La Table Ronde publie le contenu des carnets jusqu’alors inédits dans lesquels l’auteur italien Curzio Malaparte a consigné ses impressions entre 1941 et 1944, au cœur de la guerre. Bien plus que sa vie quotidienne ou sa psychologie, ils dévoilent le génie littéraire d’un homme qui ne cesse de ressentir et de voir en écrivain.
Dans La Peau, qui paraît peu de temps après la fin de la guerre, Malaparte assure que la mort ne lui fait pas peur : « Je ne la hais pas, elle ne me dégoûte pas. Au fond, c’est là une chose qui ne me regarde pas. » Habitué à la grandiloquence et au goût de l’exagération de l’écrivain, le lecteur est tenté de prendre au second degré cette affirmation solennelle, comme il s’est accoutumé à n’accepter qu’avec circonspection les scènes formidables de ses romans. Le corps d’une enfant servi en guise de dîner, un lac gelé où flottent des têtes de chevaux, une jeune Juive lui offrant un cigare dans une ruelle du ghetto de Varsovie… Ces affabulations, au sens strict du terme, par ce qu’elles ajoutent à la réalité, en disent davantage qu’elle. Ni tout à fait vraisemblables ni totalement impossibles, elles constituent l’aspect le plus remarquable et le plus génial de l’écriture de Malaparte. Mais elles finissent paradoxalement par instaurer une distance à l’égard du récit, qui tend alors à n’être plus envisagé que comme un conte philosophique, dans l’une des plus anciennes traditions littéraires italiennes, dont les éléments servent entièrement une idée. Or, si cette inspiration est évidente chez Malaparte, celui-ci décrit pourtant des événements historiques dont il a été le témoin privilégié.
Le Journal Secret a été tenu entre 1941 et 1944, alors que l’auteur était chargé par le Corriere della Serra de suivre la progression des troupes allemandes en Europe du Nord. Il nous entraîne à Sofia, en Allemagne, en Pologne, en Finlande, en Laponie, en Suède et finalement à Capri, peu après le spectaculaire débarquement des Alliés… Si tous ces lieux évoquent évidemment certaines des pages les plus célèbres de Kaputt ou de La Peau, seul le décor est reconnaissable. L’écrivain, lui, au fil de ces pages où sont méticuleusement consignées ses moindres activités, se dévoile sous un jour inhabituel. Moins solitaire que le narrateur de ses romans, plus distant face aux événements, Malaparte y apparaît tour à tour nostalgique, humble ou mondain – autant de traits de caractère qu’il prend ordinairement soin de ne jamais laisser voir à travers ses œuvres.
C’est sans doute là que se trouve la principale richesse de ces carnets, qui n’avaient jusqu’alors jamais été publiés (à l’exception notable de quelques extraits remaniés par la sœur de l’écrivain dans les années 1960) : ils ne permettent pas tant de mieux comprendre la psychologie profonde de Malaparte, qui ne renonce jamais totalement à se mettre en scène, que sa manière d’écrire. La matière brute et vivante dans laquelle il façonne sa fiction nous est révélée au jour le jour sous forme d’impressions, de remarques ou de courts récits que le travail du style et de l’imagination n’a pas encore véritablement sublimés. On retrouve certes avec intérêt certaines anecdotes qui donneront naissance à des épisodes romanesques, comme la célèbre scène du sauna, nous permettant ainsi de mesurer ce que le talent ajoute à l’expérience vécue. Mais ce que le Journal Secret révèle de plus précieux, c’est l’acuité permanente du regard de Malaparte. Les événements dont il est témoin n’acquièrent pas leur dimension littéraire par ce qu’il leur ajoute, mais parce qu’il sait d’emblée percevoir ce qu’ils possèdent de littéraire.
Lorsqu’un général allemand ivre porte un toast à tous les États alliés au sien, avant de refuser de mentionner l’Espagne restée neutre, malgré la présence de l’écrivain et diplomate Agustin de Foxa à sa table et l’insistance de l’assistance qui lui souffle le nom de ce pays qu’il se refuse à mentionner, Malaparte observe silencieusement. Dans cette scène embarrassante et pénible pour tous les convives, Malaparte sait au contraire voir, en même temps qu’il le vit, un drame tragique et grotesque à la fois, comme l’est la guerre. Le « Spanien nicht ! » que s’entête à opposer le général comme un enfant boudeur à ses compagnons devient alors une formule sublime qui résume à elle seule le caractère absurde et dérisoire de l’instant autant que les circonstances terribles du conflit qui ravage le continent. « Quelle merveilleuse journée pour mon Kaput ! », note Malaparte avec enthousiaste en guise de conclusion pour cette journée.
