Clément Rosset, disparition d’un idiot

Inactuel, tragique, irrésistiblement jovial, pochard invétéré, tel était ce bon Clément Rosset, qui nous a quittés ce mercredi 28 mars 2018, à l’âge de 78 ans. Son œuvre est un hymne à la joie, à cette joie de vivre qui jaillit de l’amour inconditionnel d’un réel débarrassé de toutes ses contrefaçons et ramené à sa pure immanence.

Clément Rosset (1939-2018)

C’était un peu l’idiot du village philosophique, Lou Ravi de la crèche provençale, un gai luron bedonnant à la bouille généreuse, le cheveu ébouriffé, le regard sémillant et malicieux, le nez rouge et le sourire bêta d’un ivrogne joueur et enjoué, la mine d’un grand gamin avide de facéties, toujours prêt à lâcher une anecdote savoureuse ou une plaisanterie égrillarde, et néanmoins, quand ses yeux bleus s’écarquillaient devant l’éternellement renaissante surprise du réel, il avait le visage du sage antique, si ce n’est du prophète illuminé. Le genre de joyeux drille, en tout cas, que les gens sérieux mettent volontiers à l’écart, et qui, pour cause, est toujours resté en marge du très respectable système universitaire. Ce qui n’était pas pour lui déplaire, lui qui a enseigné pendant 31 ans sous l’azur alcyonien de Nice (qui avait tant inspiré son maître Nietzsche), et qui a écrit toute son œuvre au mépris du formalisme sorbonnard, maniant une plume alerte et enlevée, légère et drôle, mêlant allégrement les références les plus éclectiques, allant de Kant à Hergé, en passant par le théâtre de Courteline et la musique d’Offenbach.

L’idiotie du réel

Le traiter d’idiot n’est point lui faire insulte, c’est au contraire lui rendre hommage dans la mesure où tout son effort philosophique consiste à pourchasser les arrière-mondes, afin de restituer son « idiotie » au réel, son idiotie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire son caractère « simple, particulier, unique », « sans reflet ni double »[1]. Le réel, selon la conception nominaliste de Clément Rosset, ne renvoie à aucune extériorité. Il est une indépassable tautologie, inéluctablement soumis au principe d’identité qui veut que A soit A, qu’un être ne soit rien d’autre que lui-même, déterminé mais fortuit, nécessairement quelconque, distinct de tous les autres au point d’en être absolument insignifiant.

Rares sont ceux, à vrai dire, qui possèdent une telle lucidité, un tel sentiment de l’existence se suffisant à elle-même. Parmi ces élus, il faut compter le poivrot. Ses yeux parfois voient double, et pourtant c’est lui qui perçoit simple tandis que l’homme sobre recouvre le réel de ses préconceptions. « L’ivrogne est, quant à lui, hébété par la présence sous ses yeux d’une chose singulière et unique qu’il montre de l’index tout en prenant l’entourage à témoin, et bientôt à partie si celui-ci se rebiffe : regardez là, il y a une fleur, c’est une fleur, mais puisque je vous dis que c’est une fleur… »[2] L’ivresse restitue le réel en ce qu’elle permet de s’étonner à nouveau, voire de s’émerveiller, de s’ébahir et de s’esbaudir, non pas d’une chose et de ses qualités, mais qu’une chose soit, que cette chose-là soit, qu’elle soit elle et rien d’autre qu’elle, ni plus ni moins.

Parménide (Vᵉ siècle av. J.-C.)

Ceci étant, et quels que soient ses penchants pour la boisson, Rosset ne prétend pas que l’ébriété soit l’unique voie d’accès au réel. On peut s’enivrer également de poésie et de vertu, et même de philosophie. Et c’est en ce sens que notre auteur réinterprète le vieux penseur présocratique Parménide, à rebours des lectures usuelles qui veulent en faire le précurseur de l’ontologie platonicienne, et donne une profondeur inédite à sa célèbre maxime : « Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas »[3]. Ce qui semble n’être qu’un truisme futile s’avère en fait une sentence grave et irrévocable, et une salutaire mise en garde : peu importent les velléités de notre imagination, il est impossible de fuir le réel.

L’illusion du Double

Or c’est là, précisément, selon Rosset, le travers de l’homme : « rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserve l’impérieuse prérogative du réel »[4]. Regimbant devant l’âpre immanence du réel, l’homme tente de le dupliquer, de le revêtir d’un ersatz supposé lui octroyer sa véritable signification. D’après cette structure du Double, « le réel immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité ». On retrouve cette attitude dans pratiquement toute la tradition métaphysique occidentale, depuis Platon opposant le sensible à l’intelligible, jusqu’à Heidegger distinguant l’étant de l’être. Et derrière cette tentative de déprécier l’apparent par rapport à un caché jugé plus authentique, se tapit le secret désir de nier une réalité dont on est incapable de se satisfaire. Au fond du Double gît la duplicité de l’impuissance. Et le drame est que le réel ne se laisse guère congédier : mis à la porte, il rentre par la fenêtre. Telle est la grande leçon d’Œdipe : le destin auquel on a espéré se soustraire nous revient immanquablement en pleine face. « La profondeur et la vérité de la parole oraculaire sont moins de prédire le futur que de dire la nécessité asphyxiante du présent, le caractère inéluctable de ce qui arrive maintenant. (…) Pas d’échappatoire – pas de double : c’est cela qu’annonçait l’oracle à l’avance ».

« Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage, c’est mépriser notre être », écrivait Montaigne, autre référence majeure de Rosset.

Cependant les philosophes n’en sont pas les seules victimes, l’illusion du Double est la mieux partagée du monde, et nous y succombons tous lorsque nous cherchons à découvrir notre identité personnelle, ce « vrai moi », intime, qui ne se résumerait pas à notre identité sociale. Nous voulons croire que notre recension administrative, notre situation professionnelle et jusqu’à l’ensemble de nos actes n’épuisent pas ce que nous sommes. Nous nous mettons en quête d’un moi véritable qui précéderait ces contingences et leur survivrait. Et comme on peine à le déceler par pure introspection, on interroge le regard de l’autre pour confirmer la représentation que l’on veut se donner et obtenir ainsi une identité d’emprunt. D’où ce jugement cynique de Rosset, manifestement étranger à la notion de personne : « l’intercession de l’amour n’aboutit pas à faire don de soi à l’autre mais à retrouver un soi à la faveur de l’autre, j’allais dire, en forçant à peine ma pensée, à son détriment »[5]. C’est, en réalité, par désamour de soi que l’on s’invente un moi, lequel sera toujours factice et décevant, puisque l’image de soi renvoyée par autrui, tôt ou tard, contredira la représentation que nous avons de nous-mêmes. Encore une fois, l’idiotie du réel finira par reprendre ses droits. En dernière instance, rien ne définit mieux notre idiosyncrasie que notre numéro de sécurité sociale, « et moins on se connaît, mieux on se porte ».

Autre figure du Double, celle de la nostalgie, ou son pendant, celle de l’optimisme. C’est-à-dire ne pas accueillir la singulière présence de ce qui est, mais ne percevoir l’être que comme la ruine de ce qu’il fut, ou la promesse de ce qu’il sera. « Les idées de changement du monde et de fin du monde visent un même exorcisme du réel et jouent pour ce faire du même atout : du prestige fascinant et ambigu de ce qui n’est pas par rapport à ce qui est, de ce qui serait « autrement » par rapport à ce qui est ainsi, de ce qui serait « ailleurs » par rapport à ce qui est ici »[6]. L’une et l’autre attitudes condamnent l’homme à poursuivre une chimère et à manquer le présent qui s’offre. Il s’ensuit chez Rosset un épatant détachement vis-à-vis de la politique. Un désintérêt revendiqué, qu’il présente même comme une des vertus de la philosophie, « une vertu qui suffirait à elle seule à la faire déclarer d’intérêt public (et privé) : la fonction de démobilisation – de démobilisation générale »[7]. Le sage, peut-être, est trop près du réel pour être de ce monde.

La joie malgré tout

Ou, pour le dire autrement, trop joyeux pour s’engager dans les querelles mondaines. Car ce que nous n’avons pas encore dit, et qui est pourtant l’essentiel, c’est que cette attention au réel immanent, loin d’être une insupportable souffrance dont seul un double pourrait nous soulager, peut se révéler la source d’une joie inépuisable. Et Rosset soutient en outre qu’il s’agit de la seule vraie joie. L’allégresse, en effet, n’est pas entière si elle dépend de telle ou telle circonstance, de tel bien possédé ou espéré, si elle est donc susceptible de s’éteindre en même temps que ce qui la motive. La joie doit émaner d’une approbation inconditionnelle à la vie, d’un amour du réel pour lui-même, d’une jubilation gratuite devant ce qui est. En cela, elle est fondamentalement illogique, irrationnelle, totalitaire, faisant feu de tout bois, et par conséquent amorale jusqu’à la cruauté. Elle ne nie nullement les tribulations de l’existence (que l’auteur, grand connaisseur de Schopenhauer et ami de Cioran, ne peut ignorer) : tragique, elle les surmonte. Elle a déjà consenti à tout, si la jouissance lui est accordée, ce sera « par surcroît ». Comme Rosset le dit si bien, « la joie a ceci de commun avec la féminité qu’elle reste indifférente à toute objection »[8].

Cette béatitude n’a de semblable, comme il le reconnaît lui-même, que la grâce chrétienne, don gratuit et inexplicable de Dieu qui procure au croyant une joie immarcescible indépendante de toute affliction[9]. On serait tenté de prolonger sa pensée – serait-ce la trahir ? – en suggérant que le Dieu chrétien est cette exception d’un Double, ou d’un Autre, qui accomplit le réel sans l’abolir. Je me souviendrai, en tout cas, de la charité de ce bon vieux Rosset qui invita un soir à sa table un étudiant inconnu passant par-là, providentiellement, et qui lui offrit de son vin, qu’il descendait lui-même avec enthousiasme. Il restera pour nous ce singulier et attendrissant mystère d’un silène touché par la grâce.

Notes

[1] Le Réel, Traité de l’idiotie

[2] Ibid.

[3] Cité dans Principes de sagesse et de folie

[4] Le Réel et son double

[5] Loin de moi

[6] Mirages

[7] Faits divers

[8] La force majeure

[9] Cf. Le Réel, Traité de l’idiotie