Alexandre de Vitry est normalien et agrégé de lettres modernes. Il vient de publier Sous les pavés, la droite (Desclée de Brouwer, 2018), essai dans lequel il oppose deux conceptions de la droite. La première, dans laquelle il se reconnaît, est une droite littéraire et réfractaire à l’idéologie. La seconde, qu’il combat, n’hésite pas à affirmer le primat du politique sur la littérature et à utiliser les grands écrivains pour servir sa cause. Il est également l’auteur de Conspirations d’un solitaire, l’individualisme civique de Charles Péguy (Les Belles Lettres, 2015) et de L’invention de Philippe Muray (Carnets Nord, 2011).
PHILITT : La droite que vous aimez est une droite littéraire qui, dites-vous, s’est toujours méfiée de l’idéologie. Pourtant, beaucoup d’écrivains catalogués à droite ont été très loin dans l’engagement politique. Je pense à Barrès, à Drieu la Rochelle ou encore à Bernanos. Cependant, il y aurait d’après vous une forme de retenue vis-à-vis du politique inhérente à l’homme de droite. Qu’entendez-vous par là ?
Alexandre de Vitry : Je parle d’une connivence de la littérature avec la droite plus que d’une connivence de la littérature-de-droite avec la droite. Barrès est clairement embarqué dans un engagement lié à des partis politiques de son époque, à partir du boulangisme et de l’affaire Dreyfus. Drieu s’inscrit quant à lui dans un engagement plus ou moins fasciste. Le cas de Bernanos est différent puisque lorsqu’il devient à proprement parler un écrivain engagé, c’est le moment où il rompt avec les forces politiques constituées de son époque. Son engagement auprès des républicains espagnols ou dans la résistance se fait aux dépens de toutes les coteries auxquelles il aurait pu appartenir. Son engagement a quelque chose d’anti-politique.
Bernanos restera toujours royaliste…
Oui mais les écrivains dont j’ai voulu parler – Barrès, Bernanos et Drieu ne figurent pas dans le livre, sauf en passant – n’ont pas d’identité politique très claire et cherchent à aller contre les formes de l’engagement politique de leur époque. Ma conviction est qu’il y a une tradition littéraire qui parle de politique mais pour essayer d’aller contre toute forme de politique et qu’on a du mal à nommer autrement qu’en l’étiquetant à droite. Même chez ceux qui se sont mêlés de politique. Chez Chateaubriand par exemple, qui a été ministre, qui a tout fait pour être au pouvoir, on sent un retournement, surtout dans le dernier moment des Mémoires d’outre-tombe, une volonté d’aller vers quelque chose d’autre que la politique. C’est également flagrant chez Baudelaire et Flaubert. Il y a chez eux quelque chose qui vient contrarier une vision exclusivement politique du monde et que j’appelle dans le livre « une tentation littéraire ». C’est cette sensibilité – qu’on qualifie de droite parce qu’on ne sait la nommer autrement – que je trouve la plus intéressante dans la droite.
C’est un peu ce qu’on appelle toujours, de manière impropre, les anarchistes de droite…
J’ai tout fait pour éviter cette expression parce qu’elle est insatisfaisante. C’est un oxymore séduisant. Mais on ne sait pas très bien ce que ça veut dire. Qu’est-ce qui sépare, dans le fond, l’anarchiste de droite de l’anarchiste de gauche ?
Le tempérament ?
Oui c’est possible. Mais pour reprendre une distinction de Sartre, l’anarchiste de gauche serait un révolutionnaire et l’anarchiste de droite serait un révolté. La révolte de l’anarchiste de droite accepte l’ordre établi et ne cherche pas à le détruire mais joue plutôt une scène individuelle. Baudelaire est l’archétype du révolté. Il ne cherche pas du tout à contester l’ordre qu’il prétend subvertir. C’est le reproche que Sartre lui adresse. Peut-être que c’est cela dont je parle, mais tous les anarchistes de droite ne sont pas des écrivains.