La vie comme matière romanesque
Cette faculté de perception immédiate de la signification des événements en apparence insignifiants, cette habileté à sentir ce qui relie les phénomènes plus ou moins anodins à la vérité qu’ils expriment, Malaparte l’exerce de manière instinctive. En témoignent ces quasi-révélations sur l’âme des peuples qui lui parviennent par la simple observation de visages ou de paysages. Les Lapons, physiquement et moralement, lui semblent proches des Indiens d’Amérique. « J’ai l’impression que les Lapons haïssent les Finlandais », remarque-t-il d’abord, avant d’ajouter : « À l’égard des Finlandais, je me sens Européen de la même façon que je me sens Européen à l’égard des Américains. » Quelques jours plus tard, le lien entre ces pressentiments lui apparaît avec lucidité, sous forme d’aphorisme : « Les Européens, quand ils meurent, vont au Paradis. Les Finlandais, quand ils meurent, vont en Amérique. »
Peu à peu, alors que l’on s’attendait à découvrir ce qui sépare la réalité de la littérature, la lecture du Journal Secret nous convainc que la manière même dont Malaparte éprouve la réalité est essentiellement littéraire. Sa perception est celle d’une homme pour qui la vie est avant tout la matière d’un roman permanent et dont les observations quotidiennes finissent toujours par faire germer des réflexions grandioses. « Médiocre animalité chez les Allemands, très grande chez les Russes. L’animalité est grâce, danse, musicalité, une certaine attitude face à la mort, faite d’ignorance et de surprise. L’expression douloureuse, émerveillée, des morts russes sur les champs de bataille. Les morts allemands sont comme des “objets morts”, comme des “machines mortes”. Les Russes morts sont pareils aux chevaux morts. » Kaputt n’est pas loin.
Malaparte n’a pas passé sa vie à écrire, et même lorsqu’il écrivait, la nécessité de gagner de l’argent commandait parfois à sa créativité. Ajoutons à cela une pensée politique complexe et des compromissions avec le fascisme qui lui valent un certain oubli dans son pays, et l’on comprend qu’on ait si souvent voulu le faire passer pour autre chose qu’un écrivain. Même ses admirateurs les plus ardents assurent volontiers qu’il est davantage que cela. Ce Journal Secret démontre au contraire qu’il n’est que cela, mais qu’il l’est totalement, dans sa manière de sentir, de voir et de penser, à chaque instant. Dès lors, il devient absurde de vouloir juger son talent malgré ses engagements, ou de vouloir comprendre son œuvre malgré sa vie, tant l’une et l’autre ne font qu’une.
Dès 1928, si Monsieur Caméléon disait davantage du fascisme et de son avenir que nombre d’ouvrages de théorie politique publiés bien des années plus tard, c’est parce que Malaparte, en vivant les événements de l’intérieur, ne les vivait pas moins en tant qu’écrivain. Les personnalités, les discours et les stratégies politiques que décrivent le journaliste et l’historien deviennent, non sous sa plume mais déjà sous son regard, des personnages, des dialogues et des intrigues romanesques. Pour l’écrivain total, l’existence entière n’est que l’écriture d’une œuvre éternelle – et la mort alors est comparable à l’achèvement de celle-ci. Sans doute est-ce pour cela que Malaparte assure ne pas en avoir peur, car mourir lui est à peu près aussi impensable que cesser d’écrire. « Je me suis surpris l’autre jour à penser que le sentiment de la mort m’était peut-être inconnu », écrit-il en septembre 1942, alors qu’il est hospitalisé à Helsinki pour une grave appendicite. « Comment tout cela va-t-il s résoudre ? Et surtout, de quelle façon cela pourra-t-il se résoudre dans le fait artistique. Parce que c’est bien là que tout finit par s’éclaircir et se résoudre. »