Laurent Bury est professeur de littérature britannique du XIXe siècle à l’université Lumière-Lyon 2. Il a consacré sa thèse au romancier anglais Anthony Trollope et publié plusieurs ouvrages dont Liberty, Duality, Urbanity: Charles Dickens’s : A Tale of Two Cities (PUF, 2012) et L’Orientalisme victorien dans les arts visuels et la littérature (PU de Grenoble, 2011). Parmi ses traductions, citons Orgueil et préjugés de Jane Austen (Garnier-Flammarion, 2010), Alice au pays des merveilles (Livre de Poche, 2009) et Saint-Yves de Robert-Louis Stevenson (Gallimard, Pléiade, 2018).
[Cet article est initialement paru dans PHILITT 8]
PHILITT : Charles Dickens disait de David Copperfield qu’il était son « enfant favori ». Pourquoi ? De quel privilège bénéficie ce héros éponyme sur d’autres enfants créés par l’écrivain comme Oliver Twist ou Pip des Grandes espérances ?
Laurent Bury : Dickens a mis beaucoup de sa propre vie dans David Copperfield, notamment un épisode en particulier resté secret pendant toute sa vie – il n’en avait fait la confidence qu’à un ami intime qui deviendra son biographe : le père de Dickens, qui, n’étant pas très sérieux dans la gestion de son budget, a été envoyé en prison pour dettes. Avant même d’en arriver là, le jeune Dickens a été retiré de l’école à 12 ans – il effectuait jusque-là un parcours scolaire classique – et envoyé dans un entrepôt pour coller des étiquettes sur des boîtes de cirage. Ce fut pour lui un épisode littéralement inoubliable qui dura à peu près un an, une confrontation avec un univers nouveau puisqu’il était entouré de gens, de son âge ou plus vieux, qui n’avaient pas bénéficié d’une éducation comme la sienne. Cet épisode fut perçu par Dickens comme un moment de déclassement social. Il en a gardé le secret toute sa vie et ne s’est autorisé à y faire allusion que dans David Copperfield puisqu’il arrive au héros la même chose ou presque. David Copperfield est orphelin de père, sa mère se remarie et le beau-père, qui est un individu épouvantable, décide de se débarrasser de cet enfant encombrant en l’envoyant travailler dans l’entrepôt de cirage en question. On peut aussi remarquer que les initiales de David Copperfield sont les mêmes que celles de Dickens mais inversées. Par ailleurs, le parcours de David Copperfield, après cet épisode traumatisant de l’enfance, reprend des éléments de la vie de Dickens. Quand David Copperfield entre dans l’âge adulte, il découvre qu’il va devenir écrivain. David Copperfield est, dans l’œuvre de Dickens, un ouvrage central qui intervient à un moment de sa vie où il estime avoir atteint une maturité suffisante pour porter un regard rétrospectif sur sa propre existence.
En choisissant la figure de l’enfant pour beaucoup des héros de ses romans, Dickens invente-t-il un nouveau genre ? Si oui, s’appuie-t-il sur une tradition littéraire ou rompt-il avec un genre en particulier ?
