[Cet éditorial est initialement paru dans PHILITT #7, que vous pouvez vous procurer en suivant ce lien]
Dans La Philosophie de la volonté (1949), Paul Ricœur attribue à la mort une place singulière. Si le caractère, l’inconscient et la vie constituent le triptyque de « l’involontaire absolu » – c’est-à-dire les trois donnés face auxquels la liberté humaine ne peut rien – la mort les outrepasse tous trois par la radicalité de son mystère et par le rôle décisif qu’elle joue dans la compréhension de la notion de consentement qui est au cœur de l’éthique ricœurienne. La mort est par définition ce dont nous ne faisons jamais l’expérience, ce qui ne doit pas pour autant nous inciter à penser, comme le suggérait Épicure, que « la mort n’est rien pour nous ». Contrairement au caractère, à l’inconscient et à la vie, la mort n’est pas une expérience mais une pensée, une pensée assourdissante, implacable qui sans cesse nous ramène à la nécessité de l’espèce. L’homme a beau dominer la nature, ériger des cités et créer des œuvres d’art. Il a beau défier la mort – se croire parfois immortel – il est toujours vaincu. Pour Ricœur, l’idée de mort est l’ultime régulatrice de l’hybris : l’homme ne peut pas tout, sa volonté et son pouvoir sur le monde sont limités puisqu’en dernière instance sa vie prendra fin. Bien qu’elle soit aujourd’hui remise en question par le transhumanisme, cette vérité demeure, jusqu’à preuve du contraire, valide. L’homme ne peut pas ne pas mourir. Et cette conscience de notre finitude, loin d’être une faiblesse, est une force, un bienfait, un don précieux.
Il faut cette fois-ci rejoindre Épicure qui avait compris que le caractère mortel de la vie était ce qui lui conférait sa valeur. La vie mérite d’être vécue précisément parce que l’on va mourir. Ce qui fait la grandeur, l’intensité de certains moments de vie, c’est qu’ils ne se produisent qu’une seule et unique fois. Si la vie était illimitée, aucun événement ne serait mémorable puisqu’il pourrait être accompli à l’infini. Quelle gloire pour Ulysse s’il prenait Troie une centaine de fois ? Quelle gloire pour Alexandre s’il vainquait Darius dix fois à Gaugamèles ? Quel teneur aurait l’amour de Roméo s’il pouvait aimer un millier de Juliette ? Si l’homme ne peut pas ne pas mourir, si la liberté humaine ne peut pas empêcher la mort, il est pourtant possible de demeurer libre malgré la fatalité. C’est ce que Ricœur nomme le consentement. Au lieu de se débattre de façon irrationnelle ou de se complaire dans l’hybris, l’homme doit embrasser avec sagesse sa finitude, consentir à la nécessité, acquiescer, si l’on veut, à l’inévitable. Memento mori – « souviens-toi que tu vas mourir » – disaient les Anciens. Les modernes, quant à eux, au lieu de tenter de vaincre la mort, devraient se souvenir qu’elle est un bien.
© Image de une : Lucas Bardoux