En 1832, Victor Hugo donnait, dans la Revue des deux mondes, un pamphlet intitulé Guerre aux démolisseurs. Espérant qu’« un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne », il s’insurgeait contre les destructions effrénées du patrimoine national auxquelles se livraient ses contemporains. Deux siècles plus tard, l’époque s’enlise dans l’excès exactement inverse et les conservateurs ont remplacé, dans une similaire furie, les démolisseurs.
L’inconstance et l’excès sont des vices irréductibles de nos médiocres sociétés. Quand au temps de Hugo, foules et édiles s’adonnèrent avec passion à la destruction, les temps modernes voient s’épanouir une ferveur sans borne pour la conservation : on démolissait sans ambage, on conserve désormais sans pitié.
On trouve à foison, dans toutes les villes de France, les exemples frappants de cet excès de zèle. Le centre ville de Nîmes, par exemple, est l’objet depuis quelques années d’un vaste plan de rénovation urbaine, que le délabrement, commun à bien des villes du Sud, imposait. Aux alentours de l’église Sainte-Baudile, deux immeubles fort vétustes furent, à intervalle réduit et à peu de choses près, détruits. À peu de choses près ! Au milieu des gravats, devaient perdurer une insipide paire d’enjambements maçonnés dans le plâtre des façades sud et ouest. C’est que le rythme de la façade – rien de plus – était classé : on devait ce trésor au génie de l’architecture du XIXe siècle… À quelques pas de là, c’est un cinéma des années 20, dont la laideur et la décrépitude sont les qualités les plus remarquables, qui subsistera : celui là, il faut le prendre en l’état.
Le comble de cette frénésie de la conservation se trouve néanmoins, centralisation oblige, à Paris : bouffi de fierté, il s’est fait même bâtir quatre hautes tours sur les rives de la Seine. Par-delà l’orgueil et la grandeur de la Bibliothèque nationale de France, on ignore souvent que la plus large partie des collections est constituée par cette hérésie prodigieuse qu’est le dépôt légal. Si nobles qu’en fussent les ambitions quand il fut initié aux heures de peu d’écrits, il est devenu aujourd’hui une véritable industrie : il ne s’agit rien de moins que de conserver toutes les publications qui se font ou se diffusent dans notre foisonnant pays, des inepties aux chef d’œuvres, des logorrhées typographiques aux œuvres rares et sublimes. À écouter ses laudateurs, il permet « de constituer une collection de référence, élément essentiel de la mémoire collective du pays ». On ne saurait se méprendre plus.
En effet, collectionner n’est certainement pas amasser. Une bibliothèque est une œuvre de prescription, de classement et de sélection, pas la manie fiévreuse d’un syllogomane omnipotent. D’ailleurs, admettrait-on une telle névrose de la part des conservateurs du Louvre ? Après tout, toutes les toiles peintes en France, des marines confuses des badauds de Paimpol aux paysages naïfs des sectateurs de Giverny, ne participent-elles pas, elles aussi, de « la mémoire du patrimoine culturel diffusé sur le territoire national » ? Conserver la totalité de l’art produit serait également précieux à la compréhension de nos sociétés, à l’étude des conditions sociales de l’art ou des goûts du moment ! Pourtant, si un dépôt légal de la peinture était institué, le Louvre ne serait plus qu’une suprême brocante et on crierait, avec raison, à l’infamie. L’art n’est pas une démocratie et l’écrit, comme la peinture, est une tyrannie du talent.
Quant à la mémoire, que léguons-nous véritablement à nos successeurs ? Ce qui doit être source d’inquiétude, ce n’est pas tant l’oubli par la saturation, que juguleront peut-être les technologies numériques ou les transmissions des prescriptions élitistes, que justement cette hypermnésie.
Nos civilisations tout entières se sont bâties sur le fantasme d’une Antiquité méconnue. Quelques pièces, un Art poétique inachevé, les fragments de Sappho… sur cette misère s’est brodée la tapisserie de la Renaissance et de l’art classique. Il était de bon ton de s’affliger des pertes subies mais, derrière ce discours de circonstance, force est de mesurer ce que ces destructions ont eu de vivifiant, de stimulant. À travers les angoisses finalement banales et intemporelles de la décadence, les Érasme, les Dante, les Pétrarque ont profité de cet aiguillon acéré que fut la conviction de l’existence d’une époque meilleure, d’hommes véritablement grands.
Aujourd’hui déjà, nous faisons les frais de cette hypermnésie. Les progrès de la recherche historienne entravent l’acte de foi que l’on pourrait faire en songeant à ce XIXe siècle que nous rêvons grandiose. Demain, quand les historiens disposeront de ce fond définitif qu’est le dépôt légal, le doute ne sera plus permis. Le XXIe siècle, qui produisit Sébald et Modiano, qui inventa le numérique, sombrera dans l’étalage de la misère de ses temps ordinaires que, nous, contemporains, ne pouvons ignorer, mais que ceux de demain pourraient avoir le droit d’oublier. Ici, le rêve s’arrête irrévocablement et fous seront ceux qui croiront encore au progrès
Le dépôt légal est la condamnation irrévocable d’une méconnaissance nécessaire du passé. Dans la frénésie rationnelle qui nous anime, où vrille un totalitarisme de la perfection, on suppute qu’une bonne mémoire devrait se souvenir de tout. Quelle erreur ! L’histoire d’une société n’est guère différente de celle d’un individu : la cohérence de l’être, ses rêves, ses admirations sont aussi à la mesure de ses oublis et de ses ignorances. Si le fanal de la vérité guide l’Histoire, l’intérêt de la discipline réside dans les ombres qui permettent les spéculations, ouvrent aux fantasmes, cachent les insupportables et si permanentes vanités.
Dans les couloirs sans fenêtres de la BnF, des armées de bibliothécaires s’agitent pour sauver d’inutiles lumières. Conservateurs, avez-vous oublié à quoi l’illustre bibliothèque d’Alexandrie doit sa gloire ? Ce n’est ni à ses catalogues, ni à ses conditions de conservation, mais seulement au passage opportun de l’incendie.
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