La France n’est pas une démocratie pour la simple raison qu’elle ne l’a jamais été. Ce trait ne lui est d’ailleurs pas propre, puisqu’elle le partage avec les autres pays occidentaux. Dans la théorie politique classique, qui prévaut entre le Ve siècle av. J.-C. et le début du XIXe siècle, la démocratie est associée au tirage au sort plutôt qu’à l’élection. C’est justement pour éviter les « excès » de la démocratie qu’est instauré un « gouvernement représentatif » lors de la Révolution française. Depuis lors, aucun régime politique de l’histoire de France ne peut être défini comme « démocratique », du moins selon les critères de la théorie classique. Et la République n’y fait pas exception : il s’agit même d’un régime explicitement antidémocratique.
La crise qui secoue actuellement la macronie est à bien des égards paradoxale. D’un côté, les défenseurs du pouvoir en place ressassent la sempiternelle logorrhée du « barrage » qu’ils dirigent, non plus contre leurs adversaires « bleu Marine », mais contre le danger beaucoup plus insaisissable et effrayant que constitue ce « monstre qui a échappé à ses géniteurs » (dixit Castaner). La marée jaune ose en effet commettre le crime de lèse-majesté le plus blasphématoire consistant à réclamer la démission du président. Car celui-ci n’est-il pas inviolable et sanctionné, depuis un an et demi, par la sacro-sainte élection ? Sa personne étant encore plus sacrée que celle de son adversaire rouge, réclamer sa démission reviendrait à contester la démocratie. Et nos Cicéron autoproclamés de prendre leur mine la plus affectée pour défendre avec grandiloquence, les trémolos dans la voix, cette démocratie qui, paraît-il, est aujourd’hui gravement « menacée » par de nouveaux Catilina.
De l’autre côté, une foule de manifestants en colère, arborant la couleur du canari mais rugissant comme le lion, exigent la démission du chef de l’État tout en le sommant de les recevoir, demandent à la fois une réduction des impôts et une hausse des dépenses publiques et ordonnent d’en finir avec l’austérité tout en souhaitant rester dans une Union européenne néolibérale. Mais, surtout, ces « Gaulois réfractaires » (dixit Macron) devenus les sans-culottes du XXIe siècle dénoncent la « dictature » en place et réclament à cor et à cri « plus de démocratie », comme si la démocratie, dans notre monde marchand, était devenue un bien quantifiable et distribuable parmi d’autres.
La Ve République du président Macron est-elle donc une « démocratie » menacée ou une « dictature » à abattre ? Ni l’une, ni l’autre. Si l’on en croit la théorie politique classique, il s’agit d’une aristocratie à tendance monarchique. Bernard Manin, dans ses Principes du gouvernement représentatif, a en effet montré que le principe de l’élection, sur lequel reposent les régimes politiques issus de la modernité, n’avait originellement rien de démocratique, mais que l’ensemble des philosophes, du Ve siècle av. J.-C. au siècle des Lumières, le considéraient au contraire comme le fondement de l’aristocratie.
La démocratie antique : peuple votant et tirage au sort
Dans la démocratie athénienne du Ve siècle av. J.-C., tous les citoyens, rassemblés en ekklesia, votent les lois. Celles-ci sont rédigées par la boulè, ou Conseil des Cinq Cents, constituée de citoyens tirés au sort parmi les Athéniens de sexe masculin (50 bouleutes par tribu, Athènes comptant dix tribus). Deux éléments définissent donc le caractère démocratique de la cité athénienne : l’implication de tous les citoyens dans le vote de la loi et la rédaction de celle-ci par des citoyens tirés au sort.
Or, le système politique d’Athènes constitue l’idéal-type par excellence de la démocratie pour tous les philosophes politiques jusqu’au début du XIXe siècle. Ainsi, Aristote (IVe siècle av. J.-C.), reprenant les catégories politiques de l’historien Hérodote, montre « qu’il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées au sort et comme oligarchique qu’elles soient électives » (Politiques, IV, 9, 1294-b). Le Stagirite considère donc le tirage au sort comme l’élément caractéristique de la démocratie et affirme explicitement que l’élection est le fondement de l’« oligarchie » ou de l’« aristocratie ». Mais pourquoi considérer l’élection comme aristocratique et le tirage au sort comme démocratique ? En réalité, le tirage au sort ne fait pas acception de personnes. Au-delà des arguments religieux, faisant du hasard le révélateur de la volonté des dieux, le tirage au sort garantit l’égalité des citoyens face au pouvoir : par le hasard, chaque citoyen dispose d’une égale chance d’accéder aux magistratures. De plus, le tirage au sort permet une rotation des charges importantes. Tout citoyen peut se voir garantir la possibilité d’obéir et de commander tour à tour. Le tirage au sort est donc égalitaire. En revanche, l’élection ne l’est pas. Elle vise en effet à choisir les plus compétents, les « meilleurs » (aristoï en grec) pour qu’ils gouvernent, induisant une certaine hiérarchisation entre citoyens. Par conséquent, l’élection est par nature aristocratique.
