Foucauld Giuliani est président du café « Le Dorothy », qui s’inspire de la pensée et de l’action de Dorothy Day. Il a préfacé la nouvelle traduction de l’autobiographie de cette catholique et militante, La longue solitude. L’équipe du café « Le Dorothy » a en outre publié une biographie de l’Américaine aux éditions Tallandier. Foucauld Giuliani est revenu pour PHILITT sur la figure de Dorothy Day et sur son actualité pour nos contemporains.
PHILITT : Dorothy Day reste peu connue en France. Pourtant, le café « Le Dorothy », dont vous êtes le représentant, a décidé de la mettre à l’honneur par la traduction de La longue solitude et la rédaction d’une biographie. Pourquoi un tel choix ? En quoi Dorothy Day peut-elle être une source d’inspiration pour le Français du début du XXIe siècle ?
Foucauld Giuliani : Plusieurs raisons ont motivé notre attrait pour Dorothy Day. C’est premièrement la piété de cette femme qui nous a inspirés. Dorothy Day était une grande priante qui pratiquait la messe quotidienne ainsi que l’exégèse biblique. Ensuite, Dorothy Day est inspirante par son action sociale. Elle se tenait aux côtés de ceux qu’elle estimait être les dominés de son temps. La vie de Dorothy Day est marquée par les manifestations, les emprisonnements et les mouvements sociaux. Il y a chez elle une créativité politique étonnante, une capacité à se saisir des événements et à y laisser l’empreinte d’une action inspirée par la charité chrétienne. Nous avons aussi été touchés par son attitude morale et humaine. Dorothy Day a toujours eu le souci du prochain, et jamais la religion et l’action n’ont été pour elle un prétexte à s’éloigner des personnes de chair et de sang. Elle a vécu presque toute sa vie en communauté, dans une solidarité de fait avec des êtres magnifiques mais aussi avec des êtres blessés et dont la présence réclamait patience, écoute, attention. Pour parler de la communauté, Dorothy utilise souvent l’image du Corps du Christ telle qu’elle est présente chez saint Paul. C’est une façon de dire que chacun a une dignité, un rôle à tenir, un don de soi dont il peut faire offrande.
Dorothy Day répond donc aux exigences de notre époque sur plusieurs aspects. Son exemple permet de redéfinir le lien entre religion et politique et d’inspirer des formes originales d’action qui répondent aux enjeux du temps. Il nous invite à nous rendre proches des plus pauvres et à nous demander qui sont ces pauvres aujourd’hui. Notre société souffre par exemple beaucoup de l’isolement : Dorothy nous invite à repenser des formes de vie fraternelle avec des personnes qui se sentent seules ou isolées et qui n’ont peut-être même pas la force de le révéler au grand jour.
Avant sa conversion, Dorothy Day commence sa carrière comme journaliste et militante politique. Pouvez-vous revenir sur le début de son parcours ? En quoi est-il original à l’époque ?
Dorothy Day est issue d’une famille de la classe moyenne américaine de culture épiscopalienne assez peu pratiquante. Sa famille est également peu engagée sur le plan politique. Néanmoins, Dorothy a toujours été choquée par l’injustice, comme en témoigne son autobiographie, La longue solitude. Elle est donc très naturellement portée vers un engagement militant dès ses années d’étude, vers ses seize ans. Elle commence sa vie publique en écrivant des articles et en participant à des mouvements anarchistes et communistes. Elle fréquente des groupes de réflexion d’inspiration socialiste. La première partie de sa vie constitue donc une phase d’ébullition intellectuelle. Malgré tout, Dorothy n’en fait pas un idéal romantique. Lorsqu’elle revient sur sa jeunesse dans son autobiographie, elle la décrit comme une période un peu triste, remplie de vie mais sans lendemain. D’après elle, il lui manquait un appel clair à se donner pleinement par amour. Elle va recevoir cet appel de sa rencontre avec le Christ.