Si on regarde les grands succès de la littérature anglaise dans les décennies qui précèdent, on ne trouve pas beaucoup d’histoires d’enfant. Il existe des héros qui entrent dans l’âge adulte mais on estimait alors que pour qu’un personnage occupe la place centrale d’un roman, il devait être doué d’une conscience de soi et du monde suffisamment formée. Par conséquent, les enfants étaient souvent des personnages secondaires. Si on remonte plus loin dans le temps et si l’on quitte l’Angleterre, il y a bien la tradition du roman picaresque qui met en scène de très jeunes personnages. Ce qui fait l’originalité de David Copperfield, d’une part, c’est qu’il est écrit à la première personne et, d’autre part, c’est que le narrateur essaie de retrouver les perceptions de l’enfance. Pas le langage – nous ne sommes pas encore chez Joyce –, mais un point de vue qui soit aussi proche que possible de celui de l’enfant. Est-ce que cela suffit pour faire de Dickens un novateur absolu ? En tout cas, Dickens est sans doute l’un des premiers écrivains à avoir connu un grand succès en prenant comme personnage principal de ses ouvrages un enfant. Beaucoup d’écrivains vont emboîter le pas à Dickens : Charlotte Brontë avec Jane Eyre, par exemple. On peut aussi se demander, en sortant du domaine strictement littéraire, si cela ne remonte pas à l’Émile de Rousseau. L’enfant, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, devient un être à part entière auquel on s’intéresse, non pas seulement en tant que petit adulte, mais en tant que jeune conscience avec ses spécificités propres. Les romans de Dickens sont peut-être le fruit d’une prise de conscience par la société de ce qu’est l’enfant en tant que tel, sans le réduire à une période transitoire qui exige de la discipline.
Pour David Copperfield – et peut-être pour Dickens – « le propre de l’enfance » est de voir « du premier coup d’œil ». En quoi consiste cette acuité si particulière de l’enfant ?
Il y a une sorte d’immédiateté de la perception enfantine parce que c’est une perception qui est surdéterminée par l’affectif, une perception qui réagit aussitôt puisqu’elle n’a pas l’expérience qui lui permettrait de comparer avec des événements antérieurs. L’enfant n’a peut-être qu’une compréhension partielle de ce à quoi il est exposé. L’enfance est par définition l’âge des premières fois. Une première fois a toujours sur la conscience un impact plus fort. Cela amène Dickens à simplifier son discours ou, du moins, les éléments relatifs à la perception de l’enfance qu’il nous décrit. La perception enfantine relève peut-être d’une intensité unique. L’enfant n’a pas les moyens de relativiser comme le font les adultes. Il ressent les émotions positives ou négatives avec une force qui ne se retrouvera plus.
L’enfance est souvent décrite comme une sorte de paradis perdu, un temps d’innocence et d’insouciance que l’âge adulte vient briser. Chez Dickens, il semble que ce soit plutôt l’inverse : l’enfance est présentée sous un jour sombre, un temps de souffrance et de vulnérabilité dont on s’émancipe en devenant adulte. Pourquoi cette vision de l’enfance ?
Il y a bien une vision idyllique de l’enfance chez Dickens. Il lui arrive de décrire les premières années d’existence comme un moment idéal, comme un parfait moment de communion avec un des deux parents. Mais cette période idyllique ne dure pas longtemps. Par exemple, les premières années de David Copperfield sont des années de bonheur parfait où il vit avec sa mère, qui est veuve, et avec leur servante. Mais les gens heureux n’ont pas d’histoire. Dans le cadre mélodramatique qui est celui de Dickens, il y a toujours un élément qui vient perturber cette période de bonheur, qui vient y mettre un terme. Cela correspond à une réalité de l’époque – la mortalité des femmes en couches était sans commune mesure avec aujourd’hui par exemple – et c’est un procédé qui était très utilisé en littérature. L’enfance peut aussi être rendue impossible par la mort de la mère au moment où l’enfant naît. Les orphelins sont par excellence des enfants qui sont privés d’enfance. La société tâche de veiller à leur bien-être physique, et encore, mais ne s’attache pas à leurs autres besoins. La charité est limitée quand il s’agit de s’occuper des enfants de personne, si l’on peut dire.
Dans un passage célèbre d’Oliver Twist, le héros éponyme redemande une ration de gruau auprès de M. Bumble qui, devant tant d’insolence, soutient que le petit garçon devrait être pendu sur le champ (plus tard un autre personnage dira qu’il devrait être écartelé). Cette violence disproportionnée à l’encontre des enfants est-elle seulement un procédé romanesque ou correspond-elle à une réalité de l’Angleterre victorienne ?
