« Le paysan qui commence à travailler non plus avec des chevaux mais avec des chevaux-vapeur n’appartient plus à aucun “état”. C’est un Travailleur dans des conditions particulières », écrivait Ernst Jünger dans Le Travailleur (1932). Désormais le paysan sur son tracteur, ou le soldat servant sa mitrailleuse n’appartiennent plus à aucun « état ». Ils personnifient la prise de pouvoir d’un nouveau type d’homme : le Travailleur.
Le Travailleur est une œuvre que l’écrivain allemand n’a jamais retravaillée, contrairement à ses habitudes. Il acceptera de rééditer cet essai pour la première fois en 1964, mais ajoutera à celui-ci des « notes complémentaires », qui formeront l’ouvrage Maxima-Minima, mise à jour rapprochant la Figure du Travailleur de celle des Titans comme Antée, Prométhée et Atlas. Le Travailleur apparaît dans cet ouvrage comme une figure tellurique et mythique, un fils de la terre et un ennemi des dieux. Trente ans plus tard, Jünger constate le caractère irréfutable de ses analyses : le monde contemporain concrétise désormais la domination de la Figure du Travailleur.
Par « Figure », Jünger entend une réalité spirituelle qui confère un sens. La Figure est « un tout qui englobe plus que la somme de ses parties ». En prenant la Figure du Travailleur, l’individu s’insère dans un grand ordre hiérarchique de Figures. Il devient un symbole, un représentant d’un ordre supérieur, d’une vocation et d’un destin. La notion de Figure est une résurgence de l’« Idée » platonicienne, une parenté que Martin Heidegger reprendra lors d’un séminaire en 1940. Jünger, qui n’appréciait pas cette comparaison, préférera rapprocher sa Figure de la monade leibnizienne, ou encore de la « plante originelle » de Goethe.
« La technique est l’art et la manière dont la Figure du Travailleur mobilise le monde », note Jünger dans Le Travailleur. Ce n’est pas une puissance neutre. La technique livre inévitablement des moyens de puissance qui permettront la domination du Travailleur, seule Figure capable de s’en servir. Le remplacement de la lampe de la présence perpétuelle par une ampoule électrique relève d’un univers désormais étranger à la religion. L’écrivain remarque justement que l’instinct des prêtres chrétiens identifiant l’empire de la technique à l’empire de Satan est loin de manquer de sens.
Cette nouvelle domination entraîne le remplacement de l’« individu » par le « type ». Le « travailleur » n’est pas irremplaçable. En effet, chaque tué peut être immédiatement remplacé par un autre « travailleur ». Les Constitutions bourgeoises sont remplacées par un « plan de travail », la démocratie libérale par la démocratie du travail ou d’État. La mobilisation totale rend caduque la distinction entre mobilisation de temps de guerre et mobilisation de temps de paix, comme la distinction entre « combattant » et « non-combattant ».
Jünger remarque également de manière frappante le changement de physionomie de ses contemporains, dont les visages prennent l’aspect de masques, estompant les traits et donnant une impression métallique. « La structure osseuse ressort nettement, les traits sont simplifiés et tendus. Le regard est calme et fixe, entraîné à contempler des objets qu’il faut saisir à grande vitesse. » Il note par ailleurs le rôle accru des masques dans la vie quotidienne, qu’il s’agisse des masques protégeant le visage pour le sport et les grandes vitesses ou des masques de protection des personnes travaillant dans des zones devenues par trop dangereuses.
La relève de la bourgeoisie par la Figure du Travailleur
Dans Le Travailleur, Jünger évoque la relève du bourgeois par le Travailleur. La Grande guerre constitue une expérience décisive, accélérant l’avènement d’un nouveau type d’homme, d’une nouvelle Figure. La résurgence de forces profondes, telluriques, dans les déserts de feu de la guerre de matériel, a permis l’avènement d’un nouveau type humain, dont le mode d’action est la « mobilisation totale » de la vie par la technique. Ce nouveau type n’appartient plus à une association ou un parti, mais à un groupe de partisans. Il forme un Ordre nouveau, silencieux et invisible, une nouvelle aristocratie dont le mot d’ordre est le « réalisme héroïque ». Pour lui, le sacrifice de la vie est l’ultime bonheur, et l’art suprême du commandement : « [L]’art de lui désigner des buts dignes de ce sacrifice. »
À l’époque des révolutions de masse, des foules d’individus se déversant dans les rues, succède celle des commandos décidés, s’emparant des centres vitaux des villes selon une technique précise. Les buts visés ne sont plus les représentants personnels ou individuels de l’État, mais les centres de communication, les antennes émettrices ou les entrepôts d’usine. Si la masse n’est plus capable d’attaquer, elle n’est pas non plus capable de se défendre, la police disposant dorénavant de moyens suffisamment efficaces pour écraser en quelques secondes une foule révoltée.
