Le concept d’ « Occident » est souvent appréhendé avec une certaine prudence. C’est d’ailleurs cette prudence qui pousse à l’usage des guillemets. Mais certains événements réveillent un Occident qui n’a plus besoin de guillemets. L’actuelle crise vénézuélienne est de ces événements périphériques dont se saisit une langue politique « occidentale ».
Les auteurs précautionneux parlent rarement d’ « Occident » sans les guillemets. Ils se méfient, à raison, des notions molles, mal définies et trop englobantes. Après tout, si « l’Orient » pose problème, « l’Occident » devrait en poser aussi. Edward Saïd a d’ailleurs étroitement associé les deux concepts : « l’Occident » se définit en inventant « l’Orient ». La chose est connue et il n’en est pas question ici. Seulement, les deux notions ne sont pas tout à fait équivalentes. L’Orient n’existe pas et personne ne se bat pour qu’il existe. En revanche, l’Occident est façonné par des partisans, des institutions et des événements. Alors qu’il est souvent associé au concept de « démocratie libérale », à l’échelle mondiale, c’est souvent par la matraque qu’il se révèle le plus ostensiblement.
Comprenons-nous bien. Les pays « occidentaux » ne se distinguent pas du reste du monde par le recours à la répression. Mais ils se révèlent comme espace politique structuré systématiquement dans des contextes de violence ou de réaction anti-démocratique. De ce point de vue, les deux institutions occidentales les plus emblématiques se complètent bien : l’Alliance atlantique (l’OTAN) projette une violence occidentale à l’extérieur – par les armes –, tandis que l’Union européenne brime les velléités démocratiques à l’intérieur – par les normes.
Quand l’événement fait l’Occident
L’affirmation occidentale est liée à des contextes précis. L’exemple contemporain le plus évident est la guerre froide : face à un bloc communiste, et sous la bannière de la démocratie libérale, l’Ouest, l’Occident, pouvait représenter le « monde libre ». Ce dernier pouvait alors compter sur une alliance militaire pour le protéger : l’OTAN. Avec la chute du bloc soviétique et l’extension du monde occidental, c’est l’événement qui fait et défait l’Occident. Les attentats du 11 septembre 2001 – et le terrorisme islamique de façon générale – ont donné lieu à une forte solidarité occidentale. Elle s’exprime en général par des interventions militaires d’intensités inégales en Asie (Afghanistan), en Afrique du Nord (Libye) ou au Proche-Orient (Syrie-Irak). En 2003, c’est pourtant une invasion militaire qui a fissuré le bloc occidental. Dans un élan gaulliste, la France a alors fait le choix de l’indépendance, de la singularité et d’une certaine idée du droit international en tenant tête à son allié américain. Le choix entre l’indépendance et la « famille » occidentale (qu’il s’agisse de l’Alliance atlantique ou de l’Europe) est au cœur de la fabrique de la politique extérieure. Tout indique que la France a fait le choix de la famille occidentale.
La crise vénézuélienne est de ces événements qui font l’Occident. Sans entrer dans les détails du bras de fer politique que connaît le pays (rappelons néanmoins que le pays pâtit avant tout d’une situation économique désastreuse qui meut une bonne partie des manifestants), il est difficile de ne pas constater que la carte des pays ayant soutenu le président autoproclamé est globalement celle de « l’Occident », à commencer par le trio Washington-Londres-Paris. Le second constat concerne le motif de cette mobilisation « occidentale ». Tout observateur sérieux sait que la question démocratique ne peut être invoquée sérieusement. Au risque de dire une grossière évidence, si la nature du système politique permettait d’expliquer les attitudes favorables ou défavorables des politiques étrangères « occidentales », non seulement la diplomatie se transformerait considérablement – pour le pire –, mais des pays comme l’Arabie saoudite ou le Tchad seraient voués aux gémonies. Après avoir façonné « l’Orient » en se façonnant et après s’être érigé en « monde libre » contre les totalitarismes communistes, l’Occident ne s’exprime désormais que par l’hostilité à l’égard des pouvoirs qui ne l’aiment pas et qu’il n’aime pas. Des territoires périphériques et relativement petits, de la Syrie au Venezuela, offrent à cet Occident l’illusion d’une existence politique – sans contenu politique véritable.