Docteur en sciences humaines et essayiste, Thibault Isabel est directeur de la rédaction de la revue L’inactuelle. Il est notamment l’auteur du Paradoxe de la civilisation (La Méduse, 2010) et de Proudhon, l’anarchie sans le désordre (Autrement, 2017). Il vient de faire paraître, aux éditions du Passeur, un Manuel de sagesse païenne dans lequel il s’efforce de trouver une troisième voie entre les monothéismes et l’athéisme.
PHILITT : Dans votre livre, vous écrivez : « Quand Ivan Karamazov dit, dans le roman de Fiodor Dostoïevski : “Si Dieu n’existe pas, tout est permis”, il a tort. Même si la vérité absolue n’existe pas, tous les points de vue ne sont pas d’égale valeur. » Vous estimez, semble-t-il, qu’il existe un entre-deux entre la hiérarchie des valeurs morales chrétiennes et le relativisme moral des modernes. Vous postulez qu’il existe une hiérarchie sans vérité absolue, c’est-à-dire une hiérarchie sans sommet. Pourtant, pour qu’il y ait une hiérarchie, il faut bien un ou plusieurs référents ultimes dont découlent tous les autres. Dès lors, quelle est la « vérité absolue » du paganisme ?
Thibault Isabel : Il n’y a pas de vérité absolue du paganisme, mais il y a un critère ultime d’évaluation : le souverain bien, c’est-à-dire le bonheur. Ce souverain bien, qui constitue le sommet de la pyramide morale, n’a pour autant aucune valeur déontologique : il ne renvoie ni à un Bien absolu, ni à un Mal absolu, et ce n’est donc pas le principe légitimant d’un despotisme éthique, mais l’aspiration finale qui fédère et unifie les désirs de l’homme dans leur diversité. Chez les païens, on ne trouve ni commandements divins, ni impératifs catégoriques. Si les sages s’accordent à considérer le bonheur comme un souverain bien, ce n’est pas parce qu’il est le Bien, mais parce qu’il est de toute évidence, en pratique, la tension intérieure la plus fondamentale et la plus naturelle de l’homme. Si l’homme avait été d’une nature différente, son souverain bien aurait été tout autre. Il se trouve seulement que nous sommes nés pour vouloir être heureux. On pourrait d’ailleurs remettre cette observation intuitive en cause ; peut-être n’est-elle pas fondée. Mais presque tous les sages de l’Antiquité y voyaient une remarque parfaitement juste, et je les rejoints.
Le bonheur n’en mérite pas moins d’être distingué du plaisir. Quoique les plaisirs flattent les sens d’une manière qui n’est pas méprisable, le fait d’avoir les sens pleinement satisfaits ne suffira pas à nous rendre heureux. Le plaisir est matériel, tandis que le bonheur est existentiel. L’homme n’aspire pas au fond de lui-même à éprouver du plaisir ; il aspire à l’épanouissement. Cela implique certes qu’une quantité suffisante de plaisirs soient satisfaits : si vous vivez enfermé dans une geôle obscure, soumis à des mauvais traitements quotidiens, je vous donne peu de chance de bien vivre. Il en va de même de l’extrême pauvreté. Reste que, pour s’épanouir, l’homme a besoin d’accéder à un ordre de sens qui donne une finalité à sa vie. Le bonheur du sens se distingue du plaisir des sens en ce qu’il nous apporte des assises comportementales : nous n’agissons plus selon nos impulsions, mais selon la raison. Nous sommes dès lors en harmonie avec nous-mêmes, avec les autres et avec le monde.
Souvenons-nous aussi que l’homme est un animal social : nous éprouvons de la joie quand nous parvenons à tisser des liens. La bienveillance constitue un aspect essentiel de notre être, qui coexiste bien sûr avec des pulsions égoïstes, mais qu’on ne saurait négliger. S’abîmer dans les plaisirs au détriment d’autrui traduit en cela une grave incapacité à profiter de ce qu’il y a de plus authentiquement jouissif dans notre condition. C’est une attitude prisée par ceux qui ne savent pas vraiment jouir. Quand on a une jouissance imbécile, on jouit vite et mal, sans se soucier des autres.
