La doctrine du salut de saint Maxime le Confesseur, devenu dogme de l’Église universelle au VIe concile œcuménique (Constantinople III) en 680-681, est le trésor commun de l’Orient et de l’Occident. Cependant, l’enseignement de Maxime sur le salut est difficile d’accès, car dispersé dans les nombreux textes de ce grand Père de l’Église. Le livre La synergie entre la grâce divine et la volonté de l’homme de Julija Vidovic, professeur d’histoire des conciles et de bioéthique à l’Institut Saint-Serge, récemment publié au Cerf, offre une synthèse bienvenue de cet enseignement.
Toute formulation authentiquement chrétienne du salut doit éviter deux écueils. Ou bien affirmer que le péché originel a totalement corrompu la liberté de l’homme, qu’il ne peut donc agir pour son salut, et que ce dernier ne dépend que de la grâce divine (position qui trouve sa pleine expression au XVIe dans la théologie de Jean Calvin et de Théodore de Bèze) ; ou bien, à l’inverse, affirmer que le péché originel n’existe pas, que l’homme est parfaitement libre et qu’il peut donc se sauver par ses propre facultés, sans nul besoin de la grâce divine (c’est au Ve siècle la position de Célestius, qui fut le représentant le plus extrémiste de l’hérésie pélagienne). En d’autres termes, le premier écueil nie la liberté humaine pour exalter la grâce divine, alors que le second nie la grâce divine pour exalter la liberté humaine. Pour retrouver une conception du salut évitant ces deux écueils, il nous faut, comme le conseillait Georges Florovsky, nous tourner vers les Pères gréco-byzantins, et plus précisément vers saint Maxime le Confesseur, chez qui nous trouverons une conception du salut équilibrée, fondée sur la pleine synergie de la grâce divine et de la liberté humaine.
Maxime a défendu sa doctrine du salut en des temps difficiles où l’Empire byzantin, menacé par l’expansion de l’islam à l’extérieur et divisé au plan doctrinal à l’intérieur, fut tenté de compromettre l’enseignement traditionnel sur le Christ. Ce fut cette crise politique et théologique, qualifiée de monothélite, qui provoqua l’engagement jusqu’à la mort de saint Maxime.
Des temps troublés
Saint Maxime le Confesseur est né en 580, probablement à Constantinople. Issu d’une grande famille, il fait de solides études classiques. Sa vie de jeune adulte est cependant assombrie par la guerre. En effet, En 603, le grand roi perse Chosroès II attaqua l’empire. L’empereur byzantin en charge était alors Phocas, personnage peu apprécié qui ne parvenait pas à fédérer l’armée derrière lui et à défendre l’empire. Les Perses étaient ainsi libres d’envahir une bonne partie de l’Orient byzantin. La délivrance viendra d’Afrique d’où Héraclius, fils de l’exarque de Carthage, arrive à Constantinople, chasse Phocas, et est couronné empereur par le patriarche Serge en 610. Le jeune Maxime obtient alors un poste important de l’administration impériale : premier secrétaire de l’empereur Héraclius lui-même.
Il tourne cependant le dos à la carrière administrative et fait le choix de devenir moine en 613. L’avancée des Perses oblige toutefois Maxime à changer plusieurs fois de monastère. En effet, les Perses poursuivent leur invasion. En 614, ils prennent Jérusalem, massacrent la population, détruisent les églises (dont celle du Saint-Sépulcre, construite par Constantin) et volent les reliques de la Passion du Christ : la Vraie Croix, la Sainte Éponge et la Sainte Lance. Mais en 626, Héraclius peut finalement marcher sur Dastagird, le palais du Grand Roi situé non loin de la ville de Ctésiphon. S’engage alors une bataille devant Ninive, l’ancienne capitale de l’Empire assyrien. L’affrontement dure 11 heures, durant lequel Héraclius tue en duel singulier Razatès, le général perse. Les Byzantins triomphent finalement et détruisent totalement Dastagird. Chosroès, qui s’était enfui, est victime d’une intrigue de palais, et c’est avec le fils de celui-ci, Siroès, qu’Héraclius négocia un traité de paix prévoyant le retour dans l’Empire byzantin de toutes les provinces conquises, de tous les prisonniers, et, bien sûr, des reliques de la Passion. C’est Héraclius lui-même qui, en 629, portera la Vraie Croix le long de la Via Dolorosa jusqu’à l’église du Saint-Sépulcre reconstruite.
