Mohammad Ali Amir-Moezzi, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, spécialiste du shi’isme et de l’histoire de la rédaction du Coran, a dirigé avec Guillaume Dye le Coran des historiens publié au Cerf en novembre 2019. Il revient sur le contenu de ce recueil qui, réunissant trente parmi les meilleurs spécialistes au monde, met à la disposition du grand public un ensemble d’études scientifiques pour comprendre le contexte et la genèse du Coran ainsi que le commentaire historique et philologique de chacun des versets de ce livre.
PHILITT : À quelles traductions françaises sérieuses ceux qui souhaiteraient découvrir le Coran peuvent-ils se référer ?
Mohammad Ali Amir-Moezzi : Il existe plus de soixante traductions françaises du Coran, parmi lesquelles plusieurs réalisées par des personnes sérieuses et savantes, d’Albert Kazimirski (1808-1887) jusqu’à Jacques Berque (1910-1995), professeur au Collège de France, en passant par Denise Masson (1901-1994), Muhammad Hamidullah et d’autres. Or toute traduction est une interprétation : chacun des traducteurs a recours aux sources de l’exégèse islamique pour restituer au lecteur français le sens de chacun des versets selon un certain angle de vue. Le Coran des historiens, quant à lui, remonte en amont de la tradition exégétique musulmane afin de s’intéresser au texte coranique lui-même, en tant que document historique, religieux et littéraire du VIe-VIIe siècle, antérieurement à ses traductions et commentaires divers. Que dit ce texte à l’état brut, sans son filtre exégétique postérieur ? C’est la question qui traverse toute cette somme. Le premier volume y répond en exposant le contexte de la genèse du Coran, tandis que les deux tomes du deuxième volume offrent, pour chaque verset ou groupe de versets, des commentaires philologiques et historiques, par exemple les sous-textes qui éclairent les circonstances de leur rédaction. Enfin le troisième volume est bibliographique et sous format électronique afin que l’on puisse l’alimenter régulièrement.
Les musulmans, aussi bien sunnites que shi’ites, lisent-ils le même texte sacré ?
Le Coran est le même pour l’ensemble des musulmans depuis dix siècles. En effet, au IVe siècle de l’Hégire – soit au cours du Xe siècle de l’ère chrétienne –, les musulmans ont accepté cette version du Coran que nous connaissons. Mais une telle unanimité n’existait pas avant : au cours des trois premiers siècles, les sources islamiques disponibles nous renseignent sur l’existence de quatre ou cinq versions différentes du Coran. Même les shi’ites qui, jusque-là soutenaient que le Coran a été falsifié par le pouvoir califal, se sont joints massivement au reste des fidèles probablement parce qu’ils ont accédé un peu partout au pouvoir et ils devaient gouverner des populations majoritairement sunnites que la thèse de la falsification heurtait violemment.
Comment s’est produite cette uniformisation du livre saint de l’islam ?
Si l’islam se définit comme religion du Livre – l’expression « gens du Livre » est coranique –, elle ne naît pas subitement à partir d’un livre unique, mais elle se constitue après un certain temps de développement et d’expansion au cours duquel la religion s’institue comme telle sur la base d’un État fort qui en organise les codes, les repères et les dogmes majeurs. C’est pourquoi – et l’islam ne fait nullement exception –, plusieurs versions du Coran ont précédé la religion islamique impériale, constituée autour d’un seul livre saint. L’élaboration des sources scripturaires de l’islam aurait été réalisée sous le règne du cinquième calife omeyyade, Abd al-Malik, entre 685 et 705 ap. J.-C, soit au cours de la seconde moitié du Ier siècle de l’Hégire. À cet égard, je vous renvoie aux excellents travaux du regretté Alfred-Louis de Prémare. De façon tout à fait similaire avec le christianisme devenu la religion de l’empire sous Constantin, ce calife, pour des raisons politiques tenant à la légitimation de son empire, aurait établi, entre autres lois, le Coran « officiel » que nous connaissons aujourd’hui, en essayant d’éliminer les autres versions. C’est ce calife également qui aurait cherché à promouvoir l’image du Prophète dont les premières mentions officielles remontent à son règne. Le corpus de Hadîth, des dits de Muhammad, trouve son origine dans l’entourage de ce calife. C’est lui qui fait également de l’arabe la nouvelle langue de l’administration de l’empire. Par ailleurs, le mot même de « musulman » remonterait au règne d’Abd al-Malik : avant lui, les fidèles de Muhammad se disaient des « croyants » (muʾminūn) ou des « émigrants » (muhājirūn). Abd al-Malik serait, pour beaucoup d’historiens, le vrai fondateur de l’islam en tant que religion institutionnalisée de l’empire arabe. Il faut donc prendre soin de distinguer l’islam entendu comme religion impériale du Coran, qui lui est évidemment antérieur.