Le Travailleur se distingue par un nouveau rapport à l’élémentaire. Le terme « élémentaire » désigne des forces profondes, celles de la foi, de la lutte, et de la passion, mais également les quatre éléments originels : le feu, l’eau, la terre et l’air. La jeunesse combattante a connu l’expérience de l’élémentaire sur le front, grâce à l’extrême proximité de la mort, du feu et du sang. Elle connait le plaisir des prestations absolues, la satisfaction maximale de l’action. Elle est passée par l’anarchie, par la destruction des liens anciens. Elle a traversé la zone des combats sans être elle-même détruite, et détient par conséquent une puissance nouvelle. Il y a une continuité idéale unissant la jeunesse combattante de la Grande guerre à la figure du Travailleur.
Au contraire, le bourgeois apparaît comme celui qui tente d’échapper au danger en se réfugiant dans une sécurité devenue utopique, celle des murailles de verre et d’asphalte. Le bourgeois forme la race des vaincus, celle qui estimait que l’élémentaire pouvait être maîtrisé par un ordre à l’ancienne, excluant le danger dans ses enceintes fortifiées, ses citadelles sécurisées. Ses mots d’ordre comme « ordre et paix » ou « pacifisme » sont autant de slogans reflétant sa faiblesse au sein de l’ordre nouveau.
Nouvelle aristocratie ou phase terminale de la civilisation ?
Selon Julius Evola, l’avènement du Travailleur n’est pas l’avènement d’une nouvelle aristocratie, mais symbolise davantage une phase de nivellement et de dissolution. Dans le monde traditionnel, l’aristocratie spirituelle, l’aristocratie guerrière et la bourgeoisie correspondaient à différents types, différents « états » et le Travailleur n’échappe pas à cette règle. La Figure de Jünger confirme la prise de pouvoir du « Quatrième État » et la suppression des autres castes dans une nouvelle forme de civilisation.
Dans ce monde crépusculaire qui est le stade ultime des civilisations avancées, toute activité humaine est effectivement transformée en « travail ». Au sein de ce paysage de chantiers, Jünger admet que les générations de Travailleurs ne laisseront derrière elles ni épargne, ni monuments, mais seulement « un certain stade, un repère du niveau de mobilisation ». Pourtant cette Figure, qui possède désormais à son service un arsenal technique inégalé de surveillance, de répression et de propagande, est plus redoutable que jamais.
Dans La crise du monde moderne (1927), Guénon rappelle que celui qui soulève les forces brutales de la matière doit nécessairement périr écrasé par ses mêmes forces, forces de la nature ou forces des masses humaines. Ce sont toujours les lois de la matière qui écrasent celui qui a cru pouvoir les dominer sans s’élever lui-même au-dessus de la matière. Il est écrit dans l’Évangile : « Toute maison divisée contre elle-même s’écroulera » ; cette parole s’applique parfaitement au monde forgé par le Travailleur, qui ne peut, par essence, que susciter partout la lutte et la division.
Dans le Traité du rebelle, Jünger évoquera deux autres Figures qui viendront s’ajouter à la première. Il s’agit tout d’abord du Soldat inconnu, portant le fardeau du sacrifice de sa vie sur le front, au bénéfice de la domination du Travailleur. Enfin la Figure du Rebelle, Figure de résistance face à la domination de la technique, et le refus d’en admettre les conséquences. Il est celui qui tient tête à la propagande forgée sur la crainte, et notamment la crainte de la mort. Le Rebelle est par conséquent capable de renverser les géants, dont la force est la terreur.
Si chez d’aucuns la Figure crépusculaire du Travailleur peut provoquer une juste crainte, il est intéressant de relire ces lignes du philosophe et juriste Walter Schubart : « Ce n’est pas dans l’équilibre du monde bourgeois, mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions » (L’Europe et l’âme de l’Orient). En effet, selon René Guénon, tout indique que nous soyons désormais dans la phase finale du Kali-Yuga, dans la période la plus sombre de cet « âge sombre ». Si une restauration doit se produire, il ne s’agira plus d’un simple redressement, mais d’une rénovation totale, une renaissance.
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