Décédé des suites de la grippe espagnole en 1918, Guillaume Apollinaire, de Kostrowitzky de son vrai nom, a été déclaré « mort pour la France ». Et pourtant, s’il trône en bonne place au panthéon des poètes de notre nation, sa poésie, dans laquelle résonnent l’obsession du temps et le souci de vivre, le place à part. Empreints de rêve et d’imperfections, ses vers semblent composés dans une langue qui n’est pas tout à fait le français de ses illustres prédécesseurs.
La vie de Guillaume Apollinaire commence dans les méandres de la grande Europe, celle de la fin du XIXe siècle, où une héritière de l’aristocratie guerrière polonaise née en Lituanie mais citoyenne de l’Empire russe pouvait accoucher à Rome d’un garçon sans père. Elle s’achève au bord du charnier de la vieille Europe, celle des nations exsangues, des tranchées suffocantes et des champs de bataille que moissonnent les éclats d’obus et la grippe espagnole auxquels le poète succombera. Le long des routes qu’il emprunte, les glorieux paysages de l’époque défilent. Sur la côte d’Azur, dans le petit monde de la grande société de Monte Carlo, sa mère qui, sous un faux nom, se livre à des activités étranges, aurait pu croiser le père de Marguerite Yourcenar un soir d’été à une table de black jack. On retrouve dans les tourbières des Hautes Fagnes, où se déroulent ces aventures adolescentes qui lui laisseront le goût de la langue wallonne et des lèvres de Mareye, la même pudeur crépusculaire que dans les toiles de Degouve de Nuncques. Quant au Paris tourbillonnant d’Apollinaire, celui des rédactions enfumées, de l’ivresse des salons mondains et des bureaux de banque austères, il bruisse des voix de ces innombrables artistes, penseurs ou vagabonds de l’an 1900, qui nous le font parfois paraître plus familier encore que notre époque.
Une vie ordinaire dans un siècle aussi exceptionnel que celui qu’il décrit dans son meilleur poème, le furieux et légendaire Zone, peut-elle vraiment être ordinaire ? Apollinaire est bien trop humble pour se prononcer sur sa propre existence, et lorsqu’il la contemple, elle lui semble suspendue au temps, cette force irrépressible dont il désespère pouvoir un jour saisir la signification, à défaut d’en suivre le cours. « Au-dessus de Paris un jour / Combattaient deux grands avions / L’un était rouge et l’autre noir / Tandis qu’au zénith flamboyait / L’éternel avion solaire / L’un était toute ma jeunesse / Et l’autre c’était l’avenir / Ils se combattaient avec rage / Ainsi fit contre Lucifer / L’Archange aux ailes radieuses. » (Les Collines). Lassé des joies de demain, il hésite pourtant à se plonger dans les plaisirs d’hier ; sous sa plume, la mélancolie se voile toujours d’espoir. Même l’adieu à son aimée, à qui il proclame la mort de l’automne, s’achève sur une promesse : « Et souviens-toi que je t’attends. »
L’incertitude qui traverse toute l’œuvre d’Apollinaire interdit d’évoquer à son sujet un quelconque génie, du moins si ce terme doit revêtir la signification qu’on lui prête lorsqu’on l’emploie à la lecture des Poètes de sept ans de Rimbaud ou de La Chevelure de Baudelaire. Son style, insaisissable et fuyant, ne s’y prête pas. Il ne repose pas sur la puissance des mots ou des sons, mais ajoute plutôt, par touches successives, de la subtilité dans les images. Même les vers les plus flamboyants de La Chanson du mal-aimé ou de ses poèmes de guerre semblent se dérober sous le sens : « J’en vis quatre une fois qu’un même obus frappait / Ils restèrent longtemps ainsi morts et très crânes / Avec l’aspect penché de quatre tours pisanes / Depuis dix jours au fond d’un couloir trop étroit / Dans les éboulements et la boue et le froid. » (Chant d’honneur). Prenant soin de demeurer en marge des exploits littéraires de ses illustres devanciers, Apollinaire n’affiche nulle autre prétention que la figuration minutieuse de perceptions ou de sentiments intimes : « J’écris tout seul, à la lueur tremblante / D’un feu de bois. » (J’écris tout seul)
Faut-il alors évoquer l’impressionnisme pour décrire la poésie d’Apollinaire ? On serait tenté, à la lecture de certains de ses poèmes, d’oser la comparaison : « Ombre multiple que le soleil vous garde / Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter / Et qui dansez au soleil sans faire de poussière / Ombre encre du soleil / Écriture de ma lumière / Caisson de regrets / Un dieu qui s’humilie. » (Ombre). Et pourtant, à bien les relire, une douleur indécise semble hanter ces vers, qui leur confère une saveur particulière que l’on ne retrouve pas, par exemple, chez Verlaine. Celui-ci n’eût jamais écrit « Un dieu qui s’humilie » – trop lourds de sens, trop tragiques, ces mots ne sont précisément pas d’un impressionniste. Les Fêtes galantes font admirablement résonner la musique que Fauré ou Debussy composeront pour elles ; le rythme unique de la poésie d’Apollinaire, impropre à la musique impressionniste, ne prend son envol que par les notes d’Honegger ou de Chostakovitch. Même hors de la sphère impressionniste, les efforts de son ami Poulenc pour restituer la profondeur anxieuse de ses méditations semblent vains. La musique d’Apollinaire n’est pas faite pour la « mélodie française », comme celle de Rilke n’est pas faite pour le lied.