À une date inconnue entre 628 et 630, Maxime s’installe dans un monastère près de Carthage où il devient le disciple de saint Sophrone, futur patriarche de Jérusalem et adversaire de la politique religieuse d’Héraclius. En effet, ce dernier, souhaitant renforcer l’unité de l’empire face aux nouvelles invasions musulmanes, tenta de trouver une solution à la division entre les chrétiens orthodoxes suivant la christologie dyophysite (le Christ a deux natures, divine et humaine, unies en une hypostase, celle du Verbe, Fils de Dieu ou deuxième hypostase de la Sainte Trinité) adopté au IVe concile œcuménique à Chalcédoine en 451, et les chrétiens monophysites (une nature composée divino-humaine en Jésus-Christ) qui rejetaient les canons de Chalcédoine. Avec l’aide du patriarche Serge de Constantinople, Héraclius tenta de promouvoir une formule de compromis, qualifiée de monothélisme, qui affirmait qu’il n’y avait qu’une volonté en Jésus-Christ, dans l’espoir que déplacer le problème de la question de la nature à celle de la volonté du Christ permettrait de réconcilier dyophysites et monophysites. En 638, Héraclius promulgua ainsi l’Ekthèse, décret affirmant qu’il n’y a qu’une volonté en Jésus-Christ. Quelques mois plus tard, la mort de saint Sophrone de Jérusalem (qui s’était opposé au monoénergisme, première version avortée du compromis voulu par Héraclius) fait de Maxime le chef de file des opposants au monothélisme.
Héraclius meurt en 641, en récusant le monothélisme sur son lit de mort. Son petit-fils, l’empereur Constant II, interdit en 648 toute discussion portant sur le nombre des volontés en Christ, ce qui revint à rendre illégal toute contestation du monothélisme et à faire de Maxime un hors-la-loi. Il est finalement jugé en 662. Refusant de se rétracter, il est flagellé, on lui coupe la langue et la main droite, puis on le déporte dans le Caucase où il meurt deux mois plus tard des suites de ses blessures. Mais Constant II est assassiné en 668. Le nouveau souverain, Constantin IV, réunit en 680 à Constantinople le VIe concile œcuménique (Constantinople III), qui condamne le monothélisme et ceux qui l’ont soutenu, réhabilite Maxime et canonise son enseignement.
La christologie dyothélite de Maxime
Comment expliquer que Maxime ait refusé de considérer qu’il n’y ait qu’une seule volonté en Christ ? Il y a à cela plusieurs raisons, mais la plus importante est que les monothélites affirmaient que cette volonté unique était composée, mélange de divin et d’humain. Pour Maxime, si la volonté du Christ était un mélange de divin et d’humain, alors celui-ci n’aurait disposé ni d’une volonté pleinement humaine, ni d’une volonté pleinement divine. Or, le concile de Chalcédoine avait proclamé le Christ entièrement humain et entièrement divin. Il est pleinement le Dieu-Homme et non un semi-homme semi-dieu. Il devait donc aux yeux de Maxime disposer à la fois d’une volonté pleinement divine et d’une volonté pleinement humaine. C’est cette christologie, dite dyothélite, que Maxime défendra.
Dissipons tout de suite un possible malentendu : le dyothélisme ne revient pas à faire de Jésus une sorte de schizophrène. En effet, Maxime ne comprend pas la notion de volonté comme procédant de la subjectivité, mais comme procédant de la nature. Pour lui, affirmer qu’il y a deux volontés, pleinement humaine et pleinement divine en Christ ne revient donc pas à affirmer qu’il y a en lui deux sujets possiblement en conflit, mais deux natures, pleinement humaine et pleinement divine, tel que l’a définit le concile de Chalcédoine. Les deux volontés du Christ peuvent de ce fait se définir simplement comme ce vers quoi tendent respectivement la nature humaine et la nature divine, leurs finalités en quelque sorte. Julija Vidovic rappelle que ce n’est donc qu’à travers sa théologie de la création et de la déification que nous pouvons comprendre la christologie dyothélite de Maxime.