Vous parlez beaucoup des écrivains de votre jeunesse – Houellebecq, Nabe et Dantec – qui semblent rentrer dans cette catégorie…
Il y a chez eux quelque chose d’irréductiblement contrariant. L’étiquette de droite est trop politique et, dans l’idée d’anarchisme, il y a une dimension anti-politique. Pourtant « droite » correspond malgré tout à quelque chose quand on parle d’eux : une série d’énoncés, de convictions, de croyances, de sympathies, de penchants esthétiques… Et pourtant on voit bien qu’il y a quelque chose d’insatisfaisant parce qu’ils n’ont pas développé d’idéologie constituée et cohérente.
Vous proposez une définition assez singulière du libéralisme qui semble finalement assez proche de celle de l’individualisme. Barrès et Bernanos, encore eux, étaient à n’en pas douter des individualistes, dans le sens où ils chérissaient les libertés individuelles plus que tout mais ils n’étaient pas pour autant des libéraux, l’un était nationaliste, l’autre royaliste. Qu’entendez-vous exactement par libéralisme ?
Ce qu’on appelle individualisme chez Bernanos est vraiment une affaire de tempérament et non de doctrine. C’est un individu qui va au bout de lui-même, dans une sorte de quête héroïque. Chez Barrès, cela renvoie aux aspirations du jeune homme qu’il fut, et auxquelles il prétend renoncer, qu’il prétend dissoudre dans le nationalisme.
Par libéralisme, j’entends des éléments de doctrine mélangés à des éléments plus intuitifs, relevant de la psychologie, c’est-à-dire une aspiration irrépressible à la liberté, et non seulement à la défense des libertés individuelles dans la société. C’est une envie de liberté, une envie d’enfreindre des interdits qui seraient posés et donc de se laisser aller à des pentes individuelles. Selon moi, libéralisme et individualisme sont presque synonymes, même si le libéralisme est plus facile à identifier d’un point de vue doctrinal alors que l’individualisme est quelque chose de plus fluctuant. Il existe une philosophie classique libérale avec un corpus que l’on peut délimiter. Ce n’est pas le cas de l’individualisme. Pour moi, le libéralisme est comme un correctif de toutes les doctrines sociales dans la modernité. C’est pour cela que j’ai peu de sympathie pour les discours anti-libéraux d’aujourd’hui, qu’ils soient de gauche ou de droite. Le libéralisme est selon moi un garde-fou qui nous prémunit contre des pentes dangereuses.
Cela rejoint la tradition libérale anti-totalitaire qui était celle de Raymond Aron par exemple…
Oui c’est vrai. D’ailleurs Aron n’a jamais été un défenseur farouche du libre-échangisme intégral. Par ailleurs, je suis assez hostile au discours critique objectivant qui voit dans le libéralisme une force magique à l’œuvre qui de temps en temps donne des libertés économiques, de temps en temps donne des libertés politiques, comme une pieuvre malfaisante sur le point de dévorer le monde. Je ne crois pas une seconde à la thèse de la méchante liberté qui va détruire la société. Selon moi, les libertés concrètes n’ont fait que progresser en Europe depuis 200 ans et il faut s’en réjouir.
Vous soutenez que la critique incessante de l’individualisme aboutit nécessairement à la mort de la littérature puisqu’il n’y a de littérature qu’individuelle et que le geste artistique ne peut être que celui d’un individu. Pourtant, il est possible de critiquer l’individualisme comme modèle philosophico-politique et demeurer pleinement un individu. Joseph de Maistre, écrivain réactionnaire admirable, n’avait-il pas fait de la critique de la raison individuelle son cheval de bataille ?
Effectivement, Maistre est en guerre contre l’individu. C’est un paradoxe qui a été beaucoup remarqué par la critique puisque Maistre est un auteur tyrannique qui impose son individualité partout dans ses écrits. J’avais écrit un article qui soutenait que le rêve inavouable de Maistre était au bout du compte de remplacer le Pape. Maistre est un mégalomane, un individualiste radical qui n’est pas du tout un individualiste de doctrine. C’est même le contraire. Il y a quelque chose de cet ordre chez Bloy et chez Péguy également. Péguy développe une pensée de la cité et du lien mais qui passe par l’écrasement de toutes les amitiés, par une présence à la page folle. Stylistiquement, Péguy est partout. Nous sommes dans les limites de la littérature du moi. Cette démesure est très moderne, romantique. C’est cela que j’aime nommer individualisme. Mais est-ce que c’est la même chose que cette doctrine claire au fondement de l’universalisme des droits de l’homme et ensuite de la pensée républicaine ? Pas tout à fait ; mais la question esthétique de l’individualisme accompagne bien l’histoire politique des individus sur les deux ou trois derniers siècles.
