Au mépris moderne à l’égard des limites morales, géographiques et économiques qui enserrent la vie humaine, répondent aujourd’hui différentes formes de revalorisation du « principe de précaution ». Mais pour comprendre le sens d’une morale, qui pose des limites à l’homme sur l’étendue de son propre pouvoir, il faut comprendre son inscription dans l’ordre objectif des choses. Du fond des âges, c’est ce que nous propose Philolaos de Crotone, qui ne considérait pas le sens de la limite comme une exigence morale arbitraire, mais comme ce qui structure le monde dans son ensemble.
Dans l’histoire de la philosophie occidentale, le premier à avoir pensé pour elle-même la notion de limite est un philosophe dit « présocratique », Philolaos de Crotone (470-385 av. J.-C.). D’après les données textuelles les plus fiables, c’était donc un contemporain de Socrate, que l’on dit être né à Crotone ou à Tarente. Il a vécu et enseigné à Thèbes peu avant la mort de Socrate en 399 av. J.-C. Si l’on en croit le témoignage de Diogène Laërce et les indications des autres maîtres sur les enseignements qu’il dispensait, Philolaos appartenait à la communauté pythagoricienne de Phlionte, près de Corinthe, en Grèce.
Dans la veine de Pythagore, Philolaos formule une doctrine du nombre. Mais ce qui le différencie de son maître et de ses confrères, c’est la mise en orbite, chez lui, des thèmes pythagoriciens autour d’une doctrine tout à fait neuve quant à sa formulation : une pensée de la limite. Sans doute faut-il voir en Anaximandre de Milet (610-546 av. J.-C.) son principal prédécesseur : pour ce philosophe, le matériau primordial de la réalité n’est pas une matière connue, comme l’enseignait en revanche Thalès, pour qui l’eau est le principe élémentaire de toutes choses, ou encore Anaximène, plus tard, qui considérait l’air comme l’élément premier et quasi unique du réel, produisant le brouillard, puis l’eau, puis la terre et enfin les pierres au fur et à mesure de sa condensation, ou encore le feu lors de sa raréfaction. Au contraire, pour Anaximandre, le matériau primordial n’en est pas un, en quelque sorte, parce que c’est ce qui est dépourvu de toute qualité. Le matériau primordial, c’est donc « l’illimité », « l’indéfini » (apeiron) pour le philosophe milésien, sur quoi seul peuvent se greffer toute autre particularité définie.
Le monde, entre limitants et illimités
Deux siècles plus tard, Philolaos réaffirme épistémologiquement la doctrine pythagoricienne du nombre : toute connaissance n’est possible que des êtres et des choses qui ont une valeur numérique. Rien ne peut se concevoir ou se connaître qui ne soit pas nombré, c’est-à-dire qui ne soit pas pair ou impair. Mais la raison à cela est que le nombre produit des déterminations, parce qu’il délimite l’illimité, l’apeiron : le nombre donne une consistance positive, ontologique, à l’être, en le déterminant, c’est-à-dire en lui donnant des formes, distinctes les unes des autres. Aucune connaissance ne serait possible si toutes choses étaient illimitées. Pour Carl Huffman, nous avons là une préfiguration importante des thèses de Platon sur la forme et la matière.
Philolaos s’impose comme un maître du pythagorisme en inféodant la doctrine du nombre à une pensée de la limite. L’Un, principe de tout nombre dans la mesure où n’importe quel nombre est la répétition x nombre de fois de l’unité, ne se comprend donc bien que comme l’Achevé par excellence. Dans cette perspective, le monde est structuré par l’agencement de « limitants » qui imposent des limites à « l’illimité ». C’est cette répartition entre limitants et illimités qui constitue, pour Philolaos, l’harmonie : « La nature dans l’univers fut mise en harmonie aussi bien par des illimités que par des limitants – à la fois l’univers en son entier et chaque chose en son sein. » De même qu’un musicien dans un orchestre ne peut transgresser les limites assignées à sa fonction musicale sans affecter l’harmonie de l’ensemble, de même, le cosmos s’ordonne selon cette distribution variée et équilibrée entre limitants et illimités en vertu de laquelle peuvent co-exister des êtres et des mondes riches et variés ayant chacun une dignité singulière. En quelque sorte, c’est du jeu fécond entre la limite et l’illimité que naissent la beauté et la vie.