Le souverain bien antique est un autre nom de ce que les psychologues modernes appellent parfois l’« équilibre psychique ». L’homme est bon, non lorsqu’il croit au Bien, mais lorsqu’il est équilibré. Les déséquilibres sont de diverses natures : dans le champ psychanalytique, on distingue par exemple le névrosé (soumis à la rigidité déontologique du Surmoi), le narcissique (soumis à l’impulsivité pulsionnelle du Ça) et le pervers (qui hybride en quelque sorte ces deux troubles, puisqu’il éprouve sans cesse une culpabilité morbide à l’idée de céder à la moindre de ses pulsions, même raisonnable, alors qu’il cède pourtant toujours à ces mêmes pulsions d’une manière pathologiquement débridée). La vertu païenne d’équilibre incarne le dépassement simultané de tous les extrêmes. Le Moi laisse en effet les pulsions se manifester d’une manière contrôlée, mesurée, régulée ; il harmonise et modère le Ça et le Surmoi, en les mettant en relation assumée l’un avec l’autre. L’idéal moral du paganisme est par conséquent un idéal de « grande santé », comme l’avaient très bien vu Nietzsche et Jung.
Afin de sortir de la logique du péché propre aux monothéismes, vous affirmez, en tant que païen, que « l’homme commet des erreurs, jamais des fautes ». Pourtant, même un athée peut comprendre la différence entre une erreur et une faute. Comment dès lors faites-vous pour distinguer celui qui se trompe dans un calcul mathématique et celui qui tue un homme ?
Je ne vois pas de différence morale entre le fait de commettre une erreur théorique (c’est-à-dire logico-mathématique) et le fait de commettre une erreur pratique (c’est-à-dire comportementale). Ne pas être rationnel dans le cadre d’une analyse logico-mathématique ou ne pas être raisonnable en tuant un homme inutilement revient au même. L’éthique païenne repose toujours sur une évaluation pratique. C’est pourquoi elle repose aussi sur l’idée de juste milieu, d’harmonie. Il s’agit de mesurer la meilleure conduite à tenir en vue du souverain bien, du bonheur.
Si vous tuez un homme par caprice, ou au nom d’intérêts grossiers, vous donnez d’abord la preuve de votre infantilisme de caractère, et vous contribuez qui plus est au déséquilibre extérieur du monde, qui limitera votre bonheur personnel. Les païens accordent une grande importance au fait que le bonheur de l’individu est en partie corrélé au bonheur du monde, car l’équilibre collectif rejaillit sur l’équilibre des individus, et réciproquement. Puisque le monde est un organisme complexe, chacun de ses membres ne peut s’épanouir que lorsque l’organisme lui-même se porte bien. Mais cela implique également que, si vous tuez un homme à des fins de justice, parce que vous estimez que cela contribuera à l’équilibre social – en admettant que cela serve effectivement à l’équilibre social, ce qui mérite d’être discuté –, vous adoptez une bonne conduite et vous vous montrez responsable, adulte. Voilà exactement ce que doivent faire les tribunaux : ils évaluent la conduite des individus à l’aune de l’harmonie collective. Chaque homme lui-même, à chaque moment de sa vie, se pose le même genre de questions. Ce ne sont pas des problèmes déontologiques ; ce sont des problèmes pratiques. S’il s’avère préférable de tuer un homme dans tel ou tel contexte, il serait déraisonnable et lâche de ne pas le faire. Lorsqu’un inconnu fou furieux cherche à s’en prendre à mes proches, je n’ai aucune raison de l’épargner.
Un dernier point encore : vous dites que « même un athée peut comprendre la différence entre une erreur et une faute ». Je vous répondrai que c’est parce que la plupart des athées croient en une morale déontologique quelconque, en un dogme du Bien et du Mal – je pense notamment à la morale universaliste des droits de l’homme. On peut commettre une faute d’orthographe, parce qu’on écrit en relation à un cadre linguistique préexistant, qu’il soit bon ou mauvais ; on peut aussi commettre une faute devant la loi, parce que nous sommes de facto soumis au code pénal, qu’il soit là encore bon ou mauvais ; mais on ne pourrait commettre une faute morale qu’au regard de principes déontologiques auxquels je ne crois pas plus qu’à la présence d’une théière en orbite entre la terre et mars (je fais référence ici à une boutade de Bertrand Russell) !