Selon vous, la jeune droite qui a émergé après la Manif pour tous ne lit plus de littérature. Elle se serait totalement soumise aux codes idéologiques de la gauche et à un militantisme incapable de distance critique. Vous visez notamment L’incorrect qui se situe incontestablement à droite mais aussi Limite dont la filiation avec cette tradition politique est moins évidente. Pourquoi l’engagement catholique et décroissant de Limite devrait nécessairement l’incliner vers la droite ?
Je ne cite pas beaucoup L’incorrect car ils ne sont pas très intéressants. Limite davantage. Je ne dis pas que la jeunesse ne lit plus de littérature – dans mon livre, je parle notamment des lectures publiques des Veilleurs, mouvement qui a donné naissance à Limite – je dis qu’elle tire de la littérature des petits éléments de doctrine, qu’elle trouve dans la littérature de quoi renforcer un engagement et de quoi clarifier une vision du monde. « L’argent c’est pas bien », cf. Péguy.
Vous soutenez tout de même que cette jeunesse a déserté la littérature pour faire passer au premier plan l’engagement politique…
En effet, cette jeunesse finit fatalement par laisser tomber la littérature. Quand on cherche des éléments de langage, mieux vaut lire Michéa que Péguy. Péguy est tellement fourmillant, compliqué, opaque qu’il est difficile à utiliser. Pareil avec Bernanos. Sans parler de Dostoïevski qui complique les choses plutôt que de les simplifier : Dostoïevski est bien plus intéressant dans la manière dont il nous déroute que dans la manière dont il pourrait nous guider.
Pour en revenir à Limite…
Je trouve qu’ils charrient un peu à Limite. Quand on est à ce point conservateur du point de vue des mœurs, on ne peut pas se dire de gauche. Quand Gaultier Bès va à Notre-Dame-des-Landes, il se fait casser la figure alors qu’Alain de Benoist l’invite sans problème sur ses plateaux. Est-ce que cela veut dire que les zadistes sont fermés d’esprit ou que ses idées ont de quoi intéresser Alain de Benoist ? Ce que Limite défend, notamment la décroissance, existe à droite, mais surtout à l’extrême droite depuis longtemps. C’est Barjavel, c’est le retour à la terre…
Ils vous répondraient que les zadistes sont des gauchistes et qu’ils sont proches du socialisme de George Orwell, plus prolétarien et antilibéral.
Est-ce que cette gauche existe vraiment ? La gauche, selon moi, c’est d’abord le peuple. Et le peuple, ce n’est ni Orwell ni Michéa. Quelles sont les grandes doctrines politiques qui ont existé dans le prolétariat ? C’est Marx. Ce n’est pas George Orwell. On peut parler de common decency mais le peuple n’a jamais défendu ce concept. Ce sont les élites qui ont dit que le peuple était décent. Et ce n’est pas le prolétariat, s’il existe encore, qui est descendu dans la rue lors de la Manif pour tous. Sur ce sujet, c’est Céline qui a raison. Il y a autant de mesquinerie chez les pauvres que chez les riches. Il y a une idéalisation des petites gens par le néo-orwellisme d’aujourd’hui. Je n’ai jamais entendu ce discours moral émerger de la classe ouvrière. Je pense que c’est une vue de l’esprit. Certes, nous avons aujourd’hui les pires riches de tous les temps, le monde de l’argent n’a jamais été aussi laid et aussi vil. Il est dès lors tentant de chercher de la beauté et de la morale ailleurs, de penser comme Péguy qu’il faut vivre pauvrement (et non misérablement). Mais en réalité, il vaut mieux avoir un peu d’argent pour vivre « décemment », comme ils disent.
L’incorrect est-il emblématique de cette droite sous les pavés ?
