Jean-Yves Pranchère est professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles. Spécialiste de la pensée contre-révolutionnaire, il a notamment publié L’Autorité contre les Lumières : la philosophie de Joseph de Maistre (Droz, 2004) et Louis de Bonald, Réflexions sur l’accord des dogmes de la religion avec la raison (Éditions du Cerf, 2012). Dans Les droits de l’homme rendent-ils idiot (Seuil, 2019) qui succède au Procès des droits de l’homme (Seuil, 2016), tous deux écrits avec Justine Lacroix, il analyse la nature des critiques formulées à l’égard des droits de l’homme, que ce soit de la part des intellectuels (Michéa, Gauchet, Manent) ou des hommes politiques (Trump, Poutine, Orban).
PHILITT : Les intellectuels et les polémistes qui critiquent les droits de l’homme le font aujourd’hui, paradoxalement, au nom de la démocratie. Vous regrettez leur manque de cohérence. Faut-il nécessairement être un défenseur de l’autorité royale comme Bonald ou Maistre pour critiquer les droits de l’homme de manière cohérente ?
Jean-Yves Pranchère : L’estime que Justine Lacroix et moi avons pour la cohérence et la profondeur des grands penseurs réactionnaires ne va tout de même pas jusque-là ! Nous sommes d’ailleurs les premiers à reconnaître qu’une critique des droits de l’homme telle que celle que propose aujourd’hui Pierre Manent, avec la radicalité courtoise qui le caractérise, dans la continuité de Leo Strauss (mais un Léo Strauss christianisé contre lui-même, et paradoxalement revu et corrigé par un thomisme plus antimoderne que celui de Gilson ou de Maritain), se signale par sa rigueur et son intégrité. Quant à l’autorité royale, pourvu qu’on la conçoive bien comme une autorité et non comme une souveraineté et qu’on voie en elle ce « pouvoir neutre » théorisé par Constant ou Chateaubriand, qui ne fait que concentrer en lui l’autorité de la constitution et symbolise la permanence de la cité par-delà la variation des gouvernements, elle ne contredit pas les droits de l’homme. Vivant en Belgique, je peux attester que la royauté belge s’accompagne d’institutions et de mœurs bien moins monarchiques et bien plus démocratiques que celles de la république française.
Mais pour en venir au fond de la question, nous pensons bel et bien que la critique des droits de l’homme ne peut pas se présenter comme un discours sans conséquence, mais qu’elle doit assumer ses principes et ses implications. Le succès actuel de la rhétorique « anti-droit-de-l’hommiste », outre ses dangers proprement politiques, ne produit guère que de la confusion (on ne sait plus de quoi on parle) et de l’irresponsabilité (on ne se préoccupe pas des effets de ce qu’on dit).
C’est pourquoi Justine Lacroix et moi avons voulu rappeler quelques éléments de discernement, autour de quelques questions.
Tout d’abord, que critique-t-on quand on critique les droits de l’homme ? Critique-t-on les usages rhétoriques qui en sont faits dans le débat public ou dans les stratégies politiques ? Critique-t-on la jurisprudence des cours nationales ou internationales qui ont en charge d’appliquer les traités et conventions relatifs aux droits de l’homme (par exemple le Conseil constitutionnel français pour lequel la Déclaration de 1789 fait partie du « bloc de constitutionnalité, ou encore la Cour européenne des droits de l’homme) ? Critique-t-on les formulations des Déclarations qu’on juge trop datées et qu’on souhaiterait réviser (ou corriger par des compléments) ? Critique-t-on l’idée même des droits de l’homme, soit qu’on souhaite en limiter la portée au motif que « les droits de l’homme ne sont pas une politique » (selon la célèbre formule de Marcel Gauchet[i]), soit qu’on souhaite en contester le principe même au nom de la « loi naturelle » (comme le propose Pierre Manent[ii]) ? Tout cela ne revient absolument pas au même !