Le pourquoi de la création
Pourquoi Dieu a créé le monde ? Maxime répond à cette question ainsi : pour communier avec lui, pour lui communiquer sa grâce incréée et déifiante et ainsi le diviniser. C’est dans ce but qu’il a créé l’être humain. Celui-ci en effet est un esprit et un corps. Il appartient donc à la fois au monde matériel par sa dimension corporelle, et au monde immatériel par sa dimension spirituelle. La nature humaine récapitule ainsi en elle-même l’intégralité de la création. La vocation de l’homme est donc d’être déifiée, et, en se déifiant, la nature humaine déifie également le cosmos tout entier : les vivants et les morts, les animaux, les plantes, les fleuves et les montagnes, jusqu’aux anges eux-mêmes.
Julija Vidovic dit ainsi avec Maxime que la volonté humaine est d’être déifié par la grâce divine. Il n’y a pas en l’homme une finalité naturelle et une finalité surnaturelle qui pourraient s’opposer ou même se compléter : sa finalité naturelle est précisément surnaturelle. Symétriquement, la volonté divine est de déifier l’homme. La volonté divine est donc d’offrir la grâce déifiante, alors que la volonté humaine est de la recevoir, car selon l’adage des Pères, ce que Dieu est éternellement par nature, l’homme doit le devenir par la grâce. Mais cette participation de la nature humaine à la grâce déifiante a été troublée par le péché originel, avant d’être à nouveau rendue possible par le Christ.
En Christ, le Dieu-Homme, la volonté divine a parfaitement accompli sa vocation à être déifiante, et la volonté humaine a parfaitement accompli sa vocation à être déifiée. Jésus a ainsi réalisé dans son être même l’union déifiante de la volonté divine et de la volonté humaine, rendant possible pour chaque homme la participation à la grâce déifiante, et au-delà pour la création entière. On comprend donc que pour Maxime, le monothélisme s’en prenait au mystère même du salut. En affirmant qu’une seule volonté en Christ, les monothélites reniaient le fait que dans l’Incarnation, pour citer saint Athanase d’Alexandrie, Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu.
La synergie de la grâce et de la liberté
Ce que Jésus a accompli dans son être même, nous devons le réaliser dans notre existence. Nous devons « acquérir le Saint-Esprit », comme disait saint Séraphin de Sarov. Mais si Jésus, parce qu’il était le Dieu-Homme, a pu se déifier lui-même, nous, nous ne le pouvons pas. Bien que la finalité de la nature humaine soit bien la déification, celle-ci ne dispose pas de la faculté de se déifier elle-même. Croire que l’homme peut s’auto-diviniser, c’est là le cœur du péché originel et de tous les faux messianismes : de l’État, de la race, de la classe ou de la technique. C’est la toute première arme de Satan.
L’homme ne peut se diviniser qu’en accueillant en lui-même la grâce déifiante, que Dieu offre à chacun. Car s’il n’a pas la faculté de se diviniser par lui-même, il a celle d’accueillir la grâce divine. Et cette faculté a pour nom la liberté. C’est donc toujours librement que l’homme peut et doit actualiser en lui-même la grâce divine. Cette actualisation ne se fait certainement pas d’un coup (il n’y a guère plus éloigné de la spiritualité de Maxime que les born again américains). Elle est le sens même de la vie. Durant toute son existence, l’homme doit progresser dans la lumière de la grâce, éviter de chuter quand il s’élève et se relever quand il chute. C’est là ce qu’on appelle le combat spirituel, qui est le combat pour la déification, pour la sainteté. Les sacrements, la prière, le repentir, la pratique des vertus, l’ascèse, la lutte contre le péché, toutes ces choses n’ont de sens et de valeur qu’en tant qu’elles aident l’homme à participer à la grâce de Dieu, et elles n’ont d’efficacité que si elles sont accomplies librement, car il n’y a que dans la liberté qu’une réelle communion d’amour peut se produire.
Julija Vidovic souligne cette conclusion importante de Maxime : Dieu a créé l’homme libre pour que celui-ci puisse communier réellement avec lui, et l’a, du même fait, rendu libre de refuser la grâce divine. Tel est le sens de la liberté humaine : une ouverture, un chemin vers le Paradis ou vers l’Enfer. Nous voyons donc que la liberté selon Maxime n’est pas celle du libéralisme moderne, toute formelle et négative, et essentiellement définie comme une absence de contrainte. Pour Maxime, la liberté de l’homme implique avant tout une possibilité : dire oui ou non à la grâce de Dieu.
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