À la Madone suppliciée


Je marchais le long de la rue d’Ulm quand le cauchemar commença. Une immense et épaisse fumée verte s’échappait derrière le Panthéon, au fond de la rue. Il était 19h15. Le calme et l’indifférence des passants contrastaient avec le tableau qui se dessinait sous mes yeux : était-ce donc un cauchemar, ou ma vision était-elle bien réelle ? L’effroi saisit mes jambes et les entraîna en toute hâte place du Panthéon. Je découvris alors que le temple des héros ne brûlait pas. D’un pas rapide et angoissé, je m’enfonçai dans les rues de Paris vers cette épaisse et écrasante fumée qui voilait la face inquiète du soleil : bibliothèque Sainte-Geneviève, Sorbonne, Collège de France, j’allais de soulagements en inquiétudes en voyant que ces bâtiments étaient épargnés, quand une folle idée me saisit…

Elle se confirma lorsque j’entrai dans la rue Saint-Julien-le-Pauvre. La petite église du nom de cette rue sanglotait devant le spectacle infernal : Notre-Dame de Paris était en feu. La mère de toutes les églises de Paris, de France et de Navarre, la grande Madone de pierre, à la flèche d’ordinaire si joyeusement tournée vers les cieux, criait, appelait au secours, griffait dans son agonie l’île de la Cité en réclamant l’eau de la Seine. Cette précieuse eau qui devait à son tour la sauver, quand elle-même avait déjà sauvé des millions d’âmes en les plongeant dans l’eau baptismale, au cours des siècles…

Abattu, je regardais la bête de feu consumer l’édifice millénaire. Impuissant, j’écoutais Notre-Dame suppliant que l’on mît fin à ce terrible supplice, qui emportait dans les flammes un siècle de génie et d’amour chaque minute passant. Devant ce bûcher immense, mon corps ne trouvait pas d’autre secours à apporter à ces pierres perpétuelles que le don des larmes, dont il espérait absurdement qu’elles noieraient dans leur eau les flammes de l’Enfer.

Une heure après le début de l’incendie vint enfin le premier canon à eau sur la face sud de la Madone médiévale. Le soldat du feu, qui arrivait trop tard et démuni, assista impuissant au crime qui se produisit devant mes yeux : l’écroulement de la flèche. La Joyeuse disparut consumée de l’intérieur, dans le brasier gigantesque. Eugène Viollet-le-Duc l’avait fait naître en 1864, elle expirait en 2019, en emportant avec elle un dernier regard désespéré, celui des deux tours mystiques gagnées par le feu. Dans un sursaut de foi, mon âme prit le relais de mon corps en enveloppant ses larmes de mille Ave maria. Mes prières étaient guidées par mon chapelet que, pour une raison mystérieuse, j’avais choisi de glisser dans mon sac le matin même, auprès du dizainier. La Mère de Dieu avait-elle anticipé le drame en me murmurant cette pieuse intention ?

Pendant que je récitais silencieusement mes prières, les pompiers s’amassaient autour de la cathédrale et contenaient le feu, préservant en priorité les deux tours. L’incendie regagna furieusement la tour nord, mais il fut heureusement chassé par ces gargouilles mobiles au casque blanc qui déversaient leurs torrents angéliques sur les ruines du démon.

Au loin derrière moi s’échappaient dans l’air des Ave Maria. C’était un groupe de prière implorant les bénédictions du Ciel pour que fût préservé ce trésor de civilisation, son autel, sa charpente au bois millénaire, ses toiles de génie, ses figures d’espérance et autres icônes, ses rosaces, et ses divines reliques. Ce terrible spectacle prenait pour nous autres, chrétiens, des airs apocalyptiques : Notre-Dame de Paris brûlait pendant que l’Épouse du Christ elle-même souffrait, et souffre, d’une crise de foi sans précédent. Chapelet à la main, je me joignis pour deux heures à cette récitation ininterrompue d’Ave Maria et de prières à sainte Geneviève, patronne de Paris. La foule était très dense, jeune et espérante. Dans ce spectacle d’horreur montaient au Ciel comme des étoiles filantes ces milliers de prières, issues de tous ces groupes spontanés de chrétiens se coalisant avec mélancolie contre la Bête, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest de l’île de la cité évacuée. Seule demeurait la solide Madone de pierre qui agonisait, le ventre ouvert. 

À minuit je quittais le groupe de prière en regagnant du côté nord le métro de l’Hôtel de Ville. Les oraisons émouvantes des Parisiens accompagnaient ma retraite pendant que je faisais le tour de cette lente agonie de pierre et de braises. Pendant que je me retirais, des pompiers étaient en train de sauver les œuvres d’art de la fournaise : le feu persistait tandis que le plomb issu des reconstructions de Viollet-le-Duc, au XIXe siècle, se déversait dangereusement sur le sol sacré. Comme à mon habitude quotidienne, je me retournais, au bout du pont d’Arcole, pour regarder la cathédrale. Mais cette fois-ci la contemplation et la joie laissaient place au chagrin. Ce temple immense des saints, plus noir que la nuit noire et défiguré par l’incendie, gémissait de douleur. Je compris que mon regard n’allait plus être le même, définitivement : lorsque je rendrai l’âme, la reconstruction de ce monument de foi, de littérature et d’arts ne sera sûrement pas achevée, et ce qui a été perdu le sera pour toujours.

Notre-Dame n’était décidément pas un objet : lui tournant le dos pour regagner le métro, je la sentais m’observer et me parler, à moi comme à tous les autres habitants veillant à son chevet. La Madone me murmura alors une nouvelle demande : elle me pria de lui adresser un chapelet, à tout le moins un dizainier, chaque jour à 19h00, de préférence sur le parvis de la cathédrale, sinon dans le lieu où je serai. Tous les jours, jusqu’à ce que la reconstruction de la cathédrale millénaire soit achevée, et avec elle l’Église catholique toute entière. C’est que les ruines du corps sont éphémères ; mais les ruines de l’âme, elles, sont éternelles : « Détruisez ce sanctuaire, dit le Sauveur, et en trois jours je le relèverai » (Jean II, 19). Et comme nous le rappelle l’Apôtre, un sanctuaire ne se relève pas au moyen de la pierre, mais de la charité qui, seule, édifie. Les flammes qui dévorent les corps de pierre et de bois sont redoutables ; mais que devons-nous donc penser de celles qui dévorent les âmes égarées ? Notre précaire humanité, confrontée par ce triste événement à ses ruines éternelles, espère donc en son Avocate dont le temple agonise, et s’en remet, avec Charles Péguy dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu :

« À celle qui intercède,
La seule qui puisse parler avec l’autorité d’une mère.
S’adresser hardiment à celle qui est infiniment pure.
Parce qu’aussi elle est infiniment douce.
À celle qui est infiniment noble
Parce qu’aussi elle est infiniment courtoise.
Infiniment accueillante.
Accueillante comme le prêtre qui au seuil de l’église va
au-devant du nouveau-né jusqu’au seuil.

Au jour de son baptême.
Pour l’introduire dans la maison de Dieu…

À celle qui est infiniment jeune,
parce qu’aussi elle est infiniment mère …

À celle qui est infiniment joyeuse,
Parce qu’aussi elle est infiniment douloureuse. »