« Sans l’islam, l’Empire franc n’aurait sans doute jamais existé, et Charlemagne sans Mahomet serait inconcevable. » Telle est la thèse du grand médiéviste belge Henri Pirenne, qu’il exposa dans son ouvrage Mahomet et Charlemagne, paru après sa mort en 1937. Elle éclaire d’un nouvel œil les origines du Moyen Âge, et bouscule le paradigme européiste sur l’existence d’une culture européenne commune aux racines proto-historiques.
Franchissant tous les limes du Nord, les hordes barbares déferlent sur l’Empire. Les Gaules succombent, saint Augustin meurt dans Hippone assiégée. Les hérétiques arianistes souillent les basiliques de Carthage, avant que Rome elle-même ne tombe… C’est ainsi que l’historiographie classique dépeint les invasions germaniques. Henri Pirenne vient en donner une toute autre vision : « De quelque coté qu’on l’envisage, la période inaugurée par l’établissement des Barbares dans l’Empire n’a rien introduit dans l’histoire d’absolument nouveau. Ce que les Germains ont détruit, c’est le gouvernement impérial in partibus occidentis, ce n’est pas l’Empire. » En effet, si Goths, Wisigoths, Francs, Vandales, Lombards, et autres Burgondes s’installent dans la Romania, ils n’ont guère d’autre ambition politique que d’y être reconnus comme fœderati, peuples fédérés sous l’autorité du souverain de Rome. Autorité théorique depuis la déposition de Romulus Augustule en 476, mais qui maintient vivante l’idée impériale, aussi bien symboliquement que juridiquement.
Il faut dire que l’édifice qui succomba était déjà en profonde décadence depuis bien longtemps. L’autorité impériale au Ve siècle n’est vraiment plus effective qu’en Italie et en Gaule narbonnaise. La présence même des seigneurs germaniques à l’intérieur des limes n’est pas nouvelle ; ils dirigent même l’armée romaine, désormais composée essentiellement de mercenaires de leur race. De plus, la plupart des Barbares n’étaient pas sans initiation aucune à la civilisation : en contact régulier avec l’Empire, ils l’admiraient plus qu’ils ne le haïssaient. Convertis en masse au christianisme, leur foi les rapproche naturellement des Romains, bien qu’ils eussent majoritairement opté pour l’hérésie arianiste.
La chute de l’Empire romain d’Occident, un non-événement
Ainsi, et malgré les graves dégradations, notamment économiques, que subit la Romania lors des invasions, les structures héritées de l’Empire continuent à fonctionner comme aux siècles précédents. Le latin demeure le seul idiome d’expression savante. Le droit coutumier germanique ne s’applique qu’aux Germains. De même qu’Italiens, Gaulois, Berbères et Ibères gardent leurs propres législations romanistes, et leurs sociétés continuent de fonctionner suivant les mœurs et institutions d’Ancien Régime.
Demeure également l’autorité, morale mais aussi politique, de l’empereur d’Orient. Désormais seul monarque romain, le basileus (βασιλεύς) de Constantinople exerce son magistère sur l’Occident décadent. L’évêque de Rome voit en lui le chef légitime de l’Église, tandis que les rois barbares (à l’exception des Vandales) reconnaissent en lui leur maître. « En sommes, l’Empire est resté, malgré ses pertes, la seule puissance mondiale, et Constantinople est la plus grande ville civilisée. » Mais l’Orient connait pour sa part une rupture avec la culture latine : déjà largement hellénique dans les siècles passés, il le devient exclusivement. Le latin n’y a plus cours, et c’est en grec que va naître une nouvelle culture : le byzantinisme. Sous Justinien, cette dernière se répand dans le sud de l’Espagne, dans une partie importante de l’Italie, ainsi que dans toute l’Afrique (province occidentale la plus riche). Des moines orientaux, surtout syriens, affluent à Rome, et exercent une influence décisive sur la vie intellectuelle. L’Occident se byzantinise. Des Germains, il ne reste plus grand-chose. Même les Lombards, barbares les plus puissants et les plus autonomes, sont en plein processus de romanisation.
