Le rire amer : Schopenhauer et le cinéma de Chaplin

Que Chaplin ait été un lecteur précoce et fidèle du Monde comme volonté et comme représentation ne surprend guère. Il l’écrit noir sur blanc dans son autobiographie ; il le montre en noir et blanc dans ses films. Explicitement dans ses drames gais, comme Monsieur Verdoux, où ce dernier engage une conversation avec une inconnue à propos de l’Essai sur le suicide : devant la tendresse avec laquelle la femme affirme la volonté de vivre, le criminel se refuse à la tuer. Implicitement dans ses comédies tristes : comédies muettes, où Charlot participe à la lutte incessante que les hommes se mènent pour l’existence – avec pourtant la certitude d’être défaits ajouterait Schopenhauer – ; comédies parlantes, où les personnages qui ont vaincu leurs illusions portent un regard amusé et paternel sur les malheureux encore habités par le vouloir-vivre.

Charlie Chaplin (1889-1977)

L’art de Chaplin naît d’une phrase de Schopenhauer selon laquelle la vie humaine ressemble toujours à une tragédie lorsqu’on la regarde en gros et à une comédie quand on la parcourt en détail. Assister à l’entrée sur scène de Charlot, c’est regarder la dérision qui s’introduit dans la misère de l’existence. En utilisant les mots de Schopenhauer (§ 58, Le monde comme volonté et comme représentation), on peut affirmer à propos de Charlot que sa vie contient toutes les douleurs de la tragédie sans qu’il puisse se prévaloir de la dignité des personnages tragiques ; tandis que, dans les plats détails de la vie, il apparaît comme un personnage comique inévitablement niais.

Un jardin public, un policeman et une jolie fille : voilà le peu dont Chaplin a besoin pour écrire une comédie. Dans son autobiographie, il ajoute : « ma méthode pour organiser l’intrigue d’une comédie était simple : cela consistait à plonger des personnages dans les ennuis et à les en faire sortir. » Dès ses premiers courts-métrages dans les studios de Keystone (1914), Chaplin conduit ses comédies à partir de ce cadre au sein duquel il introduit Charlot. Ce dernier, éternel vagabond, erre dans le parc et y rencontre simultanément une femme, objet de désir, et une opposition, souvent un policeman. Charge à Charlot d’improviser, de faire jaillir la vie ex nihilo au sein de cette situation morte grâce à un accident qui trouble l’ordre établi. Il suffit de quelques plans concentrés pour que, de cet ennui et de ce vide, on assiste au déchaînement des forces de la nature contre le maladroit esseulé. Chaplin n’est ni le premier ni le seul à utiliser ce procédé : on le retrouve chez Mack Sennett, son maître, comme chez Buster Keaton. The General (1927), de Keaton, offre même un exemple paroxystique de cette lutte de chacun contre tous menée avec humour, c’est-à-dire avec un sérieux mêlé de plaisanterie. Le comique chaplinesque repose premièrement sur cette disproportion des forces : Charlot poursuivi par la police dans Modern Times (1936), par un âne dans The Circus (1928) ; Charlot qui affronte un Goliath dans The Gold Rush (1925) et The Kid (1921) ; le barbier seul contre une troupe d’allemands dans The Great Dictator (1940). Autrement dit, l’homme pourchassé par la volonté schopenhauerienne, laquelle se présente à son degré d’objectivation le plus faible, c’est-à-dire sous la forme d’un élan aveugle, d’une pulsion obscure et sourde.

