Le bouddhisme porte avec lui l’image légère d’une religion sans dogmes, sans foi, sans doctrines, où l’expérience personnelle de la méditation prime sur la rigidité présumée du texte et des enseignements. C’est encore une fois tout le contraire qu’il faut entendre. Religion inséparable de son corpus littéraire immense, le bouddhisme, en particulier dans la tradition zen, se montre être plus qu’une religion cumulant par l’écrit des sagesses traditionnelles : le texte est lui-même une manifestation de l’Éveil, il tient en lui l’expression du salut.
Alors que les religions ne cessent d’être critiquées, jugées, interrogées dans un soupçon vicié, le bouddhisme garde en France une image globalement positive. « Philosophie de vie », « état d’esprit », « expérience personnelle », cette religion encore fraîche sur le sol européen est couverte d’images aussi romantiques qu’erronées, figures exotiques que les médias et les pratiquants eux-mêmes ne cessent d’entretenir, parfois inconsciemment. Pour nombre d’Occidentaux, le bouddhisme zen se résume presque intégralement à l’image du bonze au regard paisible, pratiquant dans son temple cette méditation particulière que l’on nomme le « zazen ». Le mot « zen », utilisé pour des usages infinis – et surtout publicitaires – est lui-même bien loin de refléter la vie quotidienne du moine vivant dans un temple japonais. À titre d’exemple, l’école zen soto et rinzai comptent environ 15 000 temples, dont la plupart ne fonctionnent pas en dojo et où la méditation n’est que très rarement pratiquée. Face à ce chiffre énorme, les formations ascétiques sérieuses sont ouvertes dans environ 30 temples à travers le Japon. Taisen Deshimaru, moine qui a apporté en France le bouddhisme zen en 1967, ne cessera pourtant de dire jusqu’à sa mort cette phrase lourde en ambiguïté : « Le zen, c’est zazen. » Apporter cette religion hautement littéraire qu’est le bouddhisme dans un monde moderne qui refuse le dogme, les rituels, les dévotions ou les démonstrations de foi n’était pas chose aisée, et l’on peut comprendre que la méditation fût l’argument prioritaire pour présenter le bouddhisme aux européens. Il suffira d’ajouter quelques commentaires maladroits sur cette phrase de Boddhidharma, le fondateur de l’école zen (Chan) en Chine, pour convaincre les néo-adeptes que le texte n’est rien face à la pratique : « Une transmission spéciale en dehors des écritures, Aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres, Pointer directement au cœur-esprit de l’homme, Voir sa nature et devenir Bouddha. » D’une manière presque gnostique, ce que le bouddhisme exprime par ces mots n’est en rien l’exclusion de la lettre mais plutôt son abolissement au point sommital de l’érudition spirituelle. Il sera inutile de citer ici tous les grands érudits du zen qui traversent l’histoire japonaise et chinoise, à l’image de Yongming Yanshou et du Zongjing lu, pratiquants sérieux et porteurs d’une connaissance qui semble presque inaccessible aux moines d’aujourd’hui. Ainsi et plus que jamais, le bouddhisme est bien une religion du texte, fondée sur l’étude et la dévotion des sutras, ces enseignements du Bouddha. On ne saurait être bouddhiste sans un amour du texte, sans passer par la lettre sacrée, sans une plongée diligente dans l’enseignement transmettant la vérité.
Les sutras sont le corps de Bouddha
Le mot sutras, recueil des enseignements du Bouddha, est un dérivé du sanskrit signifiant « fil de chaîne » et « ficelle », en référence aux feuilles de « tala », arbre proche du palmier, que l’on tissaient ensemble afin créer un support adéquat pour consigner les enseignements que Bouddha professa durant 45 ans. Comme le rappelle régulièrement le révérend de l’école soto Juko Nakano, c’est lors de l’arrivée du bouddhisme en Chine que le mot « sutra » fût traduit par le caractère “経” (kyo en prononciation japonaise), signifiant à la fois le fil (pour tisser) que le « chemin » à emprunter. Le terme japonais « o-kyo » reflétant alors l’enseignement sacré, la voie à suivre. L’ensemble de ces textes sacrés, corpus important qui ne compte pas les commentaires, est communément nommé les « quatre-vingt-quatre mille portes du Dharma ». Ces textes qui transmettent à des degrés différents des expressions de l’Éveil du Bouddha historique vont tout naturellement faire l’objet d’une dévotion particulière : lire et entendre les sutras, c’est découvrir la signification profonde de la vérité actualisée par le Bouddha.