Une exception cependant à cet état va se produire en Bretagne : là, les envahisseurs anglo-saxons païens qui pénètrent le pays n’ont connu du monde romain que sa phase finale et décadente, et ne subiront jamais l’influence de la culture classique. La Bretagne où ils s’établissent est de surcroît la moins romanisée de toutes les provinces. Ainsi vont-ils faire reculer l’ancien monde et prendre sa place, imposant leur langue et leur système de valeur basé sur les liens de sang et l’organisation tribale. « L’homme du Nord a conquis et pris pour lui cette extrémité de la Romania dont il ne conserve pas de souvenir, dont il éloigne la majesté, à laquelle il ne doit rien. » C’est ainsi que pour Pirenne les Anglo-Saxons jettent en Bretagne les bases de la civilisation nordique.
Le vent du désert brise l’unité méditerranéenne
Lorsque Mahomet naquit à La Mecque en 570, l’Empire n’a quasiment aucun contact avec cette contrée d’Arabie centrale. La région est pourtant bien connue depuis la haute antiquité, mais ne présente aucun intérêt pour le monde civilisé. Peuplée seulement de bédouins nomades, elle n’attire aucune curiosité, aussi la prodigieuse révolution que Mahomet y entreprit n’a été perçue ni par les Byzantins, ni par les Sassanides. Pas plus que l’attaque militaire qui allait les foudroyer. Exaltés par leur nouvelle foi, les combattants arabes conquièrent en quelques années Iran, Syrie, Égypte, Afrique et Espagne, et arrivent aux portes de la Narbonnaise.
L’expansion fulgurante de l’islam diffère grandement de celle très lente du christianisme. Son caractère de religion nouvelle n’est pas immédiatement évident : Jean Damascène y voit ainsi un énième schisme, nombreux en ces siècles de Conciles. La rupture culturelle instaurée par les nouveaux conquérants est pourtant radicale : contrairement au Germain qui se romanise dès qu’il pénètre dans la Romania, l’Arabe arabise tout ce qu’il pénètre. L’islam est un nouveau monde. La langue, le système judiciaire, l’organisation sociale, tout y est bouleversé. Plus encore ; l’islamisation répand partout la sensibilité culturelle du peuple arabe. Contrairement au christianisme, l’islam n’est pas une religion universelle ; c’est une religion nationale dont la nation se dilate. Peu importe que Berbères et Égyptiens demeurent majoritairement chrétiens, ou qu’au cœur même de l’Orient cohabitent Juifs et Nestoriens. En vérité, l’ambiance toute entière est arabe. « En se christianisant, l’Empire avait changé d’âme. En s’islamisant, il change à la fois d’âme et de corps. La société civile est aussi transformée que la société religieuse. »
Un événement essentiel de l’épopée islamique sera le contrôle de la Sicile au IXe siècle. À partir de là, la méditerranée est coupée en deux bassins. La partie occidentale est un lac musulman. La navigation à l’ouest de l’Italie devient totalement impossible pour les chrétiens. Les îles sont ravagées par les pirates sarrasins, sans qu’aucune résistance ne puisse leur être opposée : les Francs n’ont pas de flotte, et celle des Wisigoths a été anéantis. L’Espagne et l’Afrique gravitent désormais dans l’orbite de Bagdad, la Romania n’existe plus.
Dans le bassin oriental en revanche, Byzance maintient sa domination sur les eaux, et voit apparaître dans l’Adriatique une nouvelle puissance sœur ; Venise. Une fois passé le choc de la conquête, les pays musulmans connaissent une prospérité économique et culturelle importante. Cette dernière tourne en faveur des Vénitiens, qui commercent sans scrupules avec les mahométans. Par ricochet, cela profite également au monde byzantin dans son ensemble, qui maintient une culture raffinée, à la fois héritière de la tradition antique et ouverte aux idées nouvelles. Pour l’historien belge, un contraste important apparaît alors avec l’Occident chrétien : les ports et les villes côtières de la mer occidentale sont abandonnés. Plus aucun contact n’existe avec l’Orient, ni avec les côtes sarrasines.