Les critiques contemporaines des droits de l’homme sont à vos yeux souvent contradictoires…
Il est frappant de constater qu’elles mobilisent des griefs inconciliables (mais qu’on trouvera plus d’une fois juxtaposés dans un même discours comme si de rien n’était) : on leur reproche d’être notre « nouvelle religion », donc les vecteurs d’une discipline sociale, mais aussi d’être causes de « déliaison » sociale par leurs effets désacralisants ; on leur reproche de déchaîner l’individualisme et de répandre le conformisme, de nous donner trop de libertés et d’être un motif de censure ; on leur reproche d’être trop démocratiques (de nuire au respect des hiérarchies) et de trop limiter la démocratie (comprise, de façon étonnamment grossière, comme pouvoir arbitraire de la majorité) — et ainsi de suite.
Il nous a donc semblé qu’il fallait proposer quelques moyens de s’entendre — non pas dans le but de mettre fin aux désaccords qui structurent le débat démocratique, mais dans l’espoir que nous soyons capables de nous entendre sur la nature et les enjeux de nos désaccords. Ce qui nous a conduit à distinguer, d’une part, les interprétations des droits de l’homme en compétition dans l’espace politique de la démocratie (où elles sont autant de positions déterminées), et, d’autre part, l’ouverture de cet espace (qui ne cesse de se transformer dans son histoire) par l’idée des droits de l’homme qui le soutient (une idée qui est elle-même ouverte). Nous avons ainsi retrouvé une idée qu’avait défendue cet immense philosophe politique que fut Claude Lefort : à savoir que les droits de l’homme sont l’institution symbolique du régime démocratique moderne en tant qu’il est « fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime — débat nécessairement sans garant et sans terme »[iii]. Les droits de l’homme mettent en forme les droits qui doivent être garantis à tous parce qu’ils sont requis par l’existence même d’un espace de délibération et de décision auquel chacun a et garde le droit irréductible de participer. Ils instituent ainsi la scène de la démocratie en tant qu’elle porte en elle une indétermination essentielle, qui fait d’elle le régime historique par excellence, fondé sur la conscience de son historicité, ouvert à la fois sur les réserves insoupçonnées de son passé et sur l’imprévisibilité de ses transformations futures.
Toute critique des droits de l’homme doit dès lors nous dire quelle position elle prend face à l’historicité démocratique : si elle s’y inscrit, sa portée reste limitée ; si elle prétend retrouver un régime d’anhistoricité, elle doit nous dire comment elle compte s’y prendre.
On peut noter, de façon subsidiaire, que la critique des droits de l’homme rejoint souvent une apologie de la liberté d’expression. Doit-on, au nom des acquis des droits de l’homme, renoncer à les critiquer ? N’est-ce pas justement ce qui constitue leur grandeur ?
Si les droits de l’homme mettent en forme les conditions d’un débat démocratique « sans garant et sans terme », il s’ensuit qu’ils se mettent en jeu dans ce débat et ne peuvent pas se soustraire à la réflexion critique qu’ils autorisent. Critiquer les droits de l’homme est un droit de l’homme, pourrait-on dire. À quoi il faut ajouter que les droits de l’homme se sont enrichis des critiques qui leur ont été adressées et ont mis au jour les biais (préjugés de race, de classe, de genre) qui en faussaient l’universalité : les droits de l’homme vivent aussi de leurs critiques.
Dès lors — indépendamment de la cocasserie de ces éditorialistes à succès qui se plaignent de la censure qui les frappe alors qu’ils occupent l’avant-scène médiatique, font la une des magazines et sont en tête des ventes — la critique des droits de l’homme au nom de la liberté d’expression a quelque chose d’étrange. Nous devons la liberté d’expression dont nous jouissons à l’idée des droits de l’homme, qui a substitué la règle du libre débat à l’imposition d’une doctrine par une autorité transcendante, et il est difficile de comprendre comment leur mise en cause pourrait fournir un quelconque fondement à la liberté d’expression. Si nous n’avons pas un droit égal à exprimer nos opinions, que reste-t-il de cette liberté ?