Ces catégories sont partagées par de nombreux auteurs antiques. Ainsi, l’historien grec Polybe, qui tente de caractériser la res publica romaine au IIe siècle av. J.-C., la définit comme un régime mixte combinant des éléments monarchique, aristocratique et démocratique (Histoires, livre VI). Les deux consuls, quoiqu’élus par le peuple romain assemblé en comices centuriates, constituent l’élément monarchique, ou plutôt dyarchique, puisque deux hommes (duo) détiennent le pouvoir (archè) sur leurs concitoyens et peuvent, par exemple, proposer des lois. Le Sénat représente l’élément aristocratique ou oligarchique, puisqu’il s’agit d’un Conseil de quelques hommes (oligos) pouvant retenir les lois proposées par les consuls (sénatus-consulte). Enfin, les comices regroupent le peuple (démos) en centuries et se voient confier le pouvoir de voter les lois retenues par le sénat : elles constituent donc l’élément démocratique de la République romaine.
Plusieurs éléments sont donc à retenir. La démocratie, d’après les auteurs antiques, désigne un régime dans lequel des citoyens tirés au sort proposent les lois que le peuple entier ratifie par son vote. Par ailleurs, il peut exister des régimes mixtes combinant les éléments monarchique, aristocratique et démocratique. D’après cette définition, la Ve République actuelle constituerait un régime monarchique et aristocratique, puisque le pouvoir exécutif « monarchique » ou « dyarchique » (président et Premier ministre) et le pouvoir législatif « aristocratique » participent conjointement à l’élaboration de la loi (projets de loi et propositions de loi). La République française ne serait donc pas démocratique si l’on en croit la théorie classique.
Les philosophes modernes : démocratie et aristocratie
Les philosophes modernes partagent ce point de vue. Thomas Hobbes distingue ainsi « la monarchie, où un seul possède la souveraineté ; la démocratie, où c’est l’assemblée générale des sujets qui la possède ; l’aristocratie, où c’est une assemblée de certaines personnes nommées, ou distinguées des autres d’une autre façon » (Léviathan, II, XIX, 10). Il n’existe donc de démocratie que si la souveraineté, c’est-à-dire le pouvoir d’édicter les lois, appartient au peuple, à l’ensemble des citoyens. De la même manière, Charles de Secondat de Montesquieu affirme : « Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la puissance souveraine, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie. » (De l’esprit des lois, II, 2). Il ajoute : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix [= l’élection] est de celle de l’aristocratie. » Le philosophe conclut en expliquant que le tirage au sort « est une façon d’élire [= de choisir] qui n’afflige personne » car « il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie ». Comme chez Aristote, le tirage au sort, fondement de la démocratie, est vu comme plus égalitaire que l’élection. Les philosophes modernes s’accordent donc, dans les grandes lignes, avec les catégories d’Aristote : la démocratie repose sur la capacité du peuple entier à voter les lois et sur le principe du tirage au sort pour déterminer quel citoyen est magistrat.
L’auteur qui va le plus loin dans cette direction est indéniablement Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe genevois montre ainsi qu’« Il y a […] trois sortes d’Aristocratie : naturelle, élective, héréditaire. La première ne convient qu’à des peuples simples ; le troisième est le pire de tous les Gouvernements. La deuxième est le meilleur ; c’est l’aristocratie proprement dite » (Du contrat social, III, 5). Pour Rousseau l’élection constitue donc l’une des modalités de l’aristocratie, et la seule légitime selon lui. La démocratie, elle, désigne ses magistrats par tirage au sort puisque « la voie du sort est plus dans la nature de la Démocratie » (IV, 3). Pour ce qui est du vote de la loi, Rousseau est bien plus radical que ses contemporains, puisqu’il affirme que seul le peuple peut s’en charger, quel que soit le type de régime (monarchie, aristocratie ou démocratie). D’après lui, en effet, « Toute loi que le Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi » (III, 15). Pour le philosophe, aucune loi ne saurait être votée par des représentants du peuple. Rousseau s’insurge contre l’idée d’un corps législatif chargé par le peuple de voter les lois, à l’instar du Parlement anglais : « Le peuple Anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » Et de conclure : « À l’instant qu’un Peuple se donne des Représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. » Seul le peuple est donc légitime à voter les lois. Dès lors, élire des députés ou représentants pour réaliser cette tâche à la place du peuple revient à déposséder ce dernier de son droit fondamental : se donner lui-même sa propre loi. Un gouvernement représentatif impliquerait l’hétéronomie politique du peuple, ce que Rousseau refuse.
Faire de Rousseau et de Montesquieu les pères de la République française, c’est donc se tromper lourdement. Tous deux auraient refusé le nom de « démocratie » à notre régime. Ils auraient insisté sur le fait que, dans une démocratie, les magistrats sont désignés par tirage au sort, ce qui est bien sûr loin d’être le cas de la Ve République. Montesquieu aurait probablement qualifié celle-ci d’aristocratie à tendance monarchique, tandis que Rousseau en aurait fait un régime illégitime ou une forme de tyrannie, le peuple français ne votant pas lui-même les lois qu’il se donne. Dans cette perspective, rien n’est donc plus « antidémocratique » que la République actuelle.