Les athées se moquent des chrétiens qui croient au paradis pour se rassurer face au spectre de la mort, mais eux-mêmes croient trop volontiers aux chimères du Bien et du Mal pour s’épargner la peine de mesurer sagement le poids de leurs actions en toute circonstance. Il est commode de croire au Bien et au Mal universels : cela ne demande que de la dévotion, et guère d’intelligence ou d’efforts. On est toujours sûr de son bon droit ; et cela permet aussi de balayer d’un revers de main les points de vue moraux adverses. J’y vois beaucoup de puérilité, de ressentiment et de rage mal contenue. Je me méfie donc autant des morales déontologiques séculières que des morales issues des religions révélées. Et je ne me fie qu’à la sagesse, qui se conçoit en relation aux contextes. Aucune vérité morale ne vaut en tout temps et en tout lieu, indépendamment des circonstances ; mais, en chaque circonstance, certaines attitudes sont plus adéquates que d’autres et permettent de mieux combler nos aspirations profondes.
C’est pour cette raison que le paganisme valorise la noblesse : se soumettre à des dogmes est à la portée de tout homme, quelle que soit son intelligence ou sa volonté, alors qu’être sage est une capacité, à la fois innée et acquise, dont nul ne saurait être pourvu à la même hauteur. Je n’en déduis pas que les sages doivent s’ériger en tyrans – vous savez que je crois au contraire à l’idéal démocratique républicain, qui vise à la démocratisation optimale de la noblesse et à l’apprentissage de la vertu par le débat – ; mais il demeurera toujours une différence de valeur morale entre les sages et les sots. Le paganisme est à ce titre un système de valeurs extrêmement discriminant. Chaque citoyen dispose de la même voix politique, dans la cité ; mais, moralement, la voix du sage doit porter plus loin que celle du sot. Il faut combiner l’égalitarisme politique à l’élitisme moral pour faire prospérer la société. Sinon, dans le despotisme, vous abrutissez les masses en traitant les hommes comme des enfants ; et, dans le philistinisme démagogique, vous laissez les citoyens décider du sort collectif de manière aveugle, sans considération du bien commun.
Vous écrivez aussi : « L’égalitarisme chrétien a réagi de façon très critique à cet aspect du paganisme (celui qui valorise la force morale, ndlr.). Le christianisme considère que les derniers sur terre seront les premiers au paradis : Dieu a pitié des humbles. » Mais il ne s’agit pas d’égalitarisme, puisque, comme le dit la formule, « les derniers seront les premiers ». En réalité, Dieu valorise ceux qui imitent le Christ et qui font vœux de pauvreté, vœux qui exige une « force morale » incontestable. Cette distinction n’est-elle donc pas à relativiser ?
Si, bien sûr, en partie. Il y a beaucoup d’interprétations possibles de cette formule (« Les derniers seront les premiers »), comme dans tous les aspects d’une religion – et pas seulement du christianisme, cela va sans dire : ma conception du paganisme entre ainsi en contradiction avec celle de nombreux autres païens. Nietzsche interprétait l’égalitarisme chrétien comme une marque de ressentiment : ceux qui sont les derniers sur terre se vengent de leur humiliation présente en réclamant la première place au paradis futur. Je ne doute pas un seul instant que les meilleurs chrétiens aient raisonné avec la noblesse que vous décrivez dans votre question, mais je ne doute pas non plus que les moins bons d’entre eux aient raisonné de la façon décrite par Nietzsche. J’ajoute que, si cet égalitarisme vindicatif est pour le moins paradoxal, c’est qu’il constitue presque une injustice renversée : on refuse l’oppression des forts sur les faibles afin de mieux valoriser l’oppression des faibles sur les forts. Ce n’est donc pas réellement ici de l’égalitarisme, mais du misérabilisme.
