierre-François Souyri est un historien spécialiste de l’histoire du Japon. Ce professeur honoraire à l’université de Genève a notamment publié en 2016 Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui (Gallimard). Son livre Samouraï, 1000 ans d’histoire du Japon (Presses universitaires de Rennes, 2013) a été réédité en 2017.
PHILITT : Pouvez-nous décrire le contexte historique qui a permis l’émergence des samouraïs ?
Pierre-François Souyri : À partir du IXe siècle, les petits notables de province, devant l’incurie de l’État central à assurer l’ordre, finissent par s’armer et constituent des groupes privés. Ils prennent en main la sécurité et cherchent à s’approprier les terres. C’est un phénomène de lutte contre l’insécurité, liée essentiellement au brigandage, et une volonté de s’armer pour se défendre contre les raids des voisins. La société se militarise progressivement dans un contexte où l’État est géré par une classe d’aristocrates et de fonctionnaires urbains, civils, lettrés. Cette nouvelle couche sociale, qui émerge en province, reste soumise à l’État central, mais conteste une partie de ses valeurs, en même temps qu’elle est fascinée par l’univers de la cour. Cela donne naissance aux samouraïs qui sont d’origines multiples. Certains sont des notables provinciaux, d’autres sont des gardes armés des hauts fonctionnaires, d’autres encore sont des fils de paysans mieux nantis que les autres.
Les premiers samouraïs sont éloignés de l’image d’Épinal que les Occidentaux en ont. Ils ne sont pas encore les loyaux serviteurs d’un seigneur soumis à un code d’honneur strict…
Il y a deux grandes périodes dans l’histoire des samouraïs. La première court jusqu’au XVIe siècle et correspond aux temps médiévaux. C’est une société où les guerriers vivent à la campagne, installés dans des manoirs. Ce sont des seigneurs locaux, des gens qui vivent du travail de la paysannerie, qui la contrôlent, l’organisent et qui sont en conflit les uns contre les autres. Les guerres seigneuriales, qui sont des guerres privées, sont omniprésentes.
À partir de la fin du XVIe siècle, il y a un renversement des choses avec la prise en main du pouvoir par une nouvelle dynastie shogunale – les Tokugawa – qui tente de figer l’ordre social. Les samouraïs sont dès lors inclus dans de grandes alliances vassaliques dirigées par des daimyôs (des seigneurs) et ils deviennent les administrateurs des fiefs. Ils sont obligés de s’arracher à leur campagne pour venir vivre en ville où ils deviennent des stipendiés du seigneur ou du shogun. Leur nouvelle situation implique une fidélité totale à leur seigneur. Ils n’ont pas vraiment le choix, c’est leur seule source de revenus.
Qu’est-ce qui distingue ces deux types de samouraï du point de vue du tempérament ?
Les premiers vivent dans une situation extrêmement conflictuelle où la guerre est une réalité. Les seconds vivent dans un état de paix. Ils font partie de la classe dominante. Ils bénéficient de formes de distinction par rapport aux autres couches de la société : ils peuvent porter deux sabres, monter à cheval, les gens ordinaires doivent s’incliner devant eux. Mais, dans la réalité, ils ne pratiquent pas la guerre. Les premiers étaient des guerriers campagnards, les seconds sont des administrateurs urbains.
Pouvez-nous nous rappeler les grandes lignes du bushido, le code de conduite des samouraïs ?
Le mot date de la fin du XVIe siècle. Il n’y a pas de traité de bushido. Ça n’existe pas. Sauf les traités très récents qui ont été écrits à la fin du XIXe siècle. En revanche, il existe un ensemble de valeurs attribuées à la classe guerrière que l’on a ensuite rassemblées sous le titre de bushido. Elles sont apparues très tôt, dès le Xe-XIe siècle. Ces valeurs sont le courage, la loyauté, l’amitié du compagnonnage, la défense de l’honneur, une forme d’abnégation devant la souffrance…
À la fin du XIXe siècle, une fois les samouraïs disparus en tant que groupe social privilégié – le pays est en train de se moderniser –, ces valeurs sont théorisées et assimilées un peu vite à ce qu’on a appelé en Occident les codes de chevalerie.
Le bushido était-il véritablement appliqué par les samouraïs ?
Jamais. Ces valeurs existaient, bien entendu. Mais l’histoire du Japon est une suite de trahisons. On insiste sans arrêt sur la loyauté d’autant plus qu’on trahit souvent. Toutes les grandes victoires ont été obtenues parce que la moitié du clan adverse a changé de camp avant la bataille. On y a vu a posteriori une théorie de l’honneur absolu qui ne fonctionne que dans la deuxième partie de l’histoire des samouraïs (XVIIe et XVIIIe siècles), quand ils étaient devenus des administrateurs à la botte de leur seigneur, n’ayant d’autre choix que d’être loyaux.
