Dans Sérotonine (Flammarion), Michel Houellebecq évoque l’amour comme une possibilité de salut face à la misère de l’époque contemporaine. Mais, embourbé dans le nihilisme qu’il dépeint, ce nouveau roman n’est que la énième chronique d’un néant spirituel qui contamine jusqu’à son écriture.
À l’époque, François n’avait rien à regretter. Soumission, le précédent roman de Michel Houellebecq narrant une presque enviable prise de pouvoir d’un parti islamiste en France, s’achevait par une sibylline affirmation de son narrateur, un universitaire spécialiste de Huysmans : « Je n’aurais rien à regretter. » C’était il y a quatre ans.
Comme un clin d’œil à François, Houellebecq fait dire à Florent-Claude Labrouste, personnage principal de Sérotonine, dans l’ultime page de son nouveau roman : « Ceux qui n’ont jamais envisagé de vivre, ni d’aimer, ni d’être aimés […] n’ont, comme on dit, rien à regretter ; je ne suis pas dans le même cas. » Car Florent-Claude, agronome de 46 ans qui « déteste » son prénom, a des regrets – et essentiellement un, celui d’avoir à deux reprises raté l’amour d’une femme par sa propre faute.
La première, Kate, il l’a rencontrée à 22 ans. Cette Danoise étudiante en médecine lui offrit plusieurs mois d’amour qui s’achevèrent à la gare de Francfort : elle prit un train pour retourner à Copenhague et lui, sur le quai, la regarda partir sans bouger, sans chercher à la rattraper. Le jour où il la rappellera, il sera trop tard. Quant à Camille, il la connut plus tard, en Normandie. Elle, qui n’avait que 19 ans alors que lui approchait la trentaine, vint habiter plusieurs mois dans sa grande maison de campagne. « J’ai connu le bonheur, je sais ce que c’est », se souvient Florent-Claude. Mais, après cinq ans, il perdra Camille par sa faute, en la trompant.
« Trop tard », il aura toujours été trop tard dans la vie de Florent-Claude comme, le pense-t-il, dans l’existence de tous les hommes. « Les hommes en général ne savent pas vivre » et ainsi poursuivent-ils différents projets dans lesquels « ils échouent et parviennent à la conclusion qu’ils auraient mieux fait, tout simplement, de vivre, mais en général aussi il est trop tard ». Florent-Claude prévoit logiquement que le reste de son existence sera, elle aussi, un « flasque et douloureux effondrement ». Pourtant, cette « seconde partie » débute sur une rupture, profonde, avec son existence d’alors.
Hôtel fumeur
Il décide de disparaître volontairement et quitte tout : sa petite amie, une Japonaise dégénérée et seulement intéressée par sa situation, son emploi au ministère de l’agriculture, son logement dans une immense tour de Paris, cette « ville infestée de bourgeois écoresponsables ». Avec ses 700.000 euros d’économies, il s’installe d’abord dans un hôtel Mercure de la capitale – le seul acceptant les fumeurs qu’il ait trouvé – puis, à l’approche des fêtes, rejoint en Normandie son vieil ami Aymeric auquel il loue un bungalow.
Aussi, dès sa disparition, il se rend chez un médecin qui lui prescrit un antidépresseur d’une nouvelle génération, une sérotonine vendue sous le nom de Captorix avec laquelle il vivra désormais. Cette sérotonine a l’avantage de permettre une vie presque normale au patient sans susciter de pulsion suicidaire ou d’automutilation. Cependant, elle le réduit à l’impuissance et anéantit la libido – c’est donc à une petite mort permanente que Florent-Claude consent.
Houellebecq apprécie le thème de la fuite et de la disparition, qu’il fait souvent vivre à ses personnages, d’Extension du domaine de la lutte (1994) à Soumission – jusqu’à mettre sa propre disparition en scène dans le film L’enlèvement de Michel Houellebecq (2014). Par ce procédé, il place Florent-Claude dans une configuration qu’il affectionne : celle d’un homme seul, vide et dépouillé de tout ce qui tient une existence, c’est-à-dire des attaches familiales, amicales, géographiques, comme des passions ou des centres d’intérêt.
Sauver le monde
Cependant, parvenir à ce néant réclame à l’auteur des procédés parfois artificiels. Les parents de Florent-Claude sont morts ensemble et il y a longtemps (c’est plus simple ainsi). Le reste est balayé en une demi-page : « Mon projet de disparition volontaire avait pleinement réussi, et maintenant j’étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables […] dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. » Peut-être est-ce ce « minimalisme » qui donne au lecteur la sensation d’avoir, si souvent, revu les mêmes personnages apathiques dans l’œuvre de Houellebecq.