Permettez-moi toutefois d’en revenir au texte biblique (Matthieu, 20.1-16). Dans le Nouveau testament, Matthieu use d’une parabole pour expliquer selon quelle règle est régi le royaume des cieux. Il prend l’exemple d’un propriétaire qui fait travailler des ouvriers sur son champ de vigne de bon matin. Puis, tout au long de la journée, il sort de chez lui et voit des ouvriers sans emploi, qu’il embauche généreusement les uns après les autres. Le soir, il les fait tous venir pour leur verser un salaire, et donne d’abord une pièce aux derniers travailleurs qu’il a embauchés, puis donne une pièce également à ceux qui étaient venus dès l’aube. Naturellement, les ouvriers qui ont travaillé toute la journée se plaignent d’avoir reçu le même traitement que ceux qui n’ont travaillé qu’une heure. Et le propriétaire leur répond : « Mon ami, je ne te fais pas de tort. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un salaire d’une pièce d’argent ? […] Vois-tu d’un mauvais œil que je sois bon ? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. »
L’égalitarisme de cette parabole biblique me paraît incontestable, et je dirais contre l’interprétation nietzschéenne qu’elle témoigne en l’occurrence d’une générosité presque dénuée de vindicte. La seule marque de ressentiment réside peut-être dans le fait que, si tout le monde touchera le même salaire, ceux qui ont travaillé plus longtemps le toucheront en dernier, comme s’il fallait malgré tout qu’ils attendent davantage que les autres avant d’être payés ; on comprend aussi en filigrane que tout le monde finira par accéder à la félicité des cieux, mais que le chemin sera plus long pour ceux qui ont trop profité de leur vie sur terre. J’ai pourtant peine à comprendre qu’on puisse reprocher à un ouvrier de se lever tôt afin de travailler et de gagner sa vie. Pour être exact, ce qu’on reproche ici à cet homme, c’est d’exiger un meilleur traitement que les autres. On condamne donc sa « vanité », là où un païen verrait une juste fierté.
J’admire les préoccupations sociales des chrétiens originels ; mais je persiste à penser que l’égalitarisme est inique. La justice implique en effet la justesse ; il faut peser les mérites de chacun. Il n’est certes pas juste que certains s’enrichissent démesurément en travaillant peu. Il n’est pas juste non plus qu’aujourd’hui un grand spéculateur ou un joueur de football gagne mille fois plus qu’un ouvrier. Mais il est juste qu’un ouvrier ayant travaillé toute la journée gagne davantage que s’il avait travaillé une heure. L’équité est préférable à l’égalité.
Enfin, en ce qui concerne les chrétiens ayant fait vœu de pauvreté et dévouant leur vie à la justice, je ne peux que leur rendre hommage ! Vous avez raison, cette dimension fait aussi partie du message christique, et ceux qui parviennent à suivre un tel chemin ont beaucoup de force morale. Je ne recommande à personne de vivre dans la misère, car elle humilie ; mais il est vil de courir après les richesses, alors que des biens plus importants et plus pressants doivent mobiliser nos efforts. Beaucoup de chrétiens sont des gens très estimables. Il y en a dans toutes les religions.
Vous soutenez que « l’éthique chrétienne est individualiste et universaliste ; l’éthique païenne est personnaliste et enracinée ». Vous oubliez de préciser que le mouvement personnaliste, tel qu’il se constitue historiquement, est d’inspiration chrétienne (Berdiaev, Mounier etc.). À quoi correspond exactement le personnalisme païen ?
Je conviens tout à fait que le personnalisme a surgi au XXe siècle chez des auteurs chrétiens ; mais j’affirme malgré tout qu’il repose sur une conception du monde qui s’articule de manière beaucoup plus cohérente avec le paganisme qu’avec le christianisme. Comment définir le personnalisme ? Je laisse de côté la croyance en une dignité intrinsèque de la personne humaine, qui me paraît assez spécifiquement chrétienne, sinon post-kantienne, en ce qu’elle pose l’homme comme un être abstrait, qui mériterait d’être respecté en vertu de sa nature même – alors que les animaux, crois-je comprendre, ne mériteraient pas une semblable considération. Pour ma part, je ne crois ni aux droits universels et naturels de l’homme, ni à ceux des animaux, mais je suis prêt évidemment à accorder des droits positifs concrets à tels hommes ou à tels animaux dans telles situations données. L’homme n’est qu’un animal particulièrement doué pour la culture ; cela ne justifie aucun droit naturel. Quant au droit positif, il relève d’un cadre légal conjoncturel et pratique établi par un corps politique dans le but de réguler son fonctionnement interne. J’y souscris, quand ce droit est établi avec sagesse, puisqu’une société sans lois minimales serait invivable.
Le vrai fondement du personnalisme tel que je l’entends n’est pas la dignité naturelle de l’homme, mais l’idée que nous devons entretenir des liens communautaires avec les autres pour alimenter notre autonomie et notre créativité. Emmanuel Mounier l’a très bien montré, quoique Carl G. Jung soit ici mon auteur de référence. L’individualisme, dans cette perspective, est l’ennemi de l’individuation, car l’individu livré à lui-même n’est qu’un enfant égoïste et irresponsable. Une personne fortement individuée, c’est-à-dire capable de se conduire avec caractère, ne se forme paradoxalement qu’en interaction avec les communautés multiples dans lesquelles elle s’inscrit. Nous avons besoin des autres pour devenir nous-mêmes.
