La Mort de Virgile, paru en 1945, tout à la fois roman total, poème en prose et chant philosophique, dévoile un pan important de la réflexion de l’écrivain et philosophe Hermann Broch. Il y questionne l’essence du pouvoir politique, et l’ambiguïté de l’art, toujours au risque de se muer en idéologie et spectacle.
Lorsque Virgile s’éteint à l’âge de 51 ans en 19 avant l’ère chrétienne, à Brindisi sur l’Adriatique, la nature exacte de son projet reste indécise. Il y meurt obsédé par l’imperfection de son œuvre, des suites d’une maladie contractée durant son dernier voyage en Grèce. Une insolation sous le soleil de Mégare, peut-être. Il s’y est rendu dans l’espérance de parfaire l’Énéide, avec la volonté de réitérer la parole inaugurale d’Homère pour la romanité restaurée d’Auguste… Sans doute, Virgile est parvenu à présenter superbement les vertus traditionnelles : labor, pietas, virtus, frugalitas. Mais, à l’extrême fin de sa vie, le doute l’aurait saisi devant son œuvre. Virgile l’aurait jugée inaccomplie, paradoxalement insincère peut-être, ou condamnée à la trahison. Virgile voulut détruire, effacer l’Énéide. Seule l’intervention d’Auguste l’aurait finalement sauvée des flammes, brisant le testament virgilien pour en faire le chef d’œuvre de sa propagande et son plus beau monument ; apposant sa volonté, sur la volonté même du poème.
C’est à ce point que Virgile rencontre l’écrivain et philosophe Hermann Broch – à l’époque où l’humanisme européen s’efface à son tour, emporté par la montée de l’irrationalisme de masse et la brutalité mécanisée de deux conflits mondiaux. À l’instant où tout disparaît, se déforme ou se subvertit, Broch tente une ultime récapitulation en composant La Mort de Virgile (1945). Né à Vienne en 1886 au sein d’un Empire finissant, dans une famille de la bourgeoisie industrielle juive assimilée, Broch est le témoin ou le voyant de la décomposition des anciennes valeurs (Les Somnambules paraissent en 1931). Il traverse les années folles, observe la montée en puissance et le triomphe des partis-sectes, en forme d’apocalypse. Il analyse l’implosion d’un monde qu’il devra quitter, pour mourir aux États-Unis en 1951 dans la ville de New Haven, située sur le détroit de Long Island.
D’abord publiée dans une traduction anglaise, La Mort de Virgile est le témoignage d’un exilé. Le requiem autant que le programme spirituel de Broch, qui convoque le poète latin et l’absorbe dans une prose souvent torrentielle, poursuivant la tentative de roman total d’Ulysse (1922) de son ami James Joyce, qui l’aida à émigrer. Il la réoriente, réanimant les figures du plus gracieux classicisme européen pour interpréter cette modernité tardive où se manifeste, comme le dit Broch, « l’état crépusculaire » – mélange de primauté des instincts, de primitivisme, de solitude, d’appel à la figure d’un chef et de fantasmes esthétiques au sein d’un système clos. Fascinant toujours et parfois difficile, solennel et étincelant, La Mort de Virgile alterne les descriptions longues, les dialogues sentencieux ou grandioses et les considérations métaphysiques, constituant une atmosphère tout à la fois céleste et magmatique. Broch y condense son époque en tentant d’y condenser l’Europe ; ouvrant son œuvre de réécriture, d’interprétation, sur la rencontre ultime du poète et du prince.
Où croît le souverain, croît aussi le monstrueux
Virgile est las lorsqu’il rejoint Auguste au soir de sa vie, traversant ces ruelles insalubres où grouille l’Empire. Les soldats alignés passent déjà des acclamations rituels, stéréotypées, aux chambres des prostituées – dépensant l’or marqué des signes efficaces de l’Empire. Les signes de l’autorité et du commandement tiennent finalement dans les bourses de cuir, comme la solde triviale et le moyen du vice… Les temps sont mûrs, peut-être, pour le jugement d’une œuvre. L’instant approche de la révélation de son maléfice, que conjurera le feu. Cette nuit, lorsqu’il rejoint le premier cercle impérial, Virgile est l’homme d’une conviction : l’heure est venue de dissiper le charme ; de jeter sa dernière œuvre, qui l’accompagne dans son coffre, dans les flammes de la libération. Après toutes ces années, Hermann Broch-Virgile le pressent. Son projet est un échec. Là où croît le souverain croît aussi le monstrueux, et toute autre chose que le monstrueux : dans l’interstice des deux figures se tient un principe radicalement autre. Le souverain, entouré de ses clientèles prospères et agressives à l’égard de la vie, désireuses d’acquérir, d’accumuler et de consommer l’existant, est habité par une « essence ». Il ne se confond pas avec elle, pas plus qu’il ne la possède à proprement parler.