Existe-t-il une rupture entre le Coran et la tradition biblique ?
L’apologétique musulmane a tendance à enseigner que l’islam s’établit dans un contexte foncièrement polythéiste auquel il s’oppose radicalement en diffusant le culte monothéiste. Les données historiques démentent cette assertion : l’Arabie pré-islamique était fortement et depuis longtemps monothéiste. D’innombrables versets du Coran sont eux-mêmes des allusions aux épisodes, figures ou thèmes bibliques, ce qui prouve qu’élaborateurs et auditeurs du Coran les connaissaient bien de sorte que de courtes allusions leur paraissaient suffisantes. La notion même d’Écriture est foncièrement biblique : ce sont d’abord les juifs puis les chrétiens qui accordent une place aussi importante au texte sacré. Il n’y a donc pas de rupture entre la Bible et le Coran mais une relative continuité. Le texte du Coran ne dit pas le contraire : très souvent il se présente comme le prolongement des Écritures juives et chrétiennes.
Le rapport des musulmans au texte sacré est-il cependant le même que celui des juifs ou des chrétiens ?
Un tournant se produit assez tardivement lors du IIIe siècle de l’Hégire, sous le califat d’al-Mutawakkil, grand persécuteur de mu’tazilites, de shi’ites, de chrétiens et de juifs, lorsque le dogme du Coran comme la parole incréée de Dieu est officialisé. Depuis cette époque, c’est un dogme dans le sunnisme que le message divin a été dicté à Muhammad par l’ange Gabriel et sans aucune médiation de son humanité faillible, à la différence du judaïsme et du christianisme dont les Écritures sacrées sont certes perçues comme des révélations divines, mais transmises par des hommes faillibles. Pour les musulmans sunnites (le cas des mystiques sunnites est différent), Dieu se manifeste à travers Sa Parole faite Livre. En revanche, le point de vue shi’ite se rapproche de celui des chrétiens puisqu’ils considèrent le texte du Coran comme un « guide silencieux, muet » tandis que l’imam est appelé « Coran parlant », c’est-à-dire le Verbe vivant de Dieu – c’est l’objet de mon livre Le Coran silencieux et le Coran parlant publié en 2011. Le rapport au texte diffère donc au sein de l’islam entre sunnites et chiites et bien sûr avec les chrétiens et les juifs. Le nœud de la problématique est le dogme tardif du « Coran, parole incréée de Dieu ».
Un tel rapport au texte sacré chez les sunnites peut sembler manquer de souplesse. Ne rend-il pas difficiles les possibilités de réforme religieuse, si réforme il doit y avoir ?
Certains musulmans ont le tort d’oublier leur propre histoire. Or la connaissance des faits historiques permet au croyant, non de nier sa foi, mais au contraire d’acquérir un regard distancié à l’égard de ce qui la compose et d’apprendre ainsi à distinguer au sein même de la foi ce qu’il y a d’accessoire et ce qu’il y a d’essentiel. La vision critique qu’offre le travail patient et rigoureux de l’historien, lui-même contraint matériellement par quantité de données archéologiques, philologiques, épigraphiques, n’est pas opposé à la foi, mais peut l’enrichir en la rendant plus lucide sur ce qui ne l’est pas. Le fait qu’au Moyen Âge les théologiens musulmans distinguaient la foi et la croyance nous montre que la foi elle-même peut être consolidée par la perte d’un certain nombre de croyances et par sa progression dans le savoir. Le musulman qui a une foi solide ne doit pas avoir peur de ce genre d’approche. Si la démarche du Coran des historiens gêne ou choque un certain nombre de croyants, c’est que ceux-ci ont peut-être à apprendre de l’approche scientifique qui n’est pas celle de la foi. En l’occurrence, il faut rappeler que ce dogme du Coran incréé a une origine historique, qu’il a eu pour fonction de neutraliser les vifs débats qui opposaient sunnites, shi’ites, mu’tazilites, et d’autres au sujet du statut du texte sacré. Certains musulmans ignorent l’extrême richesse et complexité de leur propre histoire.
Comment les contributeurs au Coran des historiens ont-ils travaillé sans être influencés par une confession particulière ?