La République contre la démocratie : le gouvernement représentatif
Lors de la Révolution française, nombre de parlementaires revendiquaient d’ailleurs le caractère antidémocratique de la République naissante. En particulier, les révolutionnaires forgent le concept de « gouvernement représentatif », précisément pour l’opposer à la notion de démocratie. Ainsi, Emmanuel-Joseph Sieyès déclare : « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » (Dire de l’abbé Sieyès sur la question du veto royal). L’abbé refuse ainsi pour la France tout système démocratique tel que défini par Rousseau ou Montesquieu. Il lui préfère cet « État représentatif » dans lequel le peuple ne s’exprime que par l’intermédiaire de ses représentants. Il rejette donc jusqu’au nom de démocratie et affirme même que la France « ne saurait » être démocratique. En effet, comme Rousseau l’avait montré, la démocratie ne peut s’appliquer qu’à de petites entités. Or, pour Sieyès, il serait impossible d’assembler le peuple de France en un seul endroit pour voter les lois. Par conséquent, le régime démocratique doit être exclu, il faut lui préférer le gouvernement représentatif. Les révolutionnaires tels que Sieyès auraient donc rejeté avec horreur l’idée, pourtant devenue courante, d’avoir fondé une démocratie. D’après eux, la République, ou gouvernement représentatif, permettait justement d’éviter les excès de la démocratie.
Dès lors, quand et pourquoi en est-on venu à désigner sous le nom de démocratie le gouvernement représentatif que les révolutionnaires ont établi ? Selon Bernard Manin, c’est au cours du XIXe siècle que le concept de démocratie subit une transformation sémantique totale, pour finir par désigner ce que nous entendons aujourd’hui par ce nom. En fait, « l’avènement spectaculaire du suffrage universel, au terme de longs conflits, donn[a] une puissante impulsion à la croyance que le gouvernement représentatif se muait peu à peu en démocratie ». La progression de l’égalité politique des citoyens et l’existence de chambres législatives de plus en plus représentatives de la population font progressivement oublier le caractère aristocratique et, partant, inégalitaire du vote, au point de faire passer le « régime représentatif » et les républiques contemporaines pour des démocraties. Néanmoins, revenir aux origines du gouvernement représentatif nous indique que le régime dans lequel nous vivons n’est pas démocratique.
La philosophie politique, entre le Ve siècle av. J.-C. et le siècle des Lumières, est donc unanime pour désigner, sous le terme de « démocratie », un régime dans lequel le peuple lui-même vote les lois et est représenté par des magistrats tirés au sort parmi les citoyens. D’après les catégories de la théorie politique classique, le système politique dans lequel nous vivons constituerait un régime mixte excluant néanmoins la démocratie : une aristocratie à tendance monarchique ou une monarchie tempérée par deux assemblées aristocratiques. Bien plus, le fait que le gouvernement représentatif se soit construit précisément contre la démocratie invite à considérer la République comme un régime antidémocratique. Rien n’est donc moins « démocratique » que la Ve République, qui suit en cela les Républiques qui l’ont précédée. L’usage actuel des termes de « démocratie représentative » et de « démocratie directe », employés à tort et à travers, révèle en fait l’inculture historique et philosophique de nos contemporains. La « démocratie directe » est une expression impropre, puisque le terme de « démocratie » suffit pour désigner l’implication directe des citoyens dans l’élaboration de la loi. La « démocratie représentative », quant à elle, constitue un oxymore cherchant à concilier l’inconciliable : la démocratie et le gouvernement représentatif. À strictement parler, la « démocratie représentative » devrait désigner un régime fondé sur le tirage au sort, puisque ce dernier, dans la théorie classique, représente le seul mode de représentation caractérisant une démocratie.
La théorie classique peut en outre fournir des éléments susceptibles de résoudre la crise de représentativité dans laquelle s’est enfoncée la Ve République. Quelle que soit l’issue de la crise dite des « gilets jaunes », celle-ci est révélatrice d’un désenchantement de la représentation par l’élection, que traduit le décalage vécu par la majorité de la population avec ses élites. De nombreux « gilets jaunes » refusent en effet le principe même de représentation. Le caractère aristocratique du vote est vivement perçu, au moins instinctivement, par beaucoup de Français. Il conviendrait sans doute d’équilibrer, comme le propose David Van Reybrouck (Contre les élections), le régime mixte que constitue la République en y introduisant au moins un élément démocratique susceptible de tempérer les instances aristocratique et monarchique qui la caractérisent. Une chambre intégralement tirée au sort parmi les citoyens pourrait, par exemple, répondre à la crise de la représentativité que connaît notre pays en faisant des citoyens de véritables acteurs dans l’élaboration de la loi. Au risque, en cas d’immobilisme, de voir réapparaître et s’intensifier, dans un futur plus ou moins proche, les scènes de contestation du régime auxquelles nous avons assisté.