À l’exemple du buste de bronze d’Auguste aux yeux fixés sur un horizon vide – personnification d’une volonté et d’un désir de contrôle où l’idéalisme se mêle subtilement à la cruauté – le pouvoir souverain semble creux. Il est cette forme presque parfaite qui s’impose à la matière évidée, étrange synthèse d’une soif bestiale et du raffinement, des passions temporaires et d’une image d’éternité. Mais quel est l’étrange, quelle est l’identité de l’étranger, qui résonne par Auguste ? Ici, le pouvoir même s’est incarné, a du moins tenté de le faire. Il a tenté de prendre chair, de se déployer dans le monde par une chair, l’orientant à son tour vers l’idée de perfection qui n’a plus cessé de la soumettre au travail ; de la redéfinir. Sous les traits d’Auguste sourd quelque chose de plus, quelque chose d’autre que la gourmande et presque placide brutalité de Pompée, la dureté d’impitoyable bête de proie de César, la force presque grossière, presque banale de Marc Antoine. Plus qu’eux tous, Auguste est à lui-même son propre buste : plus et moins qu’un simple principe.
Virgile l’a saisi, le cœur blessé et sali. « En possession du pouvoir absolu avec le consentement universel » proclament les Res Gestæ Divi Augusti, le fils de femme qui porte la couronne civique s’identifie à lui-même à mesure qu’il se creuse – réformant et régénérant la République aux mœurs traditionnelles, la rendant à l’orbe que fonde pour elle une piété renouvelée. Virgile l’entend cependant : on vient de renverser les coupes sur les toges… Et quant à la sale exubérance, la dure anarchie des convives ? Elle est ordre au contraire, et la gloire même est la condition d’un festin où les parfums des vins capiteux ne peuvent occulter la pourriture, s’ils brouillent bel et bien les vues. S’ils confèrent à l’orgie, démultipliée aux regards des clients, les diverses apparences d’une vision. Le Prince est scintillant de Rome, lorsque l’on saisit l’esclave au plus fort de la vulgarité nocturne ; il est Rome même lorsqu’il n’est plus possible de savoir si l’on souille, élève ou dévore. Puisqu’ici et maintenant il n’y a plus d’individus sur les couches, mais des pulsions et des personnages. Un instinct drapé dans la pourpre de Tyr, vers lequel tous convergent ; qui les justifie tous. Instaurant l’ordre sur le monde connu, il en ordonne les vices ou les rouages, mobilise et rend possible les agglutinements d’appétits – l’explosion passionnelle et la procession des hommes qui ressentent, attisent leur faim totale.
Maître des Muses ou collaborateur d’Auguste ?
Mais Octave-Auguste est de métal aux contours arrondis, aux traits marqués mais perpétuellement juvéniles ; Puer senex aux matrones impeccables, vouées à sa religion ancestrale. Il n’est pas beau, ou ne l’est plus depuis Actium, et le suicide de Marc Antoine, et son triomphe. Peut-il, victorieux, y aspirer encore ? Il est le Prince destiné au sublime, et le prétexte du sublime étendu aux confins impériaux. Mais les flûtes en roseau et les lyres ne peuvent seules transmuer l’hystérie et le contentement : spasmes et ricanements sont aussi à l’origine de l’Empire. Il lui faudra pourtant l’affirmer dans l’éternité : « J’ai trouvé une Rome de briques, et laissé une Rome de marbre », puisque Auguste n’est plus seulement un homme. Il est lieu d’une inhabitation, d’une « incarnation » à jamais imparfaite, peut-être essentiellement contre-nature. Ce n’est plus lui qui vit, c’est le pouvoir qui vit en lui, et la fresque vocale de son pouvoir depuis les Églogues, parcourant la Terre où sont disposés les pâtres et les héros issus de Troie. Plus encore. Il règne si l’on rédige les poèmes et prie à voix haute pour qu’ils s’avèrent dès maintenant féconds ; pour conformer Auguste à lui-même. Comment penser que Virgile se contente d’embellir, d’adoucir, de rendre le monde plus supportable par les seules forces imaginaires ? Auguste ne peut être le simple protecteur des arts, et le propagateur du beau. Auguste est l’axe du sublime, car le poète a pour lui composé, déclamé ; rendu visible l’essence de Rome.