Les libertariens sont des adversaires inattendus des droits de l’homme…
Le penseur libertarien, qui pense que le droit absolu de l’individu à mener sa vie comme il l’entend interdit toute législation « paternaliste » et impose en conséquence soit un « anarcho-capitalisme », soit un État strictement minimal, se contentant de garantir le droit qu’a chacun d’acquérir, d’échanger et de disposer de sa propriété. La thèse est que chaque individu est propriétaire de lui-même et de ses biens, et que personne ne peut lui imposer un quelconque usage de sa propriété. Dans une telle perspective, l’idée que les droits de l’homme sont des droits inaliénables — au point que cette inaliénabilité fait la dignité humaine — apparaît comme une idée déjà paternaliste, qui limite indûment le droit que chacun a de disposer de lui-même comme d’une propriété dont il est libre d’user et d’abuser et qu’il est libre d’aliéner dans les conditions les plus indignes.
Partisan d’une liberté illimitée d’expression, le libertarien regarde avec horreur l’article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Quelle est donc, demande-t-il, cette notion d’un « abus de la liberté » qui devrait être « déterminé par la loi » ? La liberté politique ne se définit-elle pas comme le droit d’abuser de sa liberté ? Vouloir réprimer l’abus de la liberté en matière d’expression, c’est réprimer la liberté elle-même. La loi peut réprimer le vol, l’invasion de la propriété d’autrui, le non-respect des engagements contractuels, mais elle ne peut pas réprimer ce qui ne nuit pas à la liberté d’autrui. Or, l’expression d’une opinion, si injurieuse, si scandaleuse, si mensongère, si haineuse, si criminelle soit-elle, ne nuit jamais à la liberté d’autrui.
Le champ d’une vaste controverse s’ouvre ici. Certains défenseurs des droits de l’homme, partisans du free speech de style US, seront prêts à donner raison au libertarien sur ce point précis. Pourtant, même la législation US punit la diffamation. D’autres feront donc valoir qu’aucune liberté ne peut être illimitée, toute liberté trouvant sa limite dans la liberté d’autrui ; ils feront également valoir qu’il y a des paroles qui sont des actes et qui ont des effets considérables sur la vie et la liberté d’autrui. Un argument en faveur de la loi Gayssot est que le négationnisme n’est pas seulement une opinion délirante, mais aussi et surtout une agitation antisémite visant à diffamer les familles des victimes en les accusant d’imposture : il est une entreprise de profanations de sépultures dont l’objectif est de tuer une deuxième fois les victimes de l’extermination nazie en effaçant leur mémoire. Charles Girard a montré, dans des travaux fortement argumentés[iv], que le principe de l’égalité des droits fournissait une base à l’interdiction des discours de haine dans la mesure où ceux-ci ont pour effet de dégrader les conditions de vie de ceux qui en sont la cible et qui s’en trouvent matériellement entravés dans l’exercice effectif de leurs droits. De fait, aucune démocratie ne peut tolérer que ses citoyens soient partagés en citoyens de plein droit et en citoyens dont le droit serait arbitrairement révocable à tout moment : le débat démocratique ne s’interdit aucun thème ni aucune idée, mais il ne peut pas, sans s’auto-détruire ou sans tomber dans l’absurde, se donner pour objet l’exclusion d’une partie de ceux qui y participent et la négation de leurs droits. Mais il est vrai que le libertarien n’est pas un démocrate : son idéal est celui d’une société de propriétaires dont les échanges ne supposent ni espace politique ni biens publics.