Soulignons tout de même que c’est une violence en parole. Dickens ne décrit pas de scène où les enfants sont pendus ou écartelés. Cette violence s’adresse à des enfants appartenant à la classe sociale dont la bourgeoisie estime qu’elle va produire les futurs criminels. Les adultes, qui s’adressent ainsi aux enfants, anticipent, d’une certaine manière, sur le sort funeste qui les attend. Par ailleurs, l’exagération est un trait propre à Dickens. Cela a beaucoup contribué à son succès. Dickens entretient aussi un rapport étrange à la violence, à la violence physique. C’est quelque chose qu’il désapprouvait sans doute dans les faits mais qui exerçait sur lui une sorte de fascination. Dans Un conte de deux villes, qui se déroule en grande partie en France pendant la Révolution, Dickens décrit des scènes de violence de foule, des scènes de carnage.
A-t-il été mal reçu pour cette raison ? Considéré comme un écrivain obscène, comme Céline plus tard ?
Non, car son langage est resté policé. Dickens n’est pas Mark Twain. Il n’a pas essayé de renouveler le langage. Il reprend l’argot des voleurs dans Olivier Twist par exemple, mais ça reste tout à fait encadré, ça ne contamine pas la narration. Il n’y a donc pas de raison de rejeter l’écriture de Dickens en son temps. Il a toujours respecté les codes bien qu’il cultive une certaine liberté dans l’invention verbale : Dickens invente des mots, il transforme des substantifs en verbes, il y a une prolifération du langage qui le rend très intéressant. Ceci dit, il n’y a rien qui puisse choquer le lecteur dans l’écriture même.
Chez Dickens, les adultes sont souvent dépeints sous les traits de l’ange (M. Brownlow dans Oliver Twist, Peggotty dans David Copperfield) ou du démon (M. Murdstone dans David Copperfield, Fagin dans Oliver Twist). Il existe assez peu de figures intermédiaires d’un point de vue moral. Pensez-vous que cela puisse s’expliquer par l’influence des contes de fées sur l’art de Dickens ?
Dickens a beaucoup lu les contes de fées, il les aimait beaucoup. Il y a trois composantes dans l’œuvre de Dickens : le réalisme, l’humour – Dickens faisait rire ses lecteurs – mais aussi le pathos – il les faisait pleurer. C’est vrai que la pantomime – pièces de théâtre en mime souvent adaptées de contes de fées – était un genre très populaire en Angleterre au XIXe siècle. S’y mélangeaient, comme chez Dickens, le grotesque et le violent. La violence était banalisée puisque les personnages subissaient des coups terribles mais se relevaient tout de suite après. Cela dit, je pense que Dickens avait d’autres raisons de développer cette sorte de manichéisme. Le point de vue de l’enfant est nécessairement moins nuancé que celui d’un adulte. Lorsqu’on est enfant, on a des réactions extrêmes. On adore ou on déteste. Mais la nuance existe tout de même chez Dickens. Fagin, Juif caricatural et méchant emblématique qui utilise les enfants pour en faire des voleurs professionnels, a le droit, à la fin d’Oliver Twist, à un chapitre entier sur un mode introspectif la veille de son exécution. Dickens l’a jugé suffisamment intéressant pour révéler au lecteur ce qu’il y a « sous son crâne », peut-être parce que ce n’est pas un méchant explicite et parce qu’il dissimule le mal.
Par ailleurs, le monde semble s’acharner sur les enfants qui ne sont sauvés, en dernière instance, que par des apparitions quasi magiques – on pense à la tante Betsy dans David Copperfield ou à M. Brownlow dans Oliver Twist. Doit-on dès lors relativiser le « réalisme » de Dickens ? Ou, au contraire, voir dans ces personnages lumineux une entorse légère qui ne fait, en creux, que confirmer la noirceur du réel que nous livre l’écrivain ?
