[Cet article est initialement paru dans PHILITT #8]
L’enfance est au cœur de l’esthétique et de la spiritualité bernanosiennes. Il faut se garder néanmoins de toute mièvrerie en la matière : rien de moins comparable à la conception de l’enfance à laquelle adhère Bernanos, nourrie de références évangéliques et carmélitaines, que l’infantilisme ou les enfantillages.
Toute l’œuvre de Bernanos trouve son origine secrète dans l’enfance de l’auteur. L’œuvre romanesque en premier lieu. Dans le célèbre préambule des Grands cimetières sous la lune, le polémiste antifranquiste révèle que les créatures de fiction qui peuplent ses romans ont d’abord hanté ses rêves de jeune garçon, lorsque les veillées au coin du feu, dans la demeure familiale de Fressin, tiraient du « silence de [son] âme », de ses « profonds repaires », les « personnages fabuleux, encore à peine formés, embryons sans membres », auxquels il donnerait vie trente ans plus tard. La propension enfantine à l’onirisme, qui fait communiquer – dans la perspective bernanosienne – le temps et l’éternité, et sa réceptivité au merveilleux, qui remet le monde à l’endroit en le retournant, est propice à l’éclosion d’une vocation littéraire.
Les écrits de combat en second lieu. L’enfance, qui n’a pas encore été pervertie par ce que Bernanos pourfend sous le nom de « réalisme », c’est-à-dire l’opportunisme, l’esprit de compromission et d’accommodement, et qui n’a pas été corrompue non plus par la possession des biens terrestres, matériels et immatériels, crée une vision du monde et une morale à son image, spontanément chevaleresques. La pensée de l’auteur, sur ce point, est aux antipodes des conceptions de saint Augustin et Joseph de Maistre sur la dépravation native des enfants.
La patrie de ces derniers est le royaume du Bois-Dormant, « l’asile doré » des contes de fées (Le Crépuscule des vieux), dont la principale loi est l’honneur, et la principale vertu, le courage. Lorsque Bernanos demande à un petit Lorrain de quatre ans : « Qu’est-ce qu’un roi ? », celui-ci répond aussitôt : « Un homme à cheval qui n’a pas peur. » Adolescent, le camelot du roi écrivait lui-même de petites nouvelles épiques, publiées dans le journal Le Panache, dans lesquelles il glorifiait des figures de chevaliers à la vaillance désinvolte, mourant à la guerre au service du trône de France.
On ne s’étonne donc pas de voir le pamphlétaire monarchiste, adversaire des démocraties libérales comme des dictatures fascistes, proclamer énergiquement qu’il ne se jette dans la mêlée du siècle que pour « se justifier aux yeux de l’enfant qu’il fut » (Les Enfants humiliés), et assurer que tout son effort, d’œuvre en œuvre, consiste à chercher le « langage oublié » de l’enfance (Les Grands cimetières sous la lune), seul à même de toucher les cœurs et de ranimer en certains lecteurs le feu qui couve.
Grâce de l’enfance, enfance de la Grâce
Si le passage de l’enfance à l’âge adulte est ainsi perçu par Bernanos comme une chute et non comme une maturation, comme un flétrissement et non comme un épanouissement de l’être, l’état spirituel auquel est associée la première période de la vie peut être patiemment reconquis. La sainteté réside même dans la réappropriation, au terme d’un long cheminement intérieur, de cette disposition de l’âme avec laquelle nous sommes nés et que nous avons perdue en grandissant. La Prieure du Dialogue des carmélites l’exprime dans son langage avec une métaphore cosmique que l’on dirait empruntée à la Nuit obscure de saint Jean de la Croix : « Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore. »
Cet esprit d’enfance qu’il s’agit d’acquérir se définit par un abandon complet entre les mains de Dieu, comme un enfant s’en remet pour toutes choses à son père. Il implique à la fois la pleine conscience de son dénuement et l’assurance que le secours divin ne peut manquer, l’acceptation joyeuse de sa propre faiblesse et la certitude de pouvoir compter sur un soutien mystérieux. Il entretient, pour cette raison, d’étroites affinités avec l’esprit de pauvreté.
Bernanos en a éprouvé la ressource, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, quand il s’élançait – exposé, vulnérable – « face au mur orange et noir du tir de barrage, dans le barrissement des mille sirènes d’acier » (Les Grands cimetières sous la lune). Les sources scripturaires et théologiques sont connues. Bernanos se souvient bien sûr des célèbres versets de Matthieu, qui invitent à « devenir semblable aux enfants » (18, 3), car « le Royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent » (19, 14). Il a également été marqué par la lecture de l’Histoire d’une âme, l’autobiographie spirituelle de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, et par la « petite voie » que cette dernière préconise pour entrer en communion avec Dieu.