Le pèlerin, l’arpenteur et le bouffon

Le personnage de Chaplin incarne un vagabond qui essaie tous les métiers, un nomade qui n’entretient guère de commerce avec le monde et vit pour se nourrir. A Dog’s Life (1918) lui sert en quelque sorte de manifeste. Sous l’œil de Charlot, c’est-à-dire devant la caméra de Chaplin, le monde correspond bien à l’empire du hasard et de l’erreur qui gouvernent sans pitié, « épaulés par la bêtise et la méchanceté qui agitent leur fouet », selon la description que Schopenhauer en fait. La pauvreté, la souffrance et l’ennui règnent là où Charlot se trouve : le monde nous apparaît dans sa cruauté réelle, c’est-à-dire que la représentation que le sujet semble s’en faire constitue une objectivation adéquate de la volonté. En réalité, Chaplin opère un dédoublement ingénieux entre, d’un côté, le tableau qu’il offre au spectateur, œil lucide du monde, et qui devient objectité parfaite de la volonté ; de l’autre, un individu qui pénètre dans ce tableau comme Keaton dans Sherlock Jr (1924) et dont le comportement témoigne d’un refus d’affirmer cette volonté étendue à tout l’écran. Non seulement les tourments de Charlot génèrent un sentiment de suave mari magno chez le spectateur, une des rares sources de soulagement selon Schopenhauer, mais ils le poussent même inconsciemment à nier le vouloir-vivre qui se déploie durant le film. La volonté poursuit Charlot à travers le policeman et Charlot la poursuit à travers la jolie fille, étoile du pèlerin : celle de David d’après André Bazin ou celle qui ouvre et conclut The Circus. Charlot fuit en avant ou court après : telle est la vocation du pèlerin, telle est celle du bouffon. Il est de ces « coureurs d’idéal qui trébuchent sur les réalités, rêveurs candides que guette malicieusement la vie » dont parle Bergson dans son essai sur le rire.

Schopenhauer utilise précisément le terme de « bouffonnerie » dans sa théorie du risible. La bouffonnerie naît, selon lui, de l’incongruité entre ce qui a été perçu par l’intuition et pensé par le concept. Celui qui exprime cette incongruité afin qu’elle saute aux yeux et provoque l’hilarité est un bouffon. Don Quichotte se comporte comme un bouffon car il subsume toutes les réalités qui se présentent à lui : pour protéger les opprimés, il libère tous les galériens. Le gag par excellence de Charlot obéit à cette règle : il entend corriger quelqu’un avec qui il est en conflit ; il lui donne un coup dans le derrière, l’autre répond de même ; il recommence, à l’aveuglette, mais entre-temps un policeman s’est interposé. L’inévitable se produit : Charlot frappe le policeman sans le savoir et ses ennuis se multiplient. Victoire de l’intuition sur la pensée, car la première n’a pas besoin d’authentification extérieure : de là vient l’état réjouissant du rire conclut Schopenhauer. 

On pourrait attribuer une origine plus générale au rire chaplinesque : la faillite de la connaissance intuitive de Charlot, c’est-à-dire son incapacité à établir un rapport entre la cause et l’effet. Charlot se croit toujours libre et innocent car il ignore les causes qui le déterminent, pour reprendre la formule spinoziste. Tous ses malheurs découlent de cette ignorance des causes : il évolue dans un monde d’effets, c’est-à-dire de phénomènes, et reste persuadé que ces derniers se liguent contre lui sans raison. Le spectateur omniscient remonte la chaîne des causes, ce dont Charlot n’est capable qu’a posteriori, et rit de ce privilège. Qu’on pense à la phrase de Cocteau qui identifie Chaplin à l’arpenteur du Château (1926) de Kafka. K., le protagoniste du Château, y apparaît comme un vagabond indésirable, arpenteur hasardeux comme Charlot dans The Gold Rush et balloté de toutes parts parce qu’il ignore tout du village et de son château, comme lui font remarquer certains. Charlot, funambule sans mémoire, agit comme s’il était libéré des conséquences et surmonte les effets de ses actes comme des obstacles nécessaires et indépendants de sa volonté. Tantôt bouffon tantôt arpenteur, il ressemble à un héros tragique qu’on aurait fait asseoir au milieu de sa tirade, une des sources du comique identifiées par Bergson.