Les païens ne croyaient guère à l’individualité de l’âme. Le mot « personne » dérive du latin persona, le masque de l’acteur. L’homme n’est qu’un masque de singularité tissé dans la matière du monde. Je ne suis rien par moi-même, sinon une forme transitoire du grand organisme cosmique. Ma singularité n’est pas absolue ; elle est relative. Cela signifie que je ne me crée pas sur le mode de l’authenticité, du pur rapport à moi-même, mais sur le mode dialectique, par le dialogue. Le païen sait donc que son bonheur personnel dépend du bonheur collectif ; et c’est pourquoi il doit faire preuve de solidarité, au nom de sa tendance naturelle à la bienveillance, mais aussi au nom de son intérêt. Dans le christianisme, a contrario, l’âme dote chaque individu de contours nettement délimités : je suis moi-même, indépendamment des autres, parce que mon âme spécifie absolument mon identité. Et je me rapporte à Dieu de manière directe, dans l’intimité de mon cœur, bien plus qu’à travers la médiation des rituels collectifs. Je continuerai d’être chrétien tant que je chérirai Dieu, même si je ne me rends pas souvent à la messe – alors que c’est le rapport aux rites et à la communauté qui fonde l’appartenance païenne, plutôt qu’une « foi » individuelle quelconque. Là où la générosité des païens s’exprime par la solidarité, forcément circonscrite à l’esprit de mutualité (je te donne pour que tu me donnes en échange : c’est le don et le contre-don), la générosité chrétienne s’exprime de préférence par la charité, qui est due universellement à tout homme, sans contrepartie. À tel point qu’on peut envisager de tendre l’autre joue après été frappé… Inutile de vous dire qu’un païen réagirait en vous rendant la pareille !
Je n’ignore pas du tout que la doctrine chrétienne a dans les faits intégré de nombreux éléments de la morale païenne, ne serait-ce que sous l’influence d’Aristote. Alors que le Nouveau testament porte un regard globalement critique sur la famille et les enracinements communautaires, auxquels il faudrait s’arracher pour privilégier la communauté universelle des frères en Dieu, le christianisme ultérieur deviendra nettement plus familialiste. Même le principe de charité sera fortement réinterprété en un sens solidariste, mutualiste et païen par saint Thomas d’Aquin. La doctrine sociale de l’Église, que j’aime beaucoup, est l’héritière de cela. Mais je pense que l’Église catholique est à ce titre devenue plus païenne que chrétienne, et qu’elle devrait relire la Bible pour se convaincre qu’Aristote valait mieux que les Évangiles.
Vous reprenez également un lieu commun sur l’opposition radicale entre le corps et l’âme dans le christianisme. Pourtant, le christianisme s’est penché de manière très profonde sur la problématique de l’incarnation à travers la figure du Christ et de sa Passion. Le simple fait que Dieu se soit fait chair ne devrait-il pas vous permettre de nuancer cette opposition ?
Je reconnais volontiers que cette opposition de l’âme et du corps est plus ou moins marquée selon les courants théologiques. Dans les plus vieux textes de l’Ancien testament, la conception de l’âme était d’ailleurs encore empruntée aux païens, comme je l’explique dans mon livre : il s’agissait d’un simple souffle immanent animant la matière. C’est dans les textes les plus tardifs du Livre-Saint que l’âme commence à être envisagée en tant qu’essence spirituelle séparée du corps. Cette croyance, qui entre dès lors de plein pied dans le champ de la foi métaphysique, provenait elle-même des nouvelles religions orientales en vogue à cette période, et que l’on connaissait en Grèce sous le nom de cultes à mystères. Platon s’en est inspiré lorsqu’il a développé sa célèbre distinction du monde sensible et du monde intelligible, avant d’inspirer à son tour saint Paul de Tarse et saint Augustin d’Hippone.
La doctrine chrétienne de l’incarnation va tout de même atténuer cette césure entre l’esprit et la matière, ou entre l’âme et le corps. Mais elle ne l’atténuera pas au point d’interdire ce que le vieux paganisme d’Homère réprouvait : l’idée d’une âme consciente séparée du corps et capable de survivre à la mort pour rejoindre l’éternité des cieux après avoir gagné son salut. La mentalité homérique est incompatible avec toute sotériologie (« doctrine du salut ») et l’Hadès était conçu comme un lieu d’errance des âmes, où l’on oubliait sa vie passée. Tout au plus croyait-on vaguement aux fantômes, en tant que traces résiduelles et démentes du souffle spirituel défunt.