Dans son œuvre de fiction, tous les personnages de saints et de héros possèdent à quelque degré la grâce de l’enfance intérieure. Les plus beaux exemples en sont assurément Chantal de Clergerie, qui manifeste « la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant » (La Joie), et le curé d’Ambricourt, qui tire « de sa propre impuissance […] le principe même de sa joie » (Journal d’un curé de campagne). C’est cette fraîcheur d’âme qui leur permet d’échapper aux intrigues que tissent autour d’eux la curiosité cruelle, la défiance sourde, la secrète envie ou l’obscure rancœur, et d’accomplir à leur insu leur œuvre de rédemption.
Dieu est enfance
Si l’enfance présente un tel « caractère sacré » (Français, si vous saviez), la raison essentielle en est que Dieu lui-même est enfance, et non pas seulement parce qu’il est source de l’être, toujours jaillissante. Avec le mystère de l’Incarnation, l’infini du divin se coule dans le fini d’un nourrisson, dépendant de sa mère et inconscient de lui-même. Il y a une correspondance, une homologie qui échappe à la raison humaine, entre l’extrême de la grandeur et l’extrême de la petitesse, car tous deux sont incommensurables, l’un dans l’ordre de la magnificence, l’autre dans l’ordre de l’insignifiance, l’un par excès, l’autre par défaut, ce qui, dans l’absolu où nos unités de mesure trop humaines n’ont plus court, revient au même.
Chez Bernanos, le thème de la Grâce enfantine est décliné ad libitum. La Sainte-Vierge n’est pas seulement la nouvelle Ève, la mère du genre humain, mais aussi « une petite fille merveilleuse », dont le regard est « le seul vrai regard d’enfant qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur » (Journal d’un curé de campagne). L’agnostique que l’auteur fait monter en chaire, dans Les Grands cimetières, pour sermonner une audience imaginaire de notables catholiques, oppose la juvénilité éternelle du message christique à la décrépitude morale des bourgeois qui le professent officiellement : « L’Évangile est toujours jeune, c’est vous qui êtes vieux. »
L’enfance divine apparaît en effet comme un signe de contradiction dans un monde moderne en proie à l’esprit de vieillesse. Elle recèle un formidable potentiel de subversion. Dieu est trop grand pour que les hommes puissent l’appréhender par leur intelligence limitée, mais il est aussi trop simple pour leurs calculs compliqués ou leurs machinations naïvement retorses. Aussi Bernanos invoque-t-il la simplicité divine contre la subtilité rouée des casuistes ou les sophismes habiles des chrétiens qui voudraient adapter l’Église au monde tel qu’il va, apôtres du ralliement à la république, adeptes du progrès technique et scientifique, ou encore apologistes des régimes dictatoriaux.
La mort est un conte de fées
Si seuls les êtres d’élite parviennent, dans le cours de leur vie terrestre, à conserver ou à recouvrer leur âme d’enfant, c’est-à-dire à accomplir leur destin de créature, non seulement en s’abandonnant au Créateur, mais en se conformant à lui, qui est éternel commencement, humilité parfaite et pure candeur, il est toutefois, selon Bernanos, un moment décisif où tout homme, quelle qu’ait été sa vie, reçoit la grâce de l’enfance, comme une ultime possibilité de salut. Ce moment est celui de l’agonie, qui revêt toujours, aux yeux de l’écrivain, une noblesse particulière, peut-être parce que l’homme n’était pas fait pour la mort, et que celle-ci emprunte par conséquent à la dignité du mystère et à la beauté du sacrement.
Le mourant le plus agrippé à l’existence ne peut faire autre chose, dans les derniers instants, que lâcher prise et se laisser entraîner doucement par le courant qui l’éloigne du monde sensible. Son attitude rejoint celle du tout-petit, entièrement livré dans les bras de ses parents. Il voit également se décomposer la figure trompeuse, le masque d’hypocrisie qu’il s’était façonné : la mort fait tomber toutes les impostures car, avec l’enfance retrouvée, remonte à la surface la part de l’être qui ne ment pas. De là le besoin existentiel des personnages bernanosiens, de madame Dargent à Ouine, de confesser leur secret avant de succomber.
La parenté entre la mort et l’enfance ne se révèle néanmoins jamais avec autant d’éclat que dans l’agonie des jeunes êtres. Chantal de Clergerie, le curé d’Ambricourt, la deuxième Mouchette, Hélène Devandomme, tous ces héros de l’œuvre romanesque accueillent la mort dans leur prime jouvence, comme « une chose de l’enfance, un conte de fées » (Monsieur Ouine), qui vient à eux avec un « murmure de fête » (Nouvelle histoire de Mouchette). Elle leur semble à la fois « très simple et très pure » (La Grande Peur des bien-pensants), paradoxalement désirable comme le « seul matin » (Jeanne, relapse et sainte). Tout se passe en réalité comme si l’enfance et la mort étaient faits de la même étoffe, comme si la seconde était le prolongement, l’échappatoire surnaturelle de la première. La hantise de Bernanos, à qui l’on sait que la pensée de l’anéantissement donnait des crises d’angoisse, et son idéal spirituel, auquel toute une vie d’efforts intérieurs ne permet pas toujours d’aboutir, se trouvent ainsi conciliés. Rafraîchissante pensée et douce consolation.
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