Ethique du bon larron

« L’homme singulier se tient calmement, au milieu d’un monde plein de tourments, rassuré par le principium individuationis auquel il se fie, ou par la manière dont l’individu connaît les choses comme phénomènes. » Voici le portrait que Schopenhauer fait de celui qui est parvenu à nier la volonté de vivre. On serait tenté d’identifier Charlot au négateur de Schopenhauer, individu parfaitement quiet qui assiste impassiblement à « l’élan obscur et fougueux du vouloir ». Pourtant, les personnages de Chaplin ne restent pas impassibles au mal, à la souffrance, au désarroi de celui qui essaie de se suicider : un homme ivre dans City Lights (1931) ou une danseuse dans Limelight (1952). Schopenhauer juge d’ailleurs sévèrement le suicide dans son grand-œuvre, le considérant comme une affirmation de la volonté comme une autre. Autrement dit, la bonté schopenhauerienne habite Chaplin et « l’homme bon vit dans un monde de phénomènes amicaux. » La police pratique la justice, qui n’est ni bonté ni méchanceté. Charlot, quant à lui, combat l’égoïsme, source de tous les maux selon Schopenhauer, et exerce la bonté qui est le degré supérieur du principe d’individuation.

Essai sur les femmes (1851), inclus dans Parerga et Paralipomena

Chez Chaplin, la bonté se porte le plus souvent sur la femme. Il lui cède le peu qu’il a dans Modern Times ou The Circus pour le plaisir de la voir sourire, lui trouve des finances dans City Lights ou The Immigrant (1917), quitte à voler et jouer le rôle du bon larron. La bonté est de nature féminine, elle donne sans avoir reçu. Si Charlot contredit ici l’Essai sur les femmes, il rejoint aussi la méfiance à l’égard des femmes que conseille Schopenhauer : femmes qui, comme dans The Pilgrim (1923), défilaient dans le salon de sa mère qu’il haïssait ; femmes qui causent de grandes souffrances à l’homme, jusqu’à le pousser au suicide comme dans A woman of Paris (1923). Dans le Paris de Chaplin, « la fortune est volage et les femmes jouent avec les vies ». Parfois, il faut savoir leur faire la guerre, quitte à les manipuler, art dans lequel excelle Monsieur Verdoux, lecteur de Schopenhauer qui n’hésite pas à emmener avec lui une de ses conquêtes sur un lac afin de la noyer, rappelant une scène de Sunrise (1927) de Murnau. La femme regarde son reflet dans l’eau et croit y voir un monstre ; au dernier moment, un élan chaplinesque remue Verdoux comme un spasme et il se retient de noyer sa femme, par maladresse plus que par bonté, deux termes synonymes chez Chaplin.

Quand le pèlerin ne poursuit pas l’étoile féminine, il s’attendrit pour l’enfant. Dans The Kid, la mère du « kid » ne fascine pas Charlot comme elle l’aurait fait dans une autre situation. Le vagabond s’identifie-t-il à l’itinéraire de cet enfant déshérité ? Pas seulement, car même le riche privilégié se prend d’affection pour un fils de communiste en fuite dans A King in New-York. Ce qui charme Chaplin, dans la femme comme dans l’enfant, tient généralement à ce qu’ils affirment la vie avec grâce, caractère et bonté contrairement aux hommes ordinaires, aux vulgaires, qui mettent un excès de sérieux dans leur affirmation. À cause de la beauté dont ils sont l’entéléchie et qui se déploie par leur action durant le film, femme et enfant s’exposent à des douleurs d’autant plus importantes lorsqu’ils s’abandonnent à la méchanceté ou au désespoir, comme Schopenhauer le fait remarquer du génie. Le personnage de Chaplin sert alors de grand consolateur, dans Limelight par exemple quand Calvero redonne espoir à Terry, après son suicide raté, en lui décrivant les forces de la volonté et « l’incommensurable grandeur de l’édifice de l’univers ». D’autre part, l’enfant se comporte généralement comme un génie, c’est-à-dire avec la même « naïveté », « simplicité sublime » et « puérilité ». Charlot, grand enfant qui ne se sent chez lui que parmi les enfants, n’a jamais cet « esprit sérieux, cette sécheresse qui caractérisent les gens ordinaires. » Le héros chaplinesque incarne toujours le bon larron, crucifié en même temps que le Sauveur, Sauveur et larron que Schopenhauer n’hésite pas à identifier à l’essence intime du monde, c’est-à-dire à la volonté selon le parti pour lequel elle s’est décidée.