À ces nihilistes, l’existence – c’est-à-dire leur créateur – n’offre généralement que deux impasses : le suicide ou la démence. L’espoir n’existe pas, jamais. Or, et c’est ici l’intérêt de Sérotonine, Houellebecq trace les contours d’un salut : l’amour. « Le monde extérieur était dur, impitoyable aux faibles, il ne tenait presque jamais ses promesses, et l’amour restait la seule chose en laquelle on puisse encore, peut-être, avoir foi. » Il perdurerait donc, par-delà l’époque qui broie ses personnages, une chose en laquelle croire et qui rendrait, même un peu, les existences ici-bas supportables. Florent-Claude jure ainsi que, avec Kate, ils auraient pu tout racheter par la force de leur seul amour, et « sauver le monde ».
Dans la dernière page de Sérotonine, l’amour figure même un signe divin, comme les traces minuscules d’une réalité spirituelle noyée dans le matérialisme de l’époque moderne. « Dieu s’occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs. Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. »
Le millénaire « de trop »
Mais… Trois décennies d’écriture pouvaient-elles, d’un coup, accoucher sur la possibilité d’autre chose, sur le germe d’un espoir et non sur la gâchette d’un pistolet ? Non. Et ce n’est pas la faute des personnages, mais celle de l’époque. Ce troisième millénaire est « pour l’Occident antérieurement qualifié de judéo-chrétien, le millénaire de trop ». Il périclite dans sa mollesse car « voilà comment une civilisation meurt, sans tracas, sans dangers ni sans drames et avec très peu de carnage, une civilisation meurt juste par lassitude, par dégoût d’elle-même ».
Certes, notre époque laisse une petite illusion, courte mais enivrante, la période des études – « les seules années heureuses, les seules où l’avenir paraît ouvert, où tout paraît possible ». Mais vient ensuite l’âge adulte, celui du « lent et progressif enlisement » de la vie professionnelle où l’on « évite de revoir ses amis de jeunesse pour éviter d’être confronté aux témoins de ses espérances déçues, à l’évidence de son propre écrasement ». L’amour permettrait pourtant de survivre dans le lieu de la modernité, la ville, « et son corollaire naturel, la solitude, auquel seul le couple pouvait vraiment offrir une alternative ». Mais cette époque funeste anéantit tout, et même cette possibilité. Le « monde social est une machine à détruire l’amour », conclut Florent-Claude.
Sérotonine est donc le roman d’une nouvelle porte, mais d’une porte qui restera close. Finalement, l’amour ne sauvera rien. Les antidépresseurs, la tentation du suicide, l’infini chagrin consument, sans heurt, lentement, le personnage de Houellebecq. Florent-Claude erre dans la gare Saint-Lazare à la recherche des moments enfuis avec Camille, revient inlassablement au lac de Rabodanges où ils se rendaient jadis, ressasse indéfiniment les gestes qu’il n’a pas faits, ou qu’il aurait dû faire, pour changer le cours de son existence.
Du bio au bungalow
Mais il est condamné. Houellebecq l’a décidé : personne n’aura sa chance. Même Aymeric, ce camarade de l’école d’agronomie, seul personnage dont la vie n’est pas une succession d’échecs et de dépravations – comme Claire, son ex à la carrière de comédienne ratée, qu’il revoit dix ans plus tard minée par l’alcool. Il est le seul de la promotion à avoir renoncé au confort d’une carrière d’ingénieur pour devenir agriculteur. La vie est dure avec les 300 bêtes dont il s’occupe, mais il se bat pour respecter le cahier des charges bio, faire des produits de qualité, et élever ses deux filles avec sa femme.
Lorsque Florent-Claude retournera le voir, Aymeric aura lui aussi sombré dans l’alcoolisme. Sa femme l’a quitté pour un pianiste renommé à Londres et pris avec elle ses deux filles. Pour tenir financièrement le coup, il a ouvert un complexe de bungalows. « Ma vie est foutue », affirme-t-il alors, lui qui mourra peu après au cours d’une fusillade provoquée avec les CRS lors d’une manifestation contre la fin des quotas laitiers. D’ailleurs, Florent-Claude lui-même avait pensé pouvoir changer quelque chose comme négociateur agricole à Bruxelles, mais il a aussi fait l’amère expérience que rien ne pouvait changer le cours des événements – « qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »
Alors, il a cessé de croire – et pouvait-il en être autrement ? Victor Hugo raillait la misère de « l’homme qui dans l’homme s’arrête » (« Magnitudo parvi », Les Contemplations). C’est pourtant celle dont souffrent les personnages neurasthéniques de Houellebecq – et peut-être l’auteur lui-même. Un homme sans passion, ni affection, sans vie intérieure, n’est malheureusement qu’un homme, c’est-à-dire peu de choses – faut-il donc s’étonner qu’il aboutisse à rien ? Ainsi, comme la sérotonine que Florent-Claude ingurgite et qui lui laisse l’impression de vivre, Houellebecq donne seulement l’impression de faire exister ses personnages.