Passons sur ceux qui réclament une liberté d’expression illimitée tout en faisant profession de dénoncer la « neutralité axiologique » que le libéralisme moderne aurait substitué aux morales du bien commun[v] : on ne peut que les laisser à leur incohérence. On ne peut pas être simultanément « socialiste » et libertarien, conspuer Adam Smith et croire en une auto-régulation spontanée du marché des idées. L’objection libertarienne, en revanche, doit être prise au sérieux : elle pose le problème de savoir à quelles conditions une régulation non paternaliste et non autoritaire du débat public est possible. Mais, à titre personnel, la réponse libertarienne me semble abstraite et peu utile. En toute rigueur, une liberté d’expression vraiment illimitée supposerait un droit de mentir en toute circonstance ; or, aucun marché ne peut fonctionner si la tromperie sur la marchandise est autorisée. Même ceux qui poussent la défense de la liberté d’expression jusqu’à l’affirmation d’un droit de diffuser délibérément des fausses nouvelles (chaque citoyen ayant la charge de vérifier par lui-même les informations qu’il consulte) n’iront pas jusqu’à dire qu’il est permis, au nom de la liberté d’expression, de vendre des poisons mortels sous des emballages de compléments alimentaires. Dès lors, ils ne croient pas eux-mêmes en cette liberté illimitée qu’ils réclament. Ils admettent que certains mensonges criminels doivent être interdits : ce qui nous ramène à l’article 11 de la Déclaration de 1789, c’est-à-dire à l’obligation d’élaborer, à partir du principe que la liberté d’expression doit être aussi étendue que possible, toute une casuistique.
Vous écrivez par ailleurs : « Le cynisme d’aujourd’hui ne brandit plus les droits de l’homme comme un masque hypocrite : il les conteste explicitement. » Ce « dévoilement », cette fin de l’hypocrisie n’était-elle pas souhaitable ?
Malheureusement, le cynisme contemporain n’entretient aucun lien avec la vérité, comme le prouve la figure ubuesque de Donald Trump. Peter Sloterdijk définissait naguère le cynisme comme « la fausse conscience éclairée »[vi], c’est-à-dire comme le paradoxe d’une illusion sur soi fortifiée par une forme de lucidité ; cette analyse reste valable. Le cynisme semble assumer la réalité des rapports de force (on pense à la façon dont Trump, dans ses relations avec la Chine, ne se laisse pas intimider par les arguments craintifs et anti-politiques selon lesquels il ne faut pas fâcher un géant économique), mais il ne les assume qu’au sein d’un déni infantile de la réalité (par exemple celle du changement climatique).
Ce qui caractérise le cynisme contemporain est surtout un mépris affiché de toutes les règles de la politesse et de la civilité ; il s’agit de séduire des publics chargés de ressentiment en leur proposant les jouissances de la désinhibition des instincts agressifs et le confort d’une complicité collective qui permet de ne plus avoir honte de sa propre régression. C’est pourquoi la marque de ce cynisme est le mensonge éhonté. Or la disparition du sens de la honte n’est jamais bon signe : elle va de pair avec la disparition du sens de l’honneur.
Vous remettez en question deux lieux communs : l’assimilation des droits de l’homme au néolibéralisme et l’assimilation des droits de l’homme à l’individualisme. En quoi, les exemples d’Hayek et de Marx sont-ils, respectivement, pertinents pour démonter cette rhétorique ?
Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont « néolibéralisme » et « individualisme » dont devenus des sortes de « fourre-tout » conceptuels et d’épouvantails commodes. Les travaux de Serge Audier[vii] ont montré la complexité de l’histoire du néolibéralisme et il faut souligner l’hétérogénéité de ce qui est désigné sous ce mot : d’un côté, une nébuleuse intellectuelle traversée de courants qui ont entre eux des désaccords importants ; de l’autre, une idéologie diffuse qui sert d’alibi à des politiques d’« insécurité sociale »[viii]. De même que le marxisme-léninisme, idéologie des régimes totalitaires de type soviétique et de leurs soutiens, pouvait sembler bien éloigné de la richesse dialectique de la pensée au travail qu’on trouvait dans les textes de Marx[ix], de même l’idéologie néolibérale dont s’autorisent politiques et éditorialistes a peu à voir avec la profondeur et la radicalité des grands néolibéraux. Le néolibéralisme comme doxa se signale par sa faible cohérence : il admet contre Hayek que l’État protège les banques de la sanction du marché, il refuse l’allocation universelle proposée par Friedman, il développe une politique pénale distante des analyses économiques du crime élaborées par Gary Becker…
Mais cela n’entraîne pas que le « néolibéralisme » n’existe pas. Il en va ici comme de l’idéologie marxiste : le décalage entre l’idéologie et le réel, redoublé d’un décalage de l’idéologie avec les doctrines qui l’inspirent, est ce qui définit une idéologie au sens propre. Et l’idéologie n’en est pas moins un produit dérivé de ce qui fut (ou reste en d’autres lieux) savoir et pensée. C’est pourquoi parler d’un régime « néolibéral » aujourd’hui dominant garde un sens, dans la mesure où des traits communs unissent malgré tout les élaborations scientifiques, les politiques réelles et les discours idéologiques qui infusent l’opinion publique : on peut repérer dans ce réseau de discours et de pratiques des éléments de continuité, tels que la centralité de la thèse de la « souveraineté du consommateur »[x] ou le projet d’une société « d’entrepreneurs de soi-même »[xi].
Or, les droits de l’homme n’occupent dans ce continuum qu’une position périphérique et occasionnelle. Hayek est ici exemplaire, non seulement en raison du soutien politique que, comme Friedman, il accorda à Pinochet, mais aussi parce que les droits de l’homme n’ont aucune place dans sa vaste théorie de « l’ordre spontané » des sociétés de compétition, de la sélection naturelle des modèles sociaux les plus performants et du marché concurrentiel comme seul principe possible d’intégration des connaissances dispersées qu’aucune planification ne peut prendre en charge. Hayek, qui va jusqu’à saluer en Maistre et Bonald des penseurs de la « croissance naturelle » du social, se situe exactement dans la filiation de Burke[xii] — ce critique résolu des droits de l’homme qui était en accord sur tout avec Adam Smith.
Le néolibéralisme de Hayek est une théorie des « règles de juste conduite » dont la fonction est d’assurer « l’ordre abstrait de l’ensemble », c’est-à-dire les conditions du marché libre : le seul point commun de ces règles avec les droits de l’homme est qu’elles sont anonymes et impersonnelles, de sorte qu’elles valent pour tous. Mais elles n’impliquent pas que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », et elles excluent la thèse que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (article 1 de la Déclaration de 1789). Les droits constitutifs du marché — inviolabilité de la propriété privée, sécurité des transactions, exécution des engagements contractuels — n’obligent aucun État à accorder des droits politiques à tous ses citoyens (même l’apartheid n’est pas principiellement illégitime) et ils imposent d’admettre des inégalités sociales — produites par l’héritage, le mérite ou la réussite d’un investissement risqué — qui ne sont pas utiles à tous[xiii]. Dès lors, les droits de l’homme, avec leur exigence d’égalité et leur tendance à se prolonger en droits sociaux, apparaissent comme un danger pour la société de marché.
Selon vous, l’individualisme est aussi une notion à laquelle on s’attaque sans rigueur…
On le confond trop souvent avec l’égoïsme ou avec l’atomisation sociale ; et, même quand cette confusion est évitée, les usages dominants du terme restent bien peu préoccupés de faire la différence entre l’individualisme comme règle méthodologique (consistant à expliquer les interactions sociales à partir des stratégies des acteurs), comme thèse sur la nature du social (affirmant que les individus précèdent la société) et comme principe normatif (selon lequel une société juste doit avoir pour but la liberté des individus, voire l’épanouissement des individualités). Il est notoire que Durkheim, représentant d’un socialisme fondé sur une sociologie « holiste », opposée à toute « anthropologie individualiste » et à toute explication du tout social par les individus qui le composent, considérait que les sociétés modernes avaient organiquement besoin d’une morale « individualiste »[xiv]. Pour le dire en termes brutaux : une société individualiste n’est pas une société qui serait formée par des individus indépendants (chose impossible puisque nous ne naissons pas adultes), mais une société qui éduque ses enfants et les socialise de manière à ce qu’il se comportent en individus, c’est-à-dire qu’ils prennent eux-mêmes en charge leur orientation professionnelle et leur recherche d’emploi au lieu de la recevoir de la tradition.