Dorothy Day se convertit au catholicisme vers 1925. Quelles ont été les motivations d’une telle décision ?
Dans La longue solitude, Dorothy analyse le besoin de vie spirituelle qui la caractérise depuis son enfance mais qu’elle avait néanmoins choisi de taire. Durant sa jeunesse, elle avait mis de côté cet attrait au nom de l’action sociale. Elle avoue donc éprouver de l’insatisfaction vis-à-vis de son engagement de jeunesse, même si elle ne le regrette pas. Ce manque spirituel l’a progressivement amenée à reconnaître son besoin de prier, de rendre grâces ou de louer. Dorothy se découvre elle-même riche d’une vie intérieure. Chez elle, la conversion est précédée par une exploration des facultés spirituelles qui gisent naturellement en l’homme. Dans son autobiographie, elle décrit cette révélation intérieure qui l’effraie elle-même. Son expérience se rapproche de celle de saint Augustin qui, dans les Confessions, s’extasie de se découvrir riche de son désir de Dieu.
À la différence de saint Paul ou de Claudel, la conversion de Dorothy Day ne constitue pas une illumination soudaine mais un cheminement progressif. Son autobiographie insiste beaucoup sur la continuité qui caractérise sa conversion. Cette expérience constitue néanmoins un bouleversement quant à ses relations vis-à-vis de ses amis ou de son conjoint, qui n’acceptent pas cette conversion. Le titre de son livre, La longue solitude, rend précisément compte de cet isolement. Dorothy a dû assumer une dimension individualisante de la foi. La foi la place en effet face à un Dieu personnel qui la singularise. Cela entraîne des ruptures avec ses proches qui ne comprennent pas cet acte. Au lendemain de sa conversion, Dorothy a toujours autant d’aspirations politiques et sociales mais elle doit repenser ces aspirations au prisme de sa nouvelle spiritualité. Depuis ses trente ans environ, date à laquelle elle se convertit, jusqu’à la fin de sa vie, elle n’a de cesse d’approfondir cette nouvelle réalité qui l’habite. Le restant de sa vie constitue donc un effort pour articuler sa foi chrétienne, son souci des pauvres et son désir d’action dans l’histoire.
Cette expérience amène Dorothy à demander le baptême pour sa fille puis pour elle-même. Elle choisit la foi catholique pour deux raisons. La première raison est assez contingente. Dans les États-Unis des années 1920, le catholicisme est la religion des faibles : immigrés italiens et irlandais, ouvriers, franges marginales de la population… Dorothy voit l’Église catholique avant tout comme l’Église des pauvres. La deuxième raison est peut-être plus structurelle. Dorothy a un réel souci de l’universel tout en se méfiant du principal véhicule de l’universel de son époque : l’État-nation. À cause de son hostilité envers l’État et de sa méfiance envers l’exaltation de l’identité nationale, elle a été qualifiée — et s’est même qualifiée elle-même —, durant toute sa vie, de unamerican. Pour elle, la fidélité au Christ et au Dieu de l’Évangile doit primer toutes les autres allégeances. C’est ce qui en fait une figure de la radicalité et c’est en ce sens que le qualificatif de « révolutionnaire » peut s’appliquer à elle. Ce souci d’une vie porteuse d’un témoignage universel la conduit vers l’Église catholique. D’après elle, l’Église, malgré toutes ses insuffisances, peut se greffer à l’histoire en tant que corps universel du Christ.
À la suite de sa conversion, Dorothy Day lance, avec son ami Peter Maurin, le mouvement Catholic Worker. En quoi consiste-t-il ? Quelles valeurs sous-tendent ce projet ?
