L’écologie, qui s’impose avec évidence comme une noble cause dans le débat public, est-elle réellement apte à émanciper l’homme ? Ou bien ne fait-elle que reproduire les errances stériles du monde moderne ? Pour Julius Evola, ses perspectives sont d’autant plus limitées qu’elle repose sur les mêmes vieilles représentations que le système qu’elle se propose de combattre. Il lui oppose la nécessité de se détacher véritablement du monde moderne, notamment au prix d’une véritable quête intérieure.
Réchauffement, catastrophes sanitaires liées à l’agitation frénétique qui pousse les humains à zigzaguer en tous sens, d’un pays à l’autre, mais aussi déforestation, extinction des espaces, des espèces… Face à l’angoissante crise environnementale qui gagne les sphères politiques, l’écologie est parfois présentée comme le moyen idoine qui permettra à l’humanité de repartir du bon pied, renouant avec son milieu et revisitant ses manières de vivre.
Cette option politique semble parfois appeler à une révolution spirituelle. L’écologie, présentée sous les formes et manifestations telles que nous les connaissons : politiques, sociales, sociétales, est-elle susceptible d’offrir à l’humanité ce « plus que vie », cette capacité de transcendance que Julius Evola attribuait à toute spiritualité enracinée dans le monde de la tradition ? Ce caractère sacré et absolu, facteur de sens, de cohésion et de liberté ?
Dans Chevaucher le tigre, Evola propose un véritable guide méthodologique adressé à ceux qui souhaitent rompre intérieurement avec le monde moderne et qui pourtant, consentent tout de même à y vivre. Il leur conseille avant tout d’empêcher ce nouvel âge sombre d’avoir prise sur eux et d’en repérer toutes les contrefaçons. Ainsi, son ouvrage promeut l’analyse des diverses transformations sociales et politiques cherchant à combler le vide spirituel de notre époque, véritables feux de paille qu’il ne faut pas hésiter à repousser sans passion. L’écologie est-elle une voie spirituelle sérieuse pour l’avenir ?
L’homme meilleur, encore une fois ?
Une humanité responsable pour un futur durable. Un homme conscient de ses gestes, de l’empreinte qu’il laisse derrière et devant lui, un homme ouvert aux autres cultures, à la fragilité des espèces, des milieux, bref, un homme « mieux ». Sans conteste, l’écologie politique fabrique à son tour un nouveau modèle à suivre. Quelles sont les motivations premières de cette épure ? Nous en voyons plusieurs et en premier lieu le catastrophisme : la volonté de sauver la planète, ses trésors naturels, de préserver l’environnement. L’homme est appelé ici non à un destin supérieur, pas plus qu’à une quête spirituelle authentique, il s’agit simplement de ne pas disparaître physiquement et de continuer à vivre.
Le premier moteur, qui peut d’ailleurs paraître louable, est l’instinct de conservation. Mais que doit-on conserver ? L’homme ? La société et l’environnement dans lesquels il demeure ? Si le discours écologiste invite à repenser les façons de vivre et surtout de produire, il ne propose rien aujourd’hui qui ne raccroche l’homme et sa société à une idée plus haute que lui-même. L’homme tenterait ainsi de se sauver en l’état, afin d’éviter le pire. Il s’agirait presque d’un néo-matérialisme destiné à rationaliser les modalités de production héritées de l’ère industrielle et du monde bourgeois. L’écologie s’apparente donc plutôt à un rationnement qu’à un rattachement spirituel. Rien à voir avec l’homme sûr de soi « parce que c’est l’être, et non la vie, qui est le centre essentiel de sa personne ». Cet homme ne s’engage que lorsque son action est « régie par des principes qui transcendent ce qui n’est qu’humain et individuel ».
La volonté d’une société meilleure, la réduction de l’empreinte carbone sont des lignes d’action orientées vers le seul besoin humain ou animal, au mieux l’intellectualisation de solutions morales concernant le fonctionnement de la société, mais pas vers un principe premier d’existence intérieure. Ainsi, en écoutant les principales revendications écologistes, nous assistons à l’intronisation d’un véritable management du vivant se préoccupant de gérer nos productions, nos consommations. Une arithmétique du produire raisonnable apporte ses statistiques, ses quotas ainsi que tout le scientisme d’un désir de contrôle, placé en plein cœur de l’existence. Les outils de l’écologie viennent du même logiciel qui aura permis de ruiner la planète : une solution confectionnée dans la matière même du problème.