Roman malade
Or, il sont condamnés et, même, condamnés d’avance. Il a refusé de les faire vivre, et comme ils ne peuvent que rater et en mourir, ils finissent par sonner creux. Lorsque Florent-Claude retourne sur les traces de Camille et, constatant qu’elle a un fils, projette de le tuer – car, considère-t-il, c’était lui ou l’enfant qui pourrait avoir son cœur –, l’on a déjà deviné qu’il se débinerait au dernier moment, comme on savait que l’amour ne serait qu’une chimère puisqu’il ne ferait jamais le choix de le vivre. Ainsi, l’on avait compris depuis longtemps que ce personnage terminerait comme tant d’autres chez Houellebecq : par rien. En cela l’apport de cette nouvelle œuvre interroge tant l’auteur a exploré, parfois avec génie, les impasses de notre époque depuis Rester vivant en 1991.
Le médecin de Florent-Claude finira par voir dans son cas une sorte de « burn-out immobile », lui expliquant qu’il est en train de « mourir de chagrin ». Sérotonine paraît, lui, souffrir du romantisme torturé de l’adolescent tardif qui, jamais remis de ses premiers émois, en a tiré un irrémédiable dégoût de la vie. Et, comme Florent-Claude et son « mal-du-siècle » quelque peu daté, c’est le roman dans son ensemble qui paraît malade.
Car, en plus du nihilisme, c’est à une autre maladie du XIXe siècle que succombe Houellebecq (il est vrai, non pour la première fois) : celle du positivisme. Ce sont essentiellement les caractéristiques physiques qui servent les descriptions (l’étui de sa carabine est en « polycarbonate », la table est un « parallélépipède »), les noms propres qui servent à définir les objets (une Mercedes, une « box SFR »), des noms de rues à expliquer des déambulations (« je tournais à droite dans la rue Abel-Hovelacque ; au coin de l’avenue des Gobelins, je ne manquais jamais de marquer un arrêt au Carrefour City »), dans une profusion de noms et d’adjectifs sans consistance, étrangers à toute épaisseur littéraire.
Habiter « nulle part »
Il convient d’ajouter à cela la présence de quelques virgules hasardeuses, d’effets médiocres (confusion entre « Zadig et Voltaire » et « Pascal et Blaise » resservie trois fois), des considérations sans intérêt (sur la « dégénérescence » de la SNCF), parfois des répétitions dans une même phrase (« on avait baisé toute la nuit et jusqu’à onze heures du matin jusqu’à ce qu’il soit vraiment l’heure d’aller à la gare ») et, toujours, un vocabulaire d’une navrante banalité – faut-il en accuser seulement Florent-Claude ?
Ce nihilisme conduit aussi Sérotonine à multiplier les passages vulgaires, voire scabreux. La première petite amie du narrateur, Yuzu, « léchait le gland avec application sans jamais perdre de vue l’existence des couilles », quand Claire « défaisait [s]a braguette en quelques secondes pour [l]e sucer ». Dans les dernières pages, Florent-Claude achève ses obsessions sexuelles en citant Marcel Proust et ses « jeunes filles en fleurs » pour souhaiter remplacer cela par « jeunes chattes humides » car « qu’y a-t-il de plus beau, de plus poétique, qu’une chatte qui commence à s’humidifier ? »
Le nihilisme conduit à la dégénérescence – du moins Houellebecq ne montre pas le contraire. Puisque l’auteur ne lui a pas laissé le choix de l’amour, Florent-Claude finira par se réfugier dans ce qu’il abhorre pourtant : il emménagera à la fin du roman dans une tour du XIIIe arrondissement de Paris – quartier où Houellebecq habite réellement. Là, il a l’impression d’« habiter nulle part » et s’en contente, car tel est le triste sort du nihiliste : se vautrer dans ce qui le dégoûte.
Il continue à ingérer les petits comprimés blancs de Captorix, mais « l’armure moléculaire se fendille, le processus de désagrégation reprend son cours ». La mort est proche. Comme les scientistes le faisaient il y a deux siècles, Houellebecq a réduit les émotions de Florent-Claude à une combinaison chimique – une augmentation de sérotonine par inhibition de sa recapture par les neurones 5-HT1. L’esprit n’est plus que matière : de toutes les misères qui forment le néant spirituel de Sérotonine, telle est sûrement la plus grande. Et il n’est pas certain qu’il faille incriminer le déclin de toute une civilisation pour l’excuser.