Dorothy Day rencontre Peter Maurin en 1932. Elle participe alors à une marche de la faim où défilent des chômeurs et des travailleurs fortement touchés par la crise de 1929. Elle avoue avoir l’impression d’être orpheline de communauté, les catholiques ne participant à ce mouvement que de manière extrêmement marginale. À l’issue de la manifestation, Dorothy se met à prier Dieu de lui indiquer une voie dans laquelle elle pourrait réconcilier sa foi et son désir d’action sociale. En revenant chez elle, elle fait la connaissance de Peter Maurin, qui l’y l’attendait. Cet intellectuel-paysan du sud-ouest de la France vit en Amérique depuis plus de vingt ans et s’est beaucoup intéressé aux Pères de l’Église, aux encycliques et à la doctrine sociale de l’Église. Il cherche alors à théoriser une révolution chrétienne. Il est en effet convaincu que le christianisme authentique doit participer au renversement de l’ordre capitaliste et refonder les relations humaines sur une nouvelle base, qui repose sur un triptyque : une vie communautaire qui permet de réfléchir, d’échanger et de se former ; une vie spirituelle accordant une place importante à la prière ; un retour à la terre et à la campagne. L’homme attend de Dorothy Day qu’elle soit l’exécutante de ce programme en créant un journal qui diffuserait ses idées. Dorothy demande néanmoins d’ouvrir le journal à d’autres intellectuels chrétiens. Le journal Catholic Worker est ainsi créé. Bien qu’ayant vu le jour dans des conditions très rudimentaires, il connaît un succès rapide, au point d’être vendu à des milliers d’exemplaires. Le Catholic Worker défend la solidarité avec les plus nécessiteux et dénonce l’exploitation et l’aliénation du travail, qui devrait être au contraire un lieu de création et d’accomplissement.
Très vite, cette communauté de journalistes s’ouvre de surcroît à l’hospitalité, de nombreuses personnes contactant les responsables du journal pour leur demander de l’aide. Pour répondre à ce besoin, des maisons d’accueil et de solidarité sont progressivement mises en place. Inspirées du programme de Peter Maurin, elles constituent des lieux de vie commune et de formation. Dans un contexte de crise économique et de détresse sociale, leur développement est rapide, et leur nombre atteint plusieurs centaines en quelques années. Dorothy Day elle-même fait le choix de vivre dans une maison à New York. Des maisons à la campagne sont également ouvertes, pour mettre en œuvre le retour à la terre prôné par Peter Maurin. Tous ces lieux forment un réseau horizontal, puisqu’ils entretiennent des relations réciproques. Chaque maison garde son autonomie, son originalité et sa capacité d’initiative. Certaines publient leur propre journal par exemple. Néanmoins, une certaine coordination existe, notamment sur les actions à accomplir. Les maisons sont en effet pensées comme des tremplins vers l’action politique. Ainsi, durant la guerre du Vietnam, des actions pacifistes portées par le mouvement Catholic Worker se multiplient et obtiennent une réelle audience au niveau national. Les maisons d’hospitalité constituent donc tout à la fois des lieux de vie, des instances de formation, des lieux de rencontre et un creuset d’expérimentation visant à penser les formes d’action les plus en prise sur l’époque.
Dorothy Day écrit et agit à une époque où la hiérarchie ecclésiastique demeure, malgré quelques exceptions, globalement conservatrice, à la fois théologiquement et socialement. Quelle est son attitude vis-à-vis de l’Église ? Est-elle, comme Simone Weil, réservée à son égard ?
Dorothy Day sait que sa position de catholique radicale est contradictoire. Souvent, elle est mécontente de l’attitude et de l’image renvoyées par l’Église. Cependant, dans son autobiographie, Dorothy Day donne avant tout une raison pragmatique de son attachement à l’Église catholique : il s’agit d’une institution qui cherche à exister pleinement dans le monde en y étant connue et reconnue ; il s’agit de rendre le Christ visible. Dorothy Day énonce certaines critiques fortes à l’égard de l’Église. Par exemple, elle va jusqu’à dire que le Christ a été crucifié sur la croix de l’Église. Il s’agit donc, non pas d’une foi naïve et niaise, mais d’une fidélité éprouvée voire souffrante. Cette épreuve de la foi n’exclut pas l’hostilité et les conflits, notamment lorsque des évêques s’opposent au mouvement des Catholic Workers. Certains ecclésiastiques envoient des lettres incendiaires aux autorités et s’inquiètent des penchants révolutionnaires de Dorothy Day. Ces oppositions ne doivent pas cacher les soutiens réels de la part de nombreux prêtres, évêques ou laïques, notamment au niveau financier.