Bien sûr. Tout le livre parle d’eux, au fond. Pour le pire. Ils incarnent la fin du tabou de l’extrême droite, toute leur ligne est fondée sur l’alliance des droites avec un soubassement catholique qui m’est particulièrement déplaisant. Cette politisation du catholicisme me paraît très dangereuse. Moi aussi je suis catholique, et plutôt de droite, mais j’aime aussi les catholiques de gauche. Tous les catholiques m’intéressent dans leur diversité, sauf quand leur orientation contredit tout la vérité des Évangiles, au nom d’une « identité catholique » qui ne veut tout bonnement rien dire. L’Incorrect, c’est exactement l’inverse. Cette volonté d’ouvrir le vote catholique à l’extrême droite est dangereuse. De plus, leur esthétique est laide et ils cultivent un entre-soi qui lui non plus n’est guère compatible avec ce christianisme tapageur.
Pourtant, il y a une dimension littéraire revendiquée dans L’incorrect…
Oui, comme quand ils consacrent un dossier à leur rédacteur en chef parce qu’il a écrit un livre sur sa conversion. Bon…
Vous qui avez écrit un essai remarqué sur Philippe Muray, L’invention de Philippe Muray, n’avez-vous pas remarqué au sein de la droite comme un retournement d’Homo festivus en Homo reactus, homme de droite narcissique et rebelle qui s’imagine très courageux lorsqu’il s’attaque à ce qu’il nomme bien-pensance, attitude qui épuise en réalité le contenu même de sa pensée ?
Je ne peux plus entendre le mot « bien-pensance » mais je ne suis pas sûr que reactus soit le fils de festivus. Cela dit, je pense que votre Homo reactus existe et c’est un peu le sujet de mon livre. Il y a bien un type anthropologique qui émerge : l’imbécile de droite de la fin des années 2010. Il s’agit plus ou moins de la droite zemmourienne, disons. Cependant, cela n’a pas fait diminuer à gauche le nombre impressionnant de gens obtus. D’où un climat des plus étouffants…
Je précise au passage que Muray invente Homo festivus parce qu’il veut être romancier, et essentiellement pour cette raison. Homo festivus sert à expliquer pourquoi le monde dans lequel il vit a cassé les conditions de travail du romancier, en détruisant l’espace, le temps et l’individu. Ce qui m’intéresse, c’est comment Muray a inventé un projet esthétique, comment il réfléchit sur l’histoire de la littérature. Homo festivus n’est pas seulement un moyen de ridiculiser la mairie de Paris. Surtout que pour cela, la mairie de Paris se passe très bien de Philippe Muray.
Vous vous appuyez sur Kundera pour dénoncer « un autre aveuglement de l’époque, qui croit voir en chaque écrivain un « prophète » des temps futurs. Péguy prophète du règne de l’argent, Bernanos de celui de la technique, etc ». C’est un travers que l’on peut retrouver dans PHILITT. Pouvez-vous nous expliquer le raisonnement de Kundera ?
Kundera dit ça à propos de Kafka. Il essaye d’expliquer pourquoi il ne faut pas voir en Kafka le prophète du totalitarisme. Même si l’univers de Kafka fait penser à la Tchécoslovaquie des décennies suivantes. Pour Kundera, l’art du romancier consiste à identifier des possibilités de l’existence. Ces possibilités sont inhérentes à la vie quotidienne, relationnelle, individuelle de n’importe qui et sont détachées de la question de l’Histoire. On peut les insérer ou les relier à l’Histoire mais elles ont leur autonomie. Elles sont pour l’écrivain des questions éternelles. Quand Kafka découvre un certain type d’angoisse existentielle, il découvre, selon Kundera, quelque chose qui a toujours existé mais qui n’était pas encore formulé. Le génie de Kafka consiste dans cette découverte. C’est vrai que le totalitarisme, dans sa réalisation historique, active avec une particulière netteté ce domaine de l’existence qu’a découvert Kafka. Mais si cette réalisation totalitaire n’avait pas existé, cela ne changerait rien à la découverte de Kafka qui s’inscrit dans un univers plus autonome et profond. Je ne sais pas si le raisonnement Kundera s’applique à toute la littérature, mais il montre une direction qui permet de nuancer une tendance à laquelle beaucoup cèdent aujourd’hui. C’est tellement facile de voir la littérature comme ça.
©Photo : Collège de France