Dépasser la peur du vide
Un deuxième moteur, c’est la peur, l’angoisse. L’image d’un monde desséché, vidé du mouvement et de la profusion qui régnaient ailleurs. Des terres disparues, englouties, des villes écrasées par le soleil où les citoyens s’arracheraient la moindre goutte d’eau. Un monde calciné. On peut trouver chez Evola différentes raisons de ne pas sourciller face au péril. En effet, l’homme de la tradition n’est pas saisi par l’angoisse. Il n’agit pas sous son action et dans la simple optique de préserver sa vie. Au contraire, il agit connecté à une dimension supérieure qui à la fois le dépasse et l’irrigue. C’est par conviction, non pas adhésion politique ou opinion, mais sincère et profonde croyance en un principe absolu qu’il se meut et organise son activité.
La simple dislocation de l’espèce humaine n’est pas de facture à l’impressionner et combattre cette faillite ne relève pas « des valeurs qui ne peuvent attirer que les hommes portant en eux quelque chose d’autre et de plus que la simple vie ». Bien au contraire, lire Evola revient à se promener au milieu du désert, à observer sans osciller la complète désagrégation de l’homme. Ses phrases et argumentaires tranchent comme des éclats de basalte. L’homme de la tradition peut bien marcher dans l’aridité la plus suffocante, il en contemplera les étendues avortées, les ruisseaux desséchés avec la satisfaction d’une solitude et d’une beauté pure parce que nette, implacable. « L’homme qui devient naturel en réalité se dénature ». Ce qui devrait caractériser l’homme, c’est justement ce qui le sépare du purement naturel. Sa capacité à dépasser le besoin, le plaisir. « Le type d’homme qui nous intéresse doit considérer la nature comme faisant partie d’un tout plus vaste et objectif : la nature c’est, pour lui, aussi bien la campagne, la montagne, les bois, la mer, que les digues, les turbines et les fonderies, le réseau tentaculaire des grues et des quais d’un grand port moderne, ou un complexe de gratte-ciel fonctionnels. C’est cela, le lieu d’une liberté supérieure. Se maintenir présent, libre à soi-même, devant l’une ou l’autre ‘nature’ – au milieu des steppes ou sur des cimes presque inviolées, aussi bien que dans des boîtes de nuit ». Si le monde est laid, rongé de vacuité, chancelant, épuisé cela n’a aucune importance, l’homme de la tradition n’a pas besoin d’autre beautés que celles qu’il est capable de convoquer intérieurement.
Or, l’écologie s’élabore notamment sur la peur du désert. Celui-ci est tellement redouté qu’on aspire à y planter des carottes. L’homme moderne veut une nature foisonnante, paisible, rentable. Ennuyé, déprimé par son mode de vie, il lui est besoin de se constituer des réservoirs de splendeurs, des sites paradisiaques dits préservés, accessoirement révérés, chez soi ou au bureau, sous forme de fonds d’écran, lorsque le temps n’est pas encore venu de participer au tourisme de masse, distributeur de localités exceptionnelles, pourvoyeuses d’un délicieux sentiment de libération. Il s’agit d’adhérer à l’image d’une nature source d’émerveillement. Un rêve, en somme, méticuleusement fabriqué, à coups de photoreportages, documentaires et témoignages de road trip.
Liquider les faux-semblants
Chez Evola, l’image de cette nature, apaisante, agréable, source de bien-être vole en éclat. L’auteur parle d’une nature lointaine, froide, étrangère, dénuée de tout ce que l’homme y a placé de sentiment et d’émotions. « Il s’agit de redécouvrir le langage de l’inanimé, qui ne se manifeste pas avant que l’âme ait cessé de verser sur les choses » Qu’importe donc d’une nature en pleine ébullition, vouée à une siccité implacable, sa propre destruction permettra de balayer les illusions et adorations auxquelles l’homme moderne se drogue faute de mieux.
Il ne s’agit pas de dire que les préoccupations environnementales ou de sauvegarde des espèces sont futiles. Elles le sont si elles restent un objectif ou un moyen. Il s’agit de remarquer que ces volontés ne comportent aucune pulsation spirituelle propre à délivrer l’homme du matérialisme dans lequel il baigne. Aucune recherche véritable de la transcendance, sinon dans une imagerie de la nature propre à s’émouvoir sur les bêtes vouées à la disparition et sur les liens sentimentaux qui peuvent nous y relier. Sans parler des combats vegan qui transposent la lutte des classes, un matérialisme dégénéré pour Evola, à la sphère animale. Si l’homme doit changer ses comportements, cette