Ainsi l’islam a-t-il rompu l’unité culturelle et spirituelle du monde méditerranéen. La mer qui était jusque-là le centre de la chrétienté, en devient la frontière. « C’est là le fait le plus essentiel de l’histoire européenne depuis les guerres puniques. »
Le coup d’État carolingien et les débuts du Moyen Âge
En 732, Abd al-Rahman al-Ghafiqi, gouverneur omeyyade de l’Espagne, part à l’assaut du duché d’Aquitaine. Pris de cours et vite vaincus, les Aquitains sont obligés de s’en remettre à Charles Martel, maire du palais carolingien. Ce dernier défait les musulmans à Poitiers qui refluent ensuite au delà des Pyrénées. Cet événement marque le passage définitif du pouvoir franc aux mains des Carolingiens, et la fin d’une dynastie mérovingienne décadente depuis plus d’un siècle. Le changement dynastique déplace le centre de gravité de la Francia vers l’Austrasie, terre natale de Martel, beaucoup plus rude que la Neustrie méridionale. Les Carolingiens insufflent en Occident chrétien un nouvel esprit : chez ces hommes du Nord, c’est le caractère germanique qui prédomine. Adeptes du droit coutumier, « leur action se fit aussitôt sentir comme nettement hostile à l’absolutisme royal ; elle est anti-romaine et, pourrait-on dire, « anti-antique » ».
À la même période, souhaitant rapprocher théologiquement le christianisme de l’islam, plusieurs empereurs byzantins tentent d’imposer l’iconoclastie, et commettent par-là une intrusion dans le pouvoir spirituel du pape. De plus, luttant contre les Arabes au sud et les Bulgares au nord, Byzance ne peut plus apporter grande protection à l’Italie. Ces deux raisons précipitent la rupture avec la papauté, qui se tourne désormais vers les Carolingiens pour assurer sa défense. Le 25 décembre 800, le pape Léon III sacre le roi franc Charlemagne Imperator Romanorum. Mais cette ascension ne correspond à aucune tradition impériale : ainsi, « par une sorte de coup d’État, le patrice qui protégeait Rome devient l’empereur qui protège l’Église ».
Loin des agitations de la Méditerranée, les Anglo-Saxons découvrent au VIIe siècle le latin en même temps que la foi chrétienne. N’ayant jamais été pour eux une langue vivante mais uniquement sacrée, elle jouit rapidement d’un prestige incomparable. Les missionnaires partis de Bretagne vers la Germanie deviennent le fer de lance de la renaissance littéraire dans l’empire de Charlemagne. Ironie de l’histoire, ce sont donc ces Germains purs qui deviennent les meilleurs promoteurs de la langue de Cicéron. Mais à une époque ou plus personne ne comprend cette dernière, le clergé l’impose comme langue unique de l’administration. Ce fait n’est pas sans importance, il produit un trait caractéristique du Moyen Âge : l’apparition d’une caste religieuse dont dépend intellectuellement le pouvoir politique, et qui lui abandonne la gestion sociale. Si l’empire franc ne survit pas à Charlemagne, les Carolingiens marqueront de leur empreinte l’identité de la chrétienté occidentale, et contribueront à édifier une unité internationale de culture. Unité que les hommes de la Renaissance soucieux de désacralisation appelleront désormais Europe.
Cette Europe, pourtant, gardera durablement les traces de sa naissance hasardeuse : l’âme barbare ne fusionnera jamais avec l’âme gréco-latine. Le guerrier germain, sauveur de la chrétienté face à la menace venue du Sud, estimera sa dette à l’égard de la Méditerranée soldée. Il s’en détourne tout en lui succédant, et c’est désormais au Nord, entre hommes du Nord, que se dérouleront les grands bouleversements historiques. État de fait que la découverte du Nouveau Monde parachèvera plusieurs siècle plus tard.