D’une manière générale, Dorothy Day respecte profondément la proposition qu’offre l’Église dans l’histoire, mais elle ne s’interdit pas de créer des lignes de fracture et des clivages en son sein. Elle montre que l’Église n’échappe pas au jugement de Dieu dans l’histoire. L’Église, comme toute réalité humaine, est en effet soumise au glaive de Dieu : le glaive de la vérité et de la justice passe à l’intérieur de tous les cœurs, même chrétiens, et de tous les groupes humains, même ecclésiaux. L’Église est sainte en tant que signe et sacrement mais elle est aussi le lieu même de la tension tragique inhérente à toute réalité terrestre. Dorothy Day ne s’interdit donc pas de brocarder certaines conceptions sociales et morales promues par l’Église au nom de sa foi et de son engagement chrétien.
Le café et atelier associatif « Le Dorothy » dit s’inspirer de l’œuvre et de la vie de Dorothy Day. Comment concrétise-t-il cette filiation et fait-il vivre son idéal ?
« Le Dorothy » est né il y a un peu plus d’un an. Il me semble que notre projet se fonde sur trois caractéristiques principales. Premièrement, l’équipe à l’origine de ce projet a fait communauté en nourrissant des liens d’amitié à même de susciter des échanges intellectuels (formation à la doctrine sociale de l’Église, conférences tous les jeudis) et des expériences spirituelles (vie de prière d’équipe, retraites d’équipe semestrielles). Cette place de la communauté de foi s’inscrit dans la filiation de Dorothy Day, puisqu’elle a toujours cherché à conjuguer la spiritualité avec l’action sociale et politique. À sa suite, nous considérons la vie de foi comme la condition de l’authenticité de la charité communautaire. Nous ne sommes pas une communauté au sens plein du terme mais nous essayons de la vivre le plus possible et nous pensons que la communauté est la grande question politique de notre époque.
Deuxièmement, nous cherchons également, contre la tendance à l’hyperspécialisation de notre société, qui oppose travail manuel et travail intellectuel, à être un lieu d’unification de la personne humaine. Des ateliers de transmission de savoir-faire (par exemple de menuiserie) sont organisés chaque semaine. Il s’agit de mettre en commun nos savoirs et de se les offrir mutuellement afin de sortir de la segmentation du travail à laquelle la société nous a habitués. À notre petite échelle, nous voulons vivre l’économie du don. Des ateliers de travail sont aussi loués à des artistes et artisans pour qui « Le Dorothy » est un lieu d’exercice de leur métier.
Enfin, nous essayons d’être un lieu au service d’autrui (repas partagé chaque premier dimanche du mois, Noël solidaire…) et des initiatives associatives du quartier (Le Carillon, Autre Monde, La Source…) qui peuvent avoir besoin d’un espace pour se réunir et travailler. Le café-associatif est plus à comprendre comme un lieu d’accueil, une petite cellule de vie que nous espérons chaleureuse et aimante pour celui qui le fréquente, peu importe son statut et son origine. Cette activité d’accueil est porteuse de grandes joies et aussi de vrais défis très concrets qu’il nous faut penser avec humilité. Dans l’ensemble, elle est une belle occasion de croissance spirituelle. En définitive, ce projet se déploie petit à petit. Nous ne nous voyons aucunement comme une réalité achevée et satisfaite d’elle-même, tomber dans ce travers serait une grave erreur.
Crédit photo Jim Forest