Durkheim n’était pas un critique des droits de l’homme. Il déplorait seulement le caractère « outré » de certaines formulations individualistes de la Déclaration de 1789[xv]. Si le cas de Marx est ici instructif, c’est qu’il a conjugué à sa critique des droits de l’homme un individualisme normatif bien plus radical que celui de Durkheim. Durkheim ne croyait pas en la possibilité de dépasser la division du travail — c’est pourquoi il croyait que l’égalité n’était possible que par les régulations du droit. Marx pensait pour sa part que ces régulations seraient inutiles dans la société communiste, société sans classe débarrassée de la division du travail. Or, cet idéal est celui d’une pure société d’individus, d’une société où les individus, délivrés du destin de classe qu’impose à la majorité d’entre eux les rapports de production capitalistes, sont enfin capables d’exister en tant qu’individus (et en non en tant que supports de rapports sociaux) et d’épanouir leur individualité sans avoir besoin des garanties du droit[xvi]. On peut juger le réalisme de Durkheim plus opératoire que l’utopie marxienne.
Il y aurait aussi une confusion entre l’extension des droits et la complexité croissante de la loi. Le « tout est permis, mais rien n’est possible » (Clouscard) n’est donc pas une défaillance des droits de l’homme. D’où vient le mal dans ce cas ?
Il est toujours difficile de dire d’où vient le mal en matière politique et sociale, c’est-à-dire là où le réel est toujours la résultante de l’interaction entre l’état des techniques, la contrainte des structures, les sédimentations de la tradition, la dynamique des institutions, l’aura des imaginaires collectifs, la forme des espaces de la communication et la disposition des stratégies des acteurs individuels. Le « mal » y surgit toujours à la croisée de plusieurs séries causales et de plusieurs logiques : Jean-Louis Vullierme l’a montré, dans un livre essentiel[xvii], à propos de ce paroxysme du mal que fut le nazisme. Nous n’en sommes pas là.
Dans la lamentation répandue contre la « prolifération des droits individuels », Justine Lacroix et moi voyons, non une plainte sans objet, mais une interprétation inadéquate à la réalité qu’elle vise : on assimile trop vite des phénomènes de « judiciarisation » des relations sociales à une extension des droits subjectifs (eux-même trop vite identifiés aux droits de l’homme). Nous avons été frappés, à lire la littérature qui dénonce l’envahissement des droits, par la maigreur des exemples : l’égalité entre hommes et femmes (que personne ne conteste, ce qui rend la plainte étrange), l’ouverture du mariage aux couples homosexuels (mais le mariage est d’abord un ensemble de devoirs), l’interdiction des châtiments corporels contre les enfants — quand ce ne sont pas des exemples insignifiants tels que les plaintes de touristes contre les bruits des coqs, des grenouilles ou des cigales[xviii]. Il est difficile de conclure sur de telles bases à une « prolifération des droits », alors que dans le même temps les droits sociaux sont en recul et que les protections juridiques, dans un même pays, varient considérablement d’un individu à l’autre. Il faudrait beaucoup d’indécence pour expliquer à un SDF que le mal social dont il souffre est qu’il jouit de trop de droits.
En revanche, et en dépit des dérégulations néolibérales, il n’est pas absurde de soutenir que nous assistons à une complexification et à une extension du domaine de la loi — une extension qui se double d’ailleurs d’une extension du domaine de la norme en dehors même de la puissance publique. Pensons à ce qui se passe sur Facebook, qui impose ses propres standards en matière de publication d’images de nudité et invente ses propres règles de censure.
Quant aux causes, j’aurais envie de dire qu’elles tiennent d’abord à la complexité croissante de nos sociétés, où la dynamique du marché, l’interdépendance transnationale, la mobilité individuelle, l’innovation technologique ne cessent de nous confronter à des problèmes inédits qui demandent des solutions juridiques.
Mais je dois dire que la formule de Clouscard me laisse perplexe. Il me semble que nous vivons dans des sociétés où, comme dans toute société, il y a du permis et de l’interdit, du possible et de l’impossible. Ce n’est pas parce que le tracé des frontières a changé, ou parce que notre attention est happée par le plus visible — par la surprise de ce qui est devenu permis ou la nostalgie de ce qui est devenu impossible —, que les frontières ont disparu. Le sens du sacré reste intact : nous ne supportons pas qu’on profane les tombes. Inversement, il n’a peut-être jamais été autant possible qu’aujourd’hui de mener cette vie « pour la connaissance » que recommandait Nietzsche[xix]. Je ne crois pas qu’un Marc Aurèle ressuscité jugerait notre époque pire que la sienne ; en bon stoïcien et en politique aguerri, il n’y verrait sans doute pas de différence essentielle ; il approuverait certainement notre tendance au cosmopolitisme et au refus des inégalités imaginaires entre les hommes ; il nous exhorterait à ne pas nous plaindre, mais à affronter les tâches qui sont les nôtres.
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[i] M. Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », », Le débat 1980/3, repris dans La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.
[ii] P. Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, Puf, 2018.
[iii] C. Lefort, « Les droits de l’homme et l’État-providence » (1984), Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), Paris, Seuil, 1986, p. 53.
[iv] Ch. Girard, « Le droit et la haine. Liberté d’expression et “discours de haine” en démocratie » (2014), https://raison-publique.fr/article694.html ; « Pourquoi punir les discours de haine ? », Esprit, octobre 2015 , https://esprit.presse.fr/article/girard-charles/pourquoi-punir-les-discours-de-haine-38476
[v] C’est le cas de Jean-Claude Michéa qui, tout en dénonçant le libéralisme sous le prétexte qu’il ne connaît aucune limitation de la liberté (ce qui est d’ailleurs faux), n’hésite pas à écrire qu’« il existe au moins une liberté dont l’exercice ne saurait, par définition, connaître la moindre limitation : il s’agit, bien sûr, de la liberté de pensée et d’expression sous toutes les formes qu’elle peut revêtir ». (Le Loup dans la bergerie, Paris, Flammarion, 2018, p. 151).
[vi] P. Sloterdijk, Critique de la raison cynique (1983), tr. H. Hildenbrand, Paris, Bourgois, 1987, p. 28.
[vii] S. Audier, Le Colloque Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2008 ; Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012.
[viii] Selon l’expression de Robert Castel, L’insécurité sociale, Paris, Seuil, 2003.
[ix] « Le marxisme », disait Michel Henry (Marx, t. 1, Paris, Gallimard, 1976, p. 9), « est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx ». On trouvera d’abondantes illustrations de cette sentence dans les travaux de Kostas Papaioannou (Marx et les marxistes, Paris, Flammarion, 1972 ; De Marx et du marxisme, Paris, Gallimard, 1983).
[x] Voir Niklas Olsen, The Sovereign Consumer A New Intellectual History of Neoliberalism, Cham, Palgrave Macmillan, 2019.
[xi] Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Paris, EHESS/ Gallimard/Le Seuil, 2004 et, pour une mise en perspective de ce cours, S. Audier, Penser le « néolibéralisme ». Le moment néolibéral, Foucault, et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.
[xii] Voir, pour Maistre et Bonald, l’article publié en 1960 par Hayek sous le titre trompeur « Why I Am Not a Conservative » (tr. fr. in La Constitution de la liberté, tr. R. Audouin et J. Garello, Paris, Litec, 1994, p. 396) ; et, pour Burke, Droit, législation et liberté 1 (1973), tr. R. Audouin, Paris, Puf, 1983, p. 25.
[xiii] Voir F. Hayek, Droit, législation et liberté 1, op. cit., p. 58 : « les règles gouvernant un ordre spontané doivent être indépendantes de tout objectif, et identiques – si ce n’est nécessairement pour tous les membres – au moins pour des catégories entières de membres anonymes. Elles doivent être des règles applicables à un nombre inconnu et indéterminé de personnes et de cas » ; p. 87 : « le libéralisme borne le contrôle délibéré sur l’ordre d’ensemble de la société à la sanction des règles générales qui sont nécessaires à la formation d’un ordre spontané, dont nous ne pouvons prévoir les détails » ; p. 123 : « il est essentiel à la préservation d’un ordre spontané que certains dommages soient causés à autrui en connaissance de cause : la loi n’interdit pas d’ouvrir un nouvel établissement industriel ou commercial même si cela est fait en sachant que le résultat probable sera d’en mener un autre à la faillite. La mission des règles de juste conduite ne peut donc être que de faire savoir aux gens quelles sont les perspectives sur lesquelles ils peuvent compter, à l’exclusion des autres. »
[xiv] E. Durkheim, Leçons de sociologie (1898-1900), Paris, Puf, 1950, p. 92-99, 124-125.
[xv] Ibid., p. 95.
[xvi] L’idée que l’abolition des classes et de la division du travail est la condition de « la transformation des individus en individus complets », de l’existence « des individus en tant qu’individus » apparaît dès 1845 dans L’Idéologie allemande (tr. dirigée par G. Badia, Paris, Editions Sociales, 1976, p. 62-65) ; elle occupe une place importante dans les Grundrisse de 1857-1858 et se trouve réaffirmée dans la Critique du programme de Gotha en 1875 (tr. S. Dayan-Herzbrun, Paris, Editions sociales, 2008, p. 59-60) : « et quand aura disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, […] qu’avec le développement total des individus leurs forces productives se seront également accrues et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, — alors seulement l’étroit horizon bourgeois du droit pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
[xvii] J.-L. Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, 2e éd., Paris, L’Artilleur, 2018.
[xviii] Dans un entretien au FigaroVox du 20 septembre 2018 (« L’idéologie des droits de l’homme porte en elle une logique illimitée », avec Pierre Manent et Eugénie Bastié), Jean-Claude Michéa illustre la gravité de la crise où nous plongent les droits de l’homme par le fait qu’à l’été 2018, dans une commune du Var, des touristes parisiens se sont plaints du bruit des cigales : voilà bien l’indice d’une effrayante rupture anthropologique avec la fameuse common decency des touristes parisiens d’antan, formés à l’amour du chant des cigales par « l’école laïque » qui leur avait fait lire Pagnol. On imagine qu’en d’autres temps la mode des seins nus sur les plages aurait pu servir d’exemple des ravages faits par les droits de l’homme sur la common decency populaire. Hélas pour l’amateur d’exemples fournis par le buzz des réseaux sociaux, cette mode a reflué — ce qui, à suivre d’aussi fines « analyses », est d’ailleurs inexplicable puisque la « logique d’illimitation des droits de l’homme » aurait plutôt dû conduire à la pratique généralisée du nudisme dans les centre-ville. De même, on a beaucoup de mal à comprendre comment il se fait que la sensibilité accrue aux droits de l’homme se soit accompagnée, dans les dernières décennies, d’une intolérance accrue à l’égard de la pédophilie et du viol.
[xix] Nietzsche, Le Gai savoir (1882), § 324 : « “La vie, moyen de la connaissance” – avec ce principe dans le cœur on peut non seulement vivre courageusement, mais aussi gaiement vivre et gaiement rire. »