Henry Corbin : l’âme du Coran et le corps du Christ

Mort à la veille de la révolution iranienne, Henry Corbin était pourtant l’antidote au choc des civilisations. Premier traducteur français d’Heidegger, ce chevalier de l’esprit n’a jamais abandonné la quête ontologique de son maître ; il voyagea aux confins de l’Orient pour ramener le Graal. En partant à la recherche de « l’imam caché », Coran vivant et incarné chez les chiites, c’est le mystère du Christ qu’il pénétra.

Martin Heidegger

Henry Corbin se voyait comme l’héritier d’Heidegger, son premier choc philosophique. Né catholique, converti protestant puis initié franc-maçon, c’est en terre d’islam qu’il retrouva le chemin de l’Être. Battant en brèche l’idée reçue selon laquelle la philosophie islamique se serait éteinte avec Averroès, sa somme En islam iranien démontre qu’elle atteignit son zénith en terre d’Iran. Sohrawardi, condamné à mort par Saladin, avait fait la synthèse entre chiisme, zoroastrisme et néoplatonisme, inaugurant des siècles de poésie mystique. Ces épopées d’antan racontaient la quête par l’homme de son ange : l’initié devait voyager en lui-même pour entrer dans la voie des métamorphoses ; devenir lui-même de la race des anges…

Cherchant le lien entre la poésie persane et la religion chiite, Corbin pose la question de la nature du Coran : pour les sunnites, il n’est qu’une table de la Loi ; pour les chiites, il est un esprit qui vit toujours à travers les Imams. Le Coran n’a-t-il pas été révélé par bribes, par éclairs, tout au long de la vie de son Prophète ? N’a-t-il pas été chanté, gravé dans le cœur avant d’être gravé dans le marbre ? Pour comprendre le « phénomène du Livre Saint », Corbin convoque toute la puissance de la philosophie, dans la tradition iranienne où Socrate et Platon étaient les égaux des prophètes.

L’envers du monde

Platon avait défendu la réalité du monde des idées, ou formes pures, comme matrice de la nature phénoménale. Henry Corbin, lui, défend l’existence d’un monde intermédiaire entre le ciel des idées et la réalité sensible : il le baptise Mundus Imaginalis, « là où les esprits deviennent des corps et où les corps deviennent des esprits ». Cet inter-monde est le royaume psychique où voyagent depuis toujours chamanes, oracles et prophètes ; là où, sans le savoir, le poète puise ses illuminations. Contemporain de Carl Gustav Jung, avec qui il correspondait, Corbin déclare non seulement que l’inconscient collectif existe, mais qu’il est possible de naviguer dans cet océan d’informations. C’est en phénoménologue qu’il aborde la question des apparitions : il s’efforce de comprendre quel est le lieu, « envers du monde », où descendent les révélations et où chantent les anges.

Ibn Arabi

En plongeant dans la cosmologie iranienne, il découvre que les idées platoniciennes s’incarnent dans l’imagination de l’homme. Si l’initié apprend à dialoguer avec ces archétypes, s’il les suit dans ses rêves, alors ils s’incarneront en lui pour le transformer. Les Noms de Dieu, dont le premier principe est toujours indicible, se dévoilent progressivement à qui les cherche, les désire et les aime. Conformément à la cosmologie néoplatonicienne, l’Être descend de l’Un au multiple : il se manifeste d’abord en idée pure, puis en archétype, puis en phénomène. Pour l’andalou Ibn Arabi, qui disait avoir reçu la visite du Prophète en personne, c’est toute la réalité qui est imagination. L’imagination de l’homme est la part du Créateur en lui ; elle fait de lui l’héritier de Dieu. Les soufis considèrent la vie comme un rêve, une grande illusion, dont il faut se réveiller en déchirant les apparences pour accéder à l’éveil.

La voie de l’amour

Pour les philosophes persans, les anges sont les idées de Platon (ou Noms de Dieu) incarnées dans l’espace mental de l’imaginal : ils viennent nous guider sur les sentiers de l’Être. L’homme est lui-même un ange déchu, qui aspire à remonter à la source de toutes les choses. Il veut retrouver l’unité perdue. Plus il recherche Dieu, nous dit Molla Sadra Shirazi, plus il se rend « présent » à d’autres sphères subtiles de l’Être, qui, en retour, se révèlent à lui. Car cette odyssée spirituelle est une rencontre amoureuse : « Ce que tu cherches te cherche aussi », souriait Rumi. Le monde extérieur se transforme, s’ouvre, en même temps que le monde intérieur se transforme et s’ouvre, comme une rose à l’aurore. Le « fidèle d’amour », de plus en plus habité par les idées et les anges, parle le « langage des oiseaux ». S’abreuvant à la source, il fait Un avec la danse de la nature et des étoiles. Dans une stupeur finale, il réalise que l’ange qu’il pourchassait était sa vraie nature ; l’Autre était lui, androgyne platonicien.