Esthétique du désespoir

Un extrait de la partition de Modern Times

Il y a un piano dans toutes les foyers de Monsieur Verdoux et dans la plupart des décors d’intérieur de Chaplin. Parfois, la musique qu’on entend et celle que les personnages écoutent se confondent même, comme dans City Lights lorsque Charlot active le tourne-disque ou dans Limelight quand le compositeur accompagne la danseuse au piano avec le thème du film. Entre autres génies, Chaplin a celui de la musique dont il a acquis seul la méthode et grâce à laquelle, sciemment ou non, il s’inscrit dans la lignée des compositeurs schopenhaueriens. The Great Dictator donne la clé de son esthétique en citant Wagner et Brahms à l’écran, deux des musiciens qui ont mis en pratique le plus fidèlement la pensée de Schopenhauer concernant la musique, et qui se retrouvent chez Rachmaninov comme chez Chaplin, deux contemporains et amis. Les mélodies et les thèmes musicaux du cinéaste y obéissent aussi : ils établissent toujours une analogie entre l’existence de la volonté et la musique, et ceci par un rapport immédiat, car la musique n’énonce pas le phénomène ni son Idée mais l’essence intime, l’en-soi du phénomène. Un exemple simple : le thème « Jean’s reaction » tiré de A woman of Paris, dont le rythme et la structure rappellent une valse de Brahms, s’inscrit dans la « musique de danse en mode mineur » telle que Schopenhauer la définit, car elle « semble désigner le fait qu’on a perdu un bonheur mesquin qu’on devrait pourtant mépriser. » Le thème apparaît dans l’une des plus belles scènes du cinéma muet, celle où Jean se dispute avec son père à propos de la jeune Marie qu’il convoite, cela sans aucun support écrit. La musique seule exprime le mépris du père et la douleur du fils.

Comme Schopenhauer, Chaplin conçoit la musique comme une délivrance. Car la vie est souffrance avant d’être dérision et les pages de Schopenhauer à ce sujet n’ont fait que confirmer le constat de l’artiste : « je n’ai pourtant pas eu besoin de lire des livres pour savoir que le grand thème de la vie, c’est la lutte et aussi la souffrance. Instinctivement, toutes mes clowneries s’appuyaient là-dessus » écrit Chaplin dans son autobiographie. Malgré les efforts des personnages comiques, une profonde mélancolie se dégage de ses films et l’on retient plus facilement la tragédie des existences individuelles que la comédie qu’offre le tableau d’ensemble. Il y a de l’amertume et de la tristesse dans le rire du Chaplin vieillissant, un sourire sans illusion sur le visage de Calvero qui contredit le discours optimiste à la fin de The Great Dictator. Le vagabond s’est-il lassé de ses tribulations sans fin ? Le pèlerin a-t-il compris qu’il avait pris son exil pour une quête ? Le Chaplin de la fin, plus encore que celui des débuts, a l’art de la fugue – le négatif de la ruée – : Verdoux recherché par la police, Calvero fuit l’amour de Terry, le roi Shahdov s’exile aux Etats-Unis et Brando tourne dans son désir comme il tourne dans sa cabine, dans le dernier film de Chaplin. Fuite du vouloir-vivre conquérant et ravageur. La conclusion que tirent Mears et sa femme à la fin de ce même film leur a été soufflée par Schopenhauer : « nous nous sommes laissés tromper par le désir de bonheur. Je crois que j’allais dire l’amour, mais nous ne savons pas ce que veut dire ce mot. » Chaplin fait son adieu au cinéma, qui l’a tant maltraité, sur un ton désabusé. Le rire sarcastique du philosophe se dissimule parfois derrière le sourire des derniers personnages du cinéaste, et pour cause : Chaplin a emprunté le râtelier de Schopenhauer que les étudiants retrouvent près du corps du maître, dans une nouvelle de Maupassant, et lui a donné une seconde vie à une époque où le sérieux nuit et l’ennui tue toujours plus. « On désire et on souffre faiblement, on titube, rêveur, à travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, flanqué d’une série de pensées triviales. »

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