Un principe non-humain a mis en branle le monde, par la faute de Virgile. Épuisé, malade, étendu sur sa couche où parviennent encore les excès de la fête, il ressent pourtant encore l’attrait de son jeune serviteur. Il désire s’accaparer, cette fois encore, la beauté de sa jeunesse et de sa santé, le fruit d’un autre type d’orfèvrerie ; de l’art subtil de la chair que forment la semence, les caillots de sang, les entrailles et les cris déchirants des mères, leurs caresses soulagées. Virgile désire retenir l’esprit sauvage qui veut posséder, tout en se parant de ce symbole vivant, organique et stylisé de la beauté même ; s’approcher de lui pour jouir encore un peu d’une fondamentale nostalgie. Le poète est-il si différent de ceux qui prennent, et se soumettent en soumettant les esclaves ? Il est tout-contre les objets du dégoût et de l’épuisement, tout-contre le pouvoir, tout-contre Auguste, tout-contre son propre mythe ou sa propre utopie. A-t-il seulement offert à l’Empire la poésie et ce qui advient par elle au monde, comme des molécules assemblées permettent l’eau des orages qui pacifient les bergers réfugiés, l’eau des tempêtes qui restituent aux officiers des galères la conscience dense, et l’eau des ablutions ? Virgile peut méditer sur le sens de ses vers, et les questionner comme autant d’éléments d’univers ; comme les motifs par lesquels il y accède, croit-il authentiquement. Les vers ne sont-ils pas analogues aux photons répandus à travers l’univers, qui lui permettent littéralement de devenir un « cosmos », cet espace-temps brillant à l’œil de ses acteurs ?
La grande tension rédemptrice… Le bras digne et tendu du Prince de la Paix… La ré-génération du monde n’est-elle pas enfin à la portée de Rome, par Virgile et Auguste, et l’incarnation du poème ? La beauté ne s’est pas incarnée ; mais son image, mais l’obsession du parfait. Le poème est descendu en l’homme comme l’ange, comme l’esprit pur et la forme pure se sont revêtus d’un vêtement resté extérieur, d’une enveloppe. Des volontés s’affrontent où l’image de la perfection est entrée dans le monde. Elle s’y est répandue pour en couvrir les mouvements bouffons, la dramatique grotesque. L’agneau bêlant des collines ensoleillées, sous le vent du printemps, est peut-être une charogne, et le lait des brebis aux mamelles fermes dès l’origine souillé. Les légionnaires à l’image de héros ont matérialisé les pillages, les déportations, tandis que Virgile sublimait les grimaces et les crocs. « N’ai-je pas moi-même permis, n’ai-je pas moi-même scellé, décuplé le trivial et le bestial – ce seul et unique phénomène –, louant Auguste de la louange de la pacification ? » Car quelque chose sourd en Auguste et rayonne. Quelque chose au cœur de l’aura du parfait : cette quasi-substance de la méchanceté, contre la bonté et le beau, cette quasi-abstraction et cette quasi-concrétude qui se répand par le sublime.
Le coffre qui contient les rouleaux de Virgile n’est pas loin de sa couche, cependant. Dans l’apaisement de la nuit et des boucles de cheveux, une foi est inextinguible. Il est encore possible de parvenir à l’inversion magique, à l’assomption ou la rédemption poétique. Il est encore possible d’aller au-delà de la simple mise en scène du monde, par-delà son image seule, plus profond que le spectacle des parures et liturgies sociales. De conjurer l’idéologie impériale, pour muer ce monde-ci en la Parole de vie renouvelée qu’est Rome.