Ce qui rend Apollinaire attachant, ce sont ces imperfections que l’on retrouve au détour même de ses plus grandes œuvres. La fausse naïveté de certains vers évoque le portrait maladroit que fit le douanier Rousseau du poète et de Marie Laurencin, dont il partagea la vie sept années durant : « Demain Cyprien et Henri / Marie Ursule et Catherine / La boulangère et son mari / Et puis Gertrude ma cousine / Souriront quand je passerai / Je ne saurai plus où me mettre / Tu seras loin, je pleurerai / J’en mourrai peut-être. » Même les charmes indéniables du Pont Mirabeau, dont le mérite doit moins à ses qualités poétiques qu’à la postérité que lui ont assurée des générations d’écoliers, n’effacent pas cette candeur suspecte, presque factice. En réalité, quelque chose chez Apollinaire, à commencer par ce visage joufflu qu’une molle expression de béatitude semble ne jamais quitter, le tient à l’écart des grands poètes français. Ses calligrammes sont inventifs – mais ils ne sont que cela. Le sérieux qui transpire des Onze mille verges, loin de la légèreté vivace des écrits pornographiques de Verlaine, transforme le parfum de transgression en odeur pesante.
Les défauts d’Apollinaire, familiers comme les égarements de la pensée divagatrice, n’enlèvent rien à sa poésie. Ils lui confèrent au contraire une douceur rassurante, rappelant qu’elle est faite de la matière même dont se nourrit notre perception, trop souvent confuse, et qui échoue parfois à nommer ce qui l’agite. Le sentiment baudelairien est sublime de précision, comme la sensation chez Rimbaud. Mais le sublime éloigne fatalement de l’intime. Apollinaire ne transfigure rien : il restitue avec exactitude, sans toujours le vouloir, les errements et le trouble de l’esprit humain. « La vie est variable aussi bien que l’Euripe », proclame-t-il dans Le Voyageur. De ces fluctuations émerge une symphonie désordonnée, aussi variée que la vie elle-même, mais dont jamais ne s’élève la moindre dissonance.
C’est là, sans doute, le trait le plus immédiat de la poésie d’Apollinaire : elle résonne de bruits qui vous plongent dans l’admirable tumulte et la beauté rude d’un instant arraché à souvenirs n’ayant peut-être jamais existé. Les « troupeaux d’autobus mugissants » des rues agitées de Paris décrites dans Zone, le « bruit des tracteurs qui grimpent dans la vallée » dans Fusée, les « arbres pleins d’oiseaux muets et de singes » de L’Emigrant de Landor Road, les « sonneries électriques des gares », qui retentissent dans Le Voyageur… Par l’effet de ce même raffinement évocateur, ce ne sont pas simplement les sons, mais également les couleurs, les émotions et les mouvements qui acquièrent une authenticité plus intense encore que la réalité elle-même, sans cesse magnifiée ou avilie dans notre mémoire par l’orgueil ou la honte. Apollinaire ne célèbre pas les souvenirs, il les rappelle à la vie, n’épargnant ni la laideur, ni le déplaisir, ni les imperfections propres aux choses sur lesquelles son regard se pose. Ses poèmes ressemblent à ces rêveries éveillées dans lesquelles on se perd avec délectation, dans les moments les plus anodins comme les plus graves, en se vouant à la douceur absolue d’un moment qui n’est ni dévoré par le passé ni absorbé par l’avenir. Apollinaire, c’est l’éternel présent, celui du songe, vierge des remords et de l’angoisse de l’entendement pur, même dans la tempête du siècle, de la guerre et de la mort qui arrive. « Voici que s’en vient la saison / Des regrets et de la raison » (Vitam Impedere Amori)