Carl Gustav Jung

Un hadith prête à Dieu ces mots : « J’étais un trésor caché, j’ai voulu être connu ». Pour voir Dieu, explique Corbin, il faut s’élever jusqu’à lui dans les stations de l’âme : si bien qu’au bout du chemin, c’est le Saint qui contemple son propre visage dans le miroir – c’est le Saint le miroir. La face de l’ange est la face de Dieu qui se dévoile à l’homme, en même temps que la face de l’homme qui se dévoile à Dieu. Carl Gustav Jung avait compris que la quête de soi était la voie alchimique des anciens : la pierre philosophale, la vie éternelle, est l’Être découvert à l’intérieur de soi. Elle se sculpte tout au long de l’existence, comme on sculpte une cathédrale. C’est un corps de résurrection, dit Molla Sadra, ou corps archétypal du soi réunifié : du plomb devenu or. Comme nous le contaient les romans de chevaliers, l’homme est initié par l’amour d’une femme – un ange incarné ! –, à la rencontre de l’Autre et de lui-même. Il devra vaincre ses démons et se transfigurer pour accéder au Graal, à la connaissance de soi. Mais, avant de porter la coupe à ses lèvres, déjà ne sera-t-il plus le même ; son essence sera devenue autre…

L’imam caché

Pour les chiites, le Coran n’est pas un texte. Il est l’ange Gabriel qui chante par la voix du prophète qu’il habite. L’esprit du Coran continue de s’incarner dans les douze Imams succédant à Mahomet, détenteurs des secrets ésotériques. Le meurtre du premier Imam, Ali, par les sunnites, a provoqué le grand schisme à l’intérieur de l’islam. Le douzième Imam, lui, vivrait caché dans un autre espace-temps depuis mille ans. Le secret de sa puissance réside dans son « occultation » : jamais mort, car toujours vivant dans le royaume subtil de l’imaginal, les chiites attendent son retour, sa grande apparition. La légende raconte qu’il ne reviendra que quand le cœur des musulmans sera pur ; alors, le dernier Imam rétablira la justice sur la terre, remettra le monde « à l’endroit ». Comment comprendre la révolution iranienne sans comprendre le messianisme chiite ? L’ayatollah Khomeini n’est-il pas descendu du ciel, dans son aigle de fer, après ses années d’exil ? Ce sont les idées qui mènent le monde ; les idées sont vivantes, elles nous possèdent, et nous mourrons pour elles…

Henry Corbin a dédié sa vie à l’islam chiite. Pourtant, il serait resté chrétien ; il a emporté ce mystère dans la tombe. On sait combien il s’est intéressé au docétisme, courant qui concevait le Christ comme pur esprit. L’appellation « fils de l’Homme » rappelle en effet l’Anthropos céleste, archétype commun aux trois monothéismes. La résurrection de la Bible reste bien étrange : pourquoi Jésus n’a-t-il montré sa chair ressuscitée qu’à ses fidèles, avant de monter au ciel (des idées) ? Comment a-t-il pu apparaître dans une pièce fermée à clef, et pourquoi les pèlerins d’Emmaüs ne l’ont-ils pas reconnu ? De quelle matière était fait le « corps de gloire » qui sortit du tombeau ? En voyageant dans l’Iran éternel, a priori si lointain et si différent, Corbin a paradoxalement résolu la question du corps du Christ. Si Ali, premier Imam, se faisait appeler « second Jésus », c’est que Dieu peut s’incarner à nouveau… Le Christ peut revenir, tel l’imam caché du Coran, car l’ange s’incarne en chaque fidèle qui le cherche, en fait sa demeure et s’engage dans la voie de la transfiguration. On retrouve, alors, la trinité Dieu-esprit-homme sous un jour nouveau : nous ne sommes que poussière, mais nos corps sont des temples.

L’imaginal est donc, à l’inverse du divertissement occidental, une voie de transformation de soi. René Guénon pourfendra l’empire de la raison, qui a confisqué la possibilité même de communiquer avec ce qui meut l’univers. Nous avons perdu nos ailes ; nos rêves ne nous parlent plus la nuit. Le rituel catholique est trahi : le pain est redevenu du pain, le vin est redevenu du vin. Comment le Christ pourrait-il revenir, si son royaume a disparu de nos cartes ? Heidegger s’effrayait de la réduction du monde, par la raison, à un grand système technicien. « Seul un Dieu peut encore nous sauver », lançait-il aux abîmes. Son meilleur élève rendait à l’imagination sa couronne, dans l’espoir que fleurissent à nouveau les cathédrales, les pyramides ; que la cité des hommes soit le royaume des anges…