L’écologie existait déjà en 1898 à travers un mouvement libertaire aussi éphémère qu’original : le naturianisme. Les éditions du Sandre ont eu l’audacieuse idée de republier le fac-similé de la collection complète de son journal intitulé Le Naturien. On y découvre une réflexion avant-gardiste et radicale qui condamne avec virulence les méfaits de la civilisation.
Paru le 1er mars 1898, Le Naturien se présente comme l’organe de presse du mouvement naturianiste fondé en 1894 par le peintre et dessinateur anarchiste Émile Gravelle. Cette revue éphémère (seulement 4 numéros) revendique « l’indépendance absolue par le retour à nature » qu’elle distingue de « l’état primitif ». Le naturianisme formule une critique radicale de la civilisation et du progrès qui, loin d’émanciper l’homme, l’asservissent et l’avilissent. « Il fait beau entendre parler de Civilisation, de bienfaits du Progrès, de découvertes de la Science, cependant que la misère grandit effroyablement, que l’assassinat et le suicide augmentent de fréquence ; que l’anémie, la scrofule et le rachitisme s’étendent tous les jours davantage et que la laideur devient la règle presque générale », s’indigne Gravelle dans l’article d’ouverture du premier numéro du Naturien. Parce qu’elle est une « contre-nature », la civilisation est perçue par les naturiens comme une ennemie héréditaire, comme une puissante force de corruption. Elle déprave les mœurs, les arts, la constitution de l’homme et l’organisation même de la société.
Au règne de l’ « Artificiel » auquel aboutit le développement de la civilisation, les naturiens opposent le « Naturel » défini comme « l’effet vital fécondant l’Univers ». La révolte philosophique que constitue le naturianisme trouve sa justification dans l’essor des sociétés industrielles et dans le caractère scandaleux de la condition ouvrière. Cette branche hyper-minoritaire de l’anarchie – le mouvement est au départ très localisé (butte Montmartre) et ne comptera jamais plus d’une centaine de membres – ne se reconnaît pas dans les mouvements syndicaux de l’époque, ni dans le marxisme naissant. Pour les naturiens, le marxisme, qui veut que les ouvriers deviennent propriétaires de leurs propres moyens de production, ne fait que reproduire à l’envers l’erreur du capitalisme. En effet, les moyens de production sont un problème en soi, peu importe qui les détient. En cela, le marxisme, parce qu’il est un projet de civilisation, ne fait qu’entretenir, sur un mode prolétarien, la domination de l’artificiel sur le naturel.
À l’état sauvage, nul ne meurt de faim
Dans ce nouveau monde de machines, d’écrous et de rouages, le rapport que l’homme entretient avec son environnement se trouve fondamentalement altéré, ou plutôt, c’est l’environnement naturel de l’homme – celui qui contient les conditions de possibilité de son épanouissement – qui se trouve transformé. La civilisation, qui prétend améliorer objectivement l’existence matérielle des hommes, ne contribue qu’à détruire son cadre de vie originel, celui dans lequel il est le plus libre et le plus heureux. Les détracteurs du mouvement naturianiste accusaient ses partisans de primitivisme. Ils soutenaient avec mauvaise foi que l’idéal naturianiste équivalait à la défense d’un réensauvagement, d’un retour à l’âge de pierre où les hommes vivraient dans des huttes vêtus d’un simple pagne et pratiqueraient la cueillette pour subvenir à la totalité de leurs besoins.
Or le « retour à l’état naturel de la Terre » qu’appellent de leurs vœux les naturiens n’implique pas nécessairement un retour au « bon sauvage », même si Rousseau a eu une influence décisive sur le mouvement et si certains d’entre eux ont tenté des expériences individuelles comme Ernest Darling qui vivra en autonomie dans la jungle de Tahiti – Jack London lui consacrera un chapitre de La Croisière du Snark. Cependant, pour Gravelle, le primitif possède un mérite incontestable à une époque où les ouvriers vivent dans la misère : « À l’état sauvage, nul ne meurt de faim. » Les naturiens dénoncent par ailleurs l’arrogance des civilisés envers certains peuples qui ont échappé à leur emprise : « En effet, sauvages, ils le sont, car ils sont naturels ; mais soyez donc à l’avenir plus conséquents avec vous-mêmes et lorsque des actes de barbarie ont lieu en pays civilisé ne dites donc pas, “un acte de sauvagerie vient d’avoir lieu ou d’être commis” mais bien un acte de civiliserie », s’amuse à noter Honoré Bigot, ouvrier et naturien.
Si le « bon sauvage » est une figure tutélaire du naturianisme, ce n’est pas pour autant un horizon. Conscient de le marche de l’Histoire, Gravelle estime que « recommencer le passé serait la négation de la loi du mouvement ». Les naturiens revendiquent, non pas un retour à l’état primitif, mais la « reconstitution de “l’État Naturel de la Terre”, de la Terre dévastée et ravagée par les travaux de l’homme ». Face à l’urgence de la situation (déjà en 1898 !), Gravelle développe l’idée de fondation d’une colonie naturienne afin de prouver que l’homme peut vivre en groupe et en harmonie avec la nature. L’objectif premier consiste à « démontrer que la terre à l’état naturel peut donner en abondance à l’Homme tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins matériels […] ».
Gravelle propose également une réflexion à l’échelle nationale : il faudrait attribuer à chacun des 38 millions d’habitants, que compte la France en 1898, 12.000 à 15.000 m² de terrains fertiles. « Or, 12.500 mètres donneraient en végétaux divers, l’alimentation à une quantité d’animaux, bétail et gibier, représentant un rendement de 800 à 1.000 kilos de viande par an, et cela sans préjudice des plantes et fruits nécessaires à l’homme. » Certes, Gravelle était un artiste et non un agronome, ses calculs nous paraissent tout à fait impressionnistes et son découpage territorial semble être au mieux une vue de l’esprit. Ceci dit, ce projet utopique a le mérite d’indiquer une direction pour un naturianisme à l’échelle collective en même temps qu’il réaffirme le fond de sa philosophie : ce que la nature donne à l’homme suffit à son épanouissement matériel et moral. En revanche, la transformation de la terre qu’implique tout projet de civilisation conduit à son avilissement. « Ayant dévié de la vérité, il s’enfonça dans le mensonge. Naturel étant synonyme de vérité, et Artifice synonyme de fausseté, qui implique hypocrisie, lâcheté et mystification, cette déviation vers l’artificiel ne pouvait manquer de conduire l’humanité à un état des plus calamiteux », résume Honoré Bigot.