Dans le manuel de discipline destiné aux membres et pratiquants du zen soto (Sotoshu Danshinto Hikkei), presque inconnu du pratiquant moyen occidental, il est ainsi naturellement dit : « Peu importe combien nous avons lutté ou enduré, nous devons incarner la rareté et la sainteté des sutras. Nous devons les recevoir respectueusement dans nos cœurs et dans nos esprits, et profondément aspirer à ce qu’ils deviennent nos propres vies. » Il ne s’agit donc pas simplement de lire le sutra et de s’en inspirer pour sa pratique religieuse, mais de faire du sutra, du texte, sa propre vie. Dogen, fondateur de l’école soto dans sa forme japonaise, dira dans le Shobogenzo cette phrase souvent reprise : « Les volumes des sutras sont le corps total du Tathagata. Se prosterner devant les volumes des sutras, c’est se prosterner devant le Tathagata. Rencontrer les volumes des sutras, c’est rencontrer le Tathagata. » En d’autres termes, le cor-pus est le corps total du Bouddha qui s’actualise dans le monde, et exige à ce titre d’être suivi, révéré, porté en respect. La dévotion s’étend autant au Bouddha qu’à l’ensemble des saints qui ont propagé, traduit, diffusé les écritures. C’est donc aussi toute une tradition qui s’enchâsse dans la vénération du texte, indispensable à la pratique méditative. Chanter les sutras, réciter les sutras, recopier les sutras (pratique du shakyo encore largement pratiquée dans le culture populaire japonaise), c’est d’une certaine manière opérer son salut au sein du monde.
La méditation zen : un rituel littéraire
Car, en effet, la méditation est encadrée par une déférence envers l’enseignement de la Loi, ou plus exactement participe du même mouvement. Shunryû Suzuki notera ainsi dans son ouvrage Esprit Zen, Esprit neuf : « Après zazen, nous nous prosternons neuf fois contre le sol. En nous prosternant, nous nous abandonnons. Nous abandonner signifie abandonner nos idées dualistes. Il n’y a donc pas de différence entre faire zazen et se prosterner. D’habitude, se prosterner signifie présenter ses respects à ce qui est plus digne de respect que soi-même. Mais quand vous vous prosternez devant Bouddha, vous ne devriez avoir aucune idée de Bouddha, vous devenez simplement un avec le Bouddha, vous êtes déjà Bouddha même. Quand vous devenez un avec Bouddha, un avec tout ce qui existe, vous trouvez la vraie signification de votre être. Quand vous oubliez toutes vos idées dualistes, tout devient votre maître, et tout peut-être l’objet d’adoration. »
Comme ajoutera très pertinemment Mario Poceski dans son article « Chan Rituals of the Abbots’ Ascending the Dharma Hall to Preach » issu de l’ouvrage universitaire Zen Ritual : Studies of Zen Buddhist Theory in Practice dont nous avons ici traduit des passages, « Les amis de bien (zenchishiki, l’ami qui aide le pratiquant dans sa foi et sa pratique), dans tous les cas, connaissent parfaitement les sutras […] Ils voient les sutras comme leur terre nationale et les sutras comme leur corps-esprit. […] Ils ont vu les sutras comme un père et une mère et ils ont vu les sutras comme des enfants et des petits-enfants. […] « Ce qui a été appelé » les sutras « , c’est tout l’univers dans les dix directions mêmes ; il n’y a pas de temps ni de lieu qui ne soient les sutras. Faire partie de l’assemblée et poursuivre la vérité, faire l’effort de s’asseoir en zazen, tout cela a pour origine les sutras bouddhistes et ce sont les sutras bouddhistes qui sont à la fin de la pratique. […] Dogen est particulièrement remarquable pour son emphase stricte sur le décorum monastique et sur la forme rituelle appropriée. Sous son influence, son école a connu une évolution notable en faveur d’une plus grande ritualisation de la pratique zen, qui incluait non seulement des fonctions cérémoniales, telles que des liturgies quotidiennes et des sermons formels, mais incluaient pratiquement tous les aspects de la vie sacerdotale, même des activités banales telles que prendre un bain. La méditation ne fut pas épargnée par ce changement de cap et par la reconstitution associée de la pratique zen, formalisée comme une expression rituelle de l’éveil. »
Ces passages particulièrement intéressants, évacuant d’un jet le romantisme éperdu du pratiquant voulant méditer sans prendre la peine de respecter l’étude scripturaire, montrent la méditation comme étant elle-même un rituel prenant sa source spirituelle dans le canon bouddhique. À ceux qui pratiquent donc le bouddhisme par rejet du rituel, il sera important de considérer que les plus grandes figures de la tradition, jusqu’à l’époque moderne, ont envisagé la méditation comme le rituel par excellence, rituel justifié par le recours aux dogmes et à la discipline consignés dans les textes.