Par le cadre, la vie
Cette philosophie de la limite que propose Philolaos, sur quoi se fondent ses théories géométriques, harmoniques et astronomiques, nous invite ainsi à penser la limite sous un nouveau jour. L’on peut justement concevoir la limite comme une réduction qui amenuise un certain ordre de choses en excluant le reste : en éthique, on parlera par exemple d’une privation de liberté. Mais Philolaos nous suggère que là n’est pas la seule fonction de la limite : celle-ci a pour fonction, aussi, d’organiser un ensemble de possibilités pour mieux les rendre effectifs et efficaces. La limite, qu’elle prenne le nom temporel de la « patience », le nom spatial de la « frontière » ou le nom moral de la « précaution », remplit ainsi la fonction naturelle de définir un cadre de vie, et par-là même de réunir les conditions de possibilité à l’expression d’une authentique force de vie, qui rencontre un certain espace dans lequel s’épanouir, s’orienter et construire.
Il est certes un mal abominable pour un homme aspirant à la liberté que d’être enfermé dans une cage ; mais un homme livré à un espace désertique, sans chemin ni recoin, à des étendues incommensurables, ne trouvant rien pour se fixer et s’orienter, est encore plus pernicieusement prisonnier. C’est pourquoi seule une liberté qui se fixe est une liberté qui existe, de même que les faiblesses des êtres vivants concourent à leur propre existence biologique, sociale et morale. Biologique, d’abord, parce qui si nous ne mourrions pas un jour, nous ne pourrions assurer le renouvellement des générations et permettre à de nouveaux êtres, différents de nous, d’advenir au monde. Sociale, ensuite, parce qu’autrui vient combler nos propres manquements ; nous découvrons et aimons à son contact ce que nous cherchons à devenir, que nous n’avons pas encore, ou bien encore ce que nous n’aurons ni ne serons jamais, et qui est l’occasion d’étonnements et d’émerveillements renouvelés. Morale, enfin, parce que l’idée de notre propre finitude, globale ou particulière à tel ou tel aspect de notre vie, fait ressortir, par contraste, nos talents, la précarité ou le caractère unique de chacune de nos joies.
Philolaos de Crotone propose donc une philosophie de la limite et de l’illimité. Mais il n’est pas anodin que Platon, dans son Phédon (61d-62a), n’ait explicitement retenu de lui que sa position sur le suicide, qu’il condamne. Olympiodore écrit en effet : « Philolaos disait encore qu’il ne fallait pas se tuer, parce que c’était un précepte pythagoricien qu’il ne faut pas déposer son fardeau, mais aider les autres à porter le leur ; c’est-à-dire qu’il faut venir en aide à la vie, et non s’en prendre à elle. » N’est-ce pas là une conséquence éthique de cette pensée positive de la limite ? En effet, qui considère la limite exclusivement sous le mode de la privation observe la vie, en sa précarité, ses méandres et ses épreuves, comme de trop : le suicide devient alors la seule consolation. Mais, au contraire, envisager la limite avec le pythagoricien Philolaos comme constituant le cadre fécond de notre épanouissement, c’est accepter et assumer les difficultés de la vie en désirant, non pas tant que le poids des épreuves diminue, mais que nous ayons des épaules plus larges pour mieux les supporter et les résoudre. En nous enseignant que la limite constitue l’ordre des choses, il justifie ainsi simultanément le bien fondé de sa visée normative, pourvu qu’elle soit bien pensée, c’est-à-dire avec précaution.
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