Le fait qu’un groupe de guerriers soit au sommet de la hiérarchie sociale – notamment à travers le shogun – est-il un phénomène historique exceptionnel ?
Je pense qu’il y a eu dans l’Histoire deux systèmes féodaux réels qui ont fonctionné, l’un en Europe de l’Ouest et l’autre au Japon. Une société féodale, au sens strict, est composée de petits seigneurs qui détiennent l’ensemble des pouvoirs régaliens sur un territoire, la seigneurie, ont des pratiques vassaliques, c’est-à-dire que le service militaire est récompensé par l’obtention d’une terre que l’on reçoit de son suzerain, le fief, et fondent leur domination sur une petite paysannerie parcellaire. Ce système sous une forme aussi étendue et généralisée, n’a été mis en place qu’en Europe de l’Ouest et au Japon. En Europe, la classe des guerriers est dirigée par un suzerain que l’on appelle le roi, mais ce roi a besoin du soutien de l’Église pour être sacré. Le roi de France est sacré par l’évêque de Reims. Le roi d’Angleterre est sacré par l’archevêque de Cantorbéry. Il en va de même au Japon. Le shogun n’est légitime qu’à partir du moment où il est officiellement reconnu par celui que nous appelons improprement l’empereur. Quand les Portugais sont arrivés au Japon au XVIe siècle, ils ont vu en lui un pape. L’empereur du Japon a donc un statut complexe.
Les rônins, et surtout les kabukimonos, sont moins connus que les samouraïs. Pouvez-vous nous parler de ces guerriers dissidents ?
Les rônins sont des samouraïs sans maître. Au début du XVIIe siècle, avec l’arrêt des guerres civiles, les seigneurs ont été contraints de réduire l’importance de leur vassalité et ont mené une « politique d’austérité » vis-à-vis de leurs propres guerriers. De gré ou de force, ils ont été contraints d’en licencier un certain nombre. Les rônins n’ayant plus de revenus durent trouver un moyen de gagner leur vie. Certains deviennent artisans ou marchands. D’autres deviennent des maîtres d’armes et ouvrent des écoles d’arts martiaux. D’autres tombent dans la misère ou dans la pègre. Un grand nombre de propriétaires de bordels sont d’anciens rônins.
Les kabukimonos (étymologiquement « les déviants ») surgissent aussi au début du XVIIe siècle. Ils s’habillent de façon voyante, ils sont très provocateurs, ils ont des queues de cheval qui leur tombent jusqu’au bas du dos. Un peu entre gangster et samouraï. Ils possèdent des sabres qui font presque deux mètres de long, des armes terribles quand on sait les manier.
On entend souvent que c’est la modernisation du Japon au XIXe siècle et le contact avec les Occidentaux qui ont entraîné la relégation puis la disparition des samouraïs. Pensez-vous néanmoins que les causes de ce déclin soient plus lointaines ?
Le déclin des samouraïs est amorcé dès lors qu’une autre classe sociale émerge, une bourgeoisie urbaine et commerçante qui conteste l’hégémonie culturelle des samouraïs. Les samouraïs ne sont pas seulement la classe dominante, c’est aussi une classe moyenne. Ils représentent 5 à 7% de la population. À titre de comparaison, l’aristocratie française en 1789 représentait 1% de la population. La plupart des samouraïs sont pauvres. Le développement économique de la société les paupérise. Ils sont coincés dans un statut très hiérarchisé : quand on est un fils de daimyô, on devient daimyô, mais quand on est un fils de samouraï pauvre, on devient samouraï pauvre. La plus grande partie des samouraïs ne se satisfait plus d’un système qui a perduré pendant deux siècles et qui ne correspond plus, aux alentours de 1860, à la réalité des rapports de force sociaux.
La culture des samouraï perdure-t-elle encore au Japon ? Si oui, sous quelles formes ?
La culture samouraï ne perdure en rien. Sauf dans le mythe : dans les mangas, dans les jeux vidéos, dans le cinéma… Ça fait partie du folklore.
Les yakuzas se revendiquent des samouraïs…
Les yakuzas sont tout sauf des samouraïs. Ils sont en général issus de milieux très pauvres et se sont construit une fortune en se mettant hors-la-loi. Ils reprennent une sorte de bushido réinventé avec des éléments issus du confucianisme. Dans les films, le chef des yakuzas est souvent représenté assis derrière un paravent où est inscrit le caractère jin, un des grands mots du confucianisme qui signifie « bienveillance ». Le rituel qui consiste à se couper le petit doigt n’a rien à voir avec les samouraïs. De même pour le tatouage. Les samouraïs n’ont jamais été tatoués. C’était au contraire considéré comme un signe de barbarie. Les yakuzas se battent souvent avec des armes blanches mais cela est surtout dû au contrôle des armes à feu très strict au Japon, bien plus qu’en France. Ils ne se battent pas avec des sabres pour imiter les samouraïs, mais parce qu’ils n’ont pas le choix.