Dickens est réaliste dans la mesure où il décrit une société crédible, proche de celle dans laquelle il vivait. Il nous montre de vrais endroits de Londres, notamment les plus misérables. Son réalisme a également une portée symbolique lorsqu’il dépeint les fondations putréfiées de la capitale. C’est un moyen d’exprimer le mal-être de toute une société. Mais ce n’est pas pour autant un naturaliste. C’est un réalisme qui est tempéré par d’autres éléments, indispensables pour qu’un roman ait du succès. Il faut modifier le réalisme pour satisfaire à certaines attentes des lecteurs : la fin heureuse notamment. Les lecteurs n’acceptaient pas qu’un personnage d’enfant, auquel ils s’étaient attachés, puisse mourir. On parle de réalisme parce que le roman a cessé de mettre en scène des personnages dans un monde pastoral grec idéal pour décrire désormais des personnages de la « vraie vie ». Les précurseurs de ce genre en Angleterre sont Fielding (Histoire de Tom Jones) ou encore Richardson (Pamela ou la Vertu récompensée). Mais si on devait parler de réalisme au sens strict, il faudrait s’affranchir des contraintes mélodramatiques, des intrigues amoureuses et de la fin heureuse.
La mémoire joue un rôle fondamental dans David Copperfield. L’authenticité de certains souvenirs est souvent remise en question par le narrateur qui parle à la première personne. Doit-on en conclure que la cruauté des Murdstone serait à relativiser, tout comme l’amour de sa mère ? Que la sensibilité propre à l’enfance a tendance à déformer le monde, à exagérer le bien et le mal ? Que les monstres se révèlent être des hommes une fois entrés dans l’âge adulte ?
Il est rare chez Dickens qu’il y ait à l’âge adulte un retour sur les personnages. Quand David Copperfield revoit Mlle Murdstone alors qu’il a une vingtaine d’années, elle n’a pas beaucoup changé. Le rapport est différent puisque David ne se sent plus inférieur et que la peur ne l’étreint plus comme quand il était enfant. Les personnages de Dickens, à mesure qu’ils grandissent, n’ont plus les mêmes peurs. Dans les Grandes espérances, le héros enfant a peur des mauvais traitements que lui inflige sa sœur, il a peur d’être envoyé en prison pour des crimes qu’il n’a pas commis. Ce sont des peurs irrationnelles. En revanche, les peurs d’adulte sont encore plus terribles parce qu’elles sont motivées par des éléments qui les justifient. Dans David Copperfield, le héros découvre que sa tante Betsy n’est pas l’ogresse qu’elle était dans les premières pages du roman, qui ne sont d’ailleurs pas des souvenirs. C’est à travers le regard de sa mère que David peut avoir cette vision de sa tante puisqu’il n’est pas encore né. C’est une scène reconstituée par ouï-dire qui repose sur des perceptions qui ne sont pas celles d’un enfant. Il y a un double filtre : la perception des adultes qui ont assisté à la scène et ce que David enfant en a retenu. Cette scène est donc totalement sujette à caution puisque ce n’est pas du vécu. De plus, Dickens, dans son entreprise de rétrospection, est obligé d’utiliser un procédé romanesque : pour préserver le suspens, le narrateur ne peut pas livrer toutes les informations dont il dispose, il doit en dissimuler une partie. Pour restituer au mieux le regard de l’enfant, il faut filtrer une grande partie de la mémoire de l’adulte.
Les enfants lisaient-ils les romans de Dickens ?
On a tendance aujourd’hui à penser qu’une fiction appartient à la littérature jeunesse dès lors que le protagoniste est un enfant. Il n’en allait pas du tout ainsi au XIXe siècle, et jamais Dickens n’a prétendu écrire ses romans pour de jeunes lecteurs. C’est seulement bien plus tard, et à travers des versions très raccourcies et adaptées, qu’on a fabriqué une sorte de « Dickens pour enfants », avec à la clef la perte de tout ce qui fait son style exceptionnel. Il n’est pas impossible qu’en France le romancier pâtisse encore aujourd’hui de cette vision réductrice, comme si ses livres dont un enfant est le héros n’étaient pas avant tout destinés aux adultes.
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