Vous noterez aussi que je n’oppose jamais le paganisme au christianisme de manière univoque. J’insiste au contraire sur le fait qu’il a existé au cours de l’histoire une multitude de paganismes et de christianismes. Je mets surtout en avant l’opposition entre la forme de paganisme que je défends – à savoir le paganisme homérique, qui est aussi à bien des égards celui d’Héraclite, de Confucius et des premiers taoïstes – et le christianisme paulino-augustinien. Je suis en outre le premier à reconnaître que beaucoup de « travers » communément attribués aux chrétiens sont nés en contexte païen : je signale en particulier le rôle très négatif joué par le paganisme égyptien, l’orphisme et même une partie du stoïcisme. Je me trouve souvent bien plus proche des enseignements de saint François, de saint Thomas ou des théologiens du processus que des idées de Parménide, de Platon ou de Marc-Aurèle. C’est tout simplement parce qu’on trouve à l’intérieur de chaque famille religieuse des branches très divergentes, comme d’ailleurs dans chaque famille politique.
Il n’en demeure pas moins que le courant religieux auquel je peux m’identifier de la façon la plus complète est bien celui dont je retrace les grandes lignes dans mon Manuel de sagesse païenne : le paganisme archaïque des premiers âges de la civilisation, à l’époque de l’apparition des cités-États (et c’est aussi ce courant religieux qui imprègnera plus tard les pensées de Giordano Bruno, Spinoza, Goethe, Nietzsche, etc.).
« Les religions monothéistes entretiennent une longue tradition de dénigrement des arts. » Cette affirmation est problématique pour au moins deux raisons. D’abord, il y a chez Platon une condamnation de l’art comme imitation de l’imitation qui est bien antérieure aux monothéismes. Ensuite, la production artistique liée à la civilisation chrétienne est considérable. Sur quoi vous basez-vous pour défendre un tel point de vue ?
Sur ce point encore, je suis un adversaire résolu du platonisme, qui a été l’un des grands promoteurs en Grèce de l’inspiration religieuse moyen-orientale. Je trouve néanmoins que le jugement de Platon est ambivalent : chez lui, l’art est à la fois un médiocre reflet du monde et un sentier potentiel vers la vertu. Mais vous avez pour l’essentiel raison : Platon a plus ou moins initié le dénigrement religieux des arts, comme il a initié selon moi nombre d’errements futurs du christianisme épiscopal, qui ne doit ses bons aspects qu’à l’influence d’Aristote.
Par ailleurs, si les crises iconoclastes (« contre les images ») ont pu connaître un grand degré de violence chez les chrétiens, où, à certaines époques, on persécutait ceux qui entendaient représenter Dieu, c’est à un degré moindre que dans le judaïsme, ou a fortiori que dans l’islam : les musulmans interdisent d’ailleurs toujours comme on le sait de figurer le prophète. La religion orthodoxe, quant à elle, s’est montrée très iconophile. Le poids joué par la doctrine de l’incarnation en christianisme explique à plus d’un titre cette relative tolérance envers les artistes, qui ont parfois été véritablement soutenus par l’Église (notamment à la Renaissance, dont je rappelle qu’elle s’est caractérisée par la redécouverte de l’héritage grec et païen). Plus une religion place le sacré au cœur du monde, plus elle est prompte à valoriser les arts ; mais, plus elle éloigne Dieu des affaires naturelles, plus elle risque de dénigrer la sphère sensible.
Le paganisme était une religion esthétique. Dans cette cosmologie où le divin s’identifie parfaitement au monde, il s’agissait d’honorer la nature pour sa beauté et de se hisser soi-même, en tant qu’être humain, à un niveau de noblesse digne des dieux. Puisque notre siècle ne jure plus que par le commerce et l’argent, je pense qu’il y a là le chemin d’un nécessaire réenchantement de la vie. Nous devons vivre une existence d’artistes, vouée à sublimer la froideur de la matière grâce au souffle chaleureux de l’esprit. Telle était la voie du paganisme ; et elle me semble plus que jamais d’actualité.
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