À Quimper, en 1981, paraît le chant ultime de Xavier Grall, poète breton, catholique et autonomiste libertaire : Solo. L’écrivain y conclut sa vie écourtée par le cancer lié au tabagisme par un chant d’adieu à la Bretagne, à la France, aux poètes, aux oiseaux et aux soucis du monde. Retournant à l’enfance au seuil de la mort, le poète associe les dessins et les vers dans un même geste de création poétique. Les Éditions Dialogues ont réédité ces poèmes en 2018 en présence de leurs dessins d’origine.
En 1981, le très breton Xavier Grall, pénétré par la sagesse de la mer qui le vit et le fit naître en 1930, « jette l’encre » pour une vie future en écrivant son ultime livre, Solo. Lorsque le Grall rédige ses derniers vers, ses poumons sont livrés au mortel poison du tabac. Le corps essoufflé, engagé sur les rails de la mort, relâche alors son emprise sur l’âme de cet écrivain qui met une dernière fois en musique son hymne à la vie.
Un testament poétique
L’inéluctable approche de la dernière heure, l’inénarrable sentiment de partance qui dévore ce marin de la littérature, le contraint, dans la souffrance de la maladie, à l’isolement dans sa chambre silencieuse. Grall avait déjà renoncé aux mondanités et aux illusions de Paris en fuyant la capitale pour sa région natale, la Bretagne. Au seuil de la mort, c’est maintenant l’ensemble des amours, des souvenirs, des objets de foi et d’espérance de Grall qui, décantés par la gravité poétique d’une vie qui touche à sa fin, refont surface pour luire sur son morceau d’âme hyaline, que recueille son cahier à couverture cartonnée :
« Seigneur me voici c’est moi
Je viens à vous malade et nu
J’ai fermé tout livre
Et tout poème
Afin que ne surgisse
De mon esprit
Que cela seulement qui est ma pensée
Humble et sans apprêt
Ainsi que la source primitive
Avant l’abondance des pluies
Et le luxe des fleurs. »
C’est donc depuis sa chambre immobile que le poète s’évade une dernière fois pour présenter à Dieu les sentiers de son existence, de la « petite » et maintenant « lointaine » Bretagne à la « grande mer du Nord », en passant par les « symphonies [qui] fusent dans les rocs d’Ouessant », « la joie du fest-noz » et le « pays de France / Orléans Beaugency Vendôme ». Dans ce voyage aux sentiers multiples, l’irrégularité des vers, souvent courts, et de leurs rimes nous font entendre la respiration entrecoupée et difficile du poète qui s’éteint dans un dernier sanglot. Amoureux d’une vie qui fut trop courte, Grall nous fait partager l’irréductible solitude de l’homme que les épreuves de l’existence viennent mettre au jour. Plotin, durant l’Antiquité, ne nous apprenait-il pas à « partir seul vers le Seul » ? Grall, en 1981, révèle quant à lui la fraternité poétique entre le « solo », les « sons », les « sônes » et les « sanglots ». Le monde, alors, révèle toute sa densité quand sa précarité soudainement visible et sensible déchire le cœur de celui qui s’en va :
« Mais je ne saurais dire
Jusques aux cieux
L’exaltation des oiseaux
Tant mes mots dérivent
Et tant je suis malheureux. »
L’expression de la gratitude
C’est dans la souffrance de cette vie qui s’en va que Grall adresse à Dieu des prières afin qu’Il sursoie l’heure à laquelle Il le reprendra auprès de Lui :
« Quelques printemps encore
Donnez-les moi
Afin que je vous loue
Par l’aubépine et le laurier. »
Néanmoins, pour le poète, l’expérience du malheur ne coïncide pas avec le rejet pessimiste de Dieu. Elle est plutôt l’occasion unique d’une profonde gratitude à l’égard du présent de la vie offerte par le Créateur, dans les terres de France et de Bretagne :
« Par la dernière larme
Par l’ultime halètement […]
Par le geai sur la branche
Par la dernière chanson […]
Je vous rends grâce
D’avoir été dans le bondissement incroyable
De votre création
Un pauvre hère mortel divin
Et misérable
Oui. »
En quittant la vie, Grall la rattrape dans ce qu’elle a de plus essentiel : chaque lieu et chaque moment vécus vibrent au son de son acquiescement à la fois mûr et enfantin. Dans cette perspective, la poésie testamentaire de Grall prend les contours d’une comptine pour enfant. Chaque vers y est l’occasion de souvenirs évoqués naïvement, simplement, dans leur beauté quintessentielle. Grall recueille la rosée de ses jours pour garder tout ce qui, au cours de son existence, furent des rencontres avec l’essentiel, avec ce qui touche au plus près le cœur d’un homme, d’un vrai, c’est-à-dire de quelqu’un qui a quelque chose à aimer, à honorer : la terre et ses fêtes, la mer et ses bateaux, ses oiseaux, Dieu, ses chapelles et sa Passion, et la famille, l’Épouse et ses Filles.
Chanter au bord de la vie
Ainsi, le principe et la fin, la naissance et la mort, l’enfance et la vieillesse se co-naissent dans le geste créateur de cette « poésie des confins ». Les noms et les choses fusent entre les formes et les couleurs, entre les phrases et les esquisses. Les poèmes prennent la forme vivante et colorée des dessins simples et naïfs que Grall a dessiné sur son cahier avec les pastels de Geneviève, une de ses cinq filles, ses cinq « divines ». Paradoxalement, c’est au contact de la mort, là où tout semble prendre fin et se dissoudre, que la poésie grallienne se fait aussi créative et jeune comme un enfant, comme au jour glorieux de la Résurrection :
« Opérez ma renaissance
Il suffira d’un peu de souffle
Dans ma poitrine
D’un peu de salive
Sur ma bouche chagrine
Seigneur Maître de la vie ».
À l’image d’une graine qui germe, le récit d’un corps qui se meurt dans le terreau d’une existence féconde n’est-il pas, finalement, le mystère d’une âme qui naît ?
Ces poèmes d’adieux, où Grall donne à ressentir la déchirure de son cœur devant la terre qu’il quitte, présentent ainsi dans toutes leurs couleurs les souvenirs charnels des contrées chéries. La poésie catholique de Grall oppose un démenti à la prose de Nietzsche, car la foi dans la Croix s’y unit amoureusement avec le chant de la terre, au lieu de s’y opposer : « Accordez-moi l’infinie souvenance / De la splendeur de la terre. » Au fil de la lecture, les fest-noz retentissent au loin tandis que les rêves du barde s’élèvent déjà vers le motif suprême de leur espérance. Ce qui paraissait être le souffle coupé d’un fumeur meurtri par le pétun n’est en fait que l’envers de ce solo musical, que rythment ces ultimes poèmes du Breton : l’irrégularité des rimes et la relative brièveté des vers montrent que cette poésie ne se récite point, mais se chante. Le barde eût-il pu acquiescer à son voyage céleste sans emporter avec lui la mélodie des sônes et des rimadelles ?
À présent que les feuilles et les mains
De Douce Nature
Me closent les yeux !
Mais Seigneur Dieu
Comme la vie était jolie
En ma Bretagne bleue !
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