Les chercheurs qui ont contribué à cette somme sont de toutes croyances ou incroyances. La croyance n’est pas l’affaire de l’historien. Elle l’est d’autant moins dans le Coran des historiens que nous avons travaillé sur le texte même indépendamment des interprétations postérieures, à partir des sources anciennes. Là encore, il faut rappeler que les sources musulmanes anciennes elles-mêmes nous montrent que le Coran est le fruit d’une élaboration par différents groupes de scribes dont une bonne partie était en connivence avec le pouvoir politique en quête de légitimation. On voit qu’il y a énormément de débats dans les sources islamiques contemporaines ou immédiatement postérieures à la rédaction du Coran. Ce sur quoi l’historien travaille, c’est sur ces divergences, ces contradictions, ces débats.
Que pouvons-nous savoir historiquement de la vie de Muhammad ?
L’historien ne peut presque rien en savoir. La comparaison de l’ensemble des sources historiques disponibles au sujet de la vie de Muhammad nous permet de déterminer ce qu’il y a de certain et d’incertain à ce sujet. Or comme l’indique le titre même de l’article de Stephen J. Shoemaker dans le premier volume du Coran des historiens, « Les vies de Muhammad », il est malheureusement presque impossible de savoir quelle fut la vie de Muhammad. La comparaison des biographies du prophète, des hadîths, de la littérature des batailles, des circonstances de la révélation, nous donnent à voir tout et son contraire. La raison en est que, avant leur harmonisation tardive, les récits ont été élaborés dans un contexte de guerres civiles entre fidèles, qui par ailleurs se complexifient avec les conquêtes arabes et la naissance de l’empire. Dans un tel contexte, chacun donne de Muhammad une représentation qui arrange sa propre faction. Les sources nous donnent ainsi à voir des figures contradictoires du prophète, comme adepte du libre-arbitre les unes, comme adepte du déterminisme les autres ; les unes le présentent comme un homme contemplatif et pauvre à l’instar des moines chrétiens tandis que les autres nous le présentent comme un guerrier rusé et riche. Les données relatives à la date de la naissance du Prophète, celle de l’Hégire, celle de sa mort, le nombre de ses enfants ou de ses épouses, se contredisent ! Schoemaker montre ainsi que la vie de Muhammad semble irrémédiablement perdue au milieu de ces différentes représentations contradictoires. Cela n’est cependant pas une mauvaise nouvelle pour l’historien, puisque cette diversité de représentations nous renseigne historiquement sur les auteurs et/ou les groupes qui les ont élaborées.
Peut-on néanmoins savoir si Muhammad était bien l’auteur du Coran ?
Ce que l’on peut savoir malgré tout, c’est que Muhammad était un homme qui a existé au VIe siècle de l’ère chrétienne en Arabie et qu’il a transmis un message spirituel constitué de trois dogmes principaux : l’unicité de Dieu, la croyance en la mission des prophètes et la croyance dans le jugement dernier, avec une insistance particulière sur la proximité de la fin des temps. Trois éléments qui constituent le Credo des musulmans et des autres monothéistes de la région d’ailleurs. Quant à savoir si Muhammad fut l’auteur (ou le transmetteur) d’au moins une partie du Coran, la question est discutée. Selon beaucoup, il aurait été au moins l’auteur de la partie finale du Coran, qui relève du registre apocalyptique.
Dans quel milieu religieux Muhammad évoluait-il au départ ?
Il y a un certain nombre d’hypothèses à propos du milieu spirituel et religieux originel de Muhammad. Il y a l’hypothèse d’un judaïsme rabbinique, ou un judaïsme messianique révolutionnaire. Par ailleurs, la christologie coranique est non-trinitaire et non-nicéenne : le Coran appelle Jésus le Messie, en niant sa nature divine tout en l’appelant « verbe de Dieu », appellation qu’on ne retrouve pour nul autre que Jésus dans le Coran. On parle également des données manichéennes comme le titre de Mani lui-même, « le Sceau des prophètes » que le Coran applique à Muhammad. L’ensemble de ces données montrent que le rédacteur du Coran était parfaitement au fait de nombreuses traditions bibliques et que ce livre est le dernier grand texte de l’Antiquité tardive. Texte énigmatique, il n’en finit pas de susciter la curiosité des historiens qui, d’années en années, s’intéressent de plus en plus aux études coraniques et dont le Coran des historiens se veut une synthèse à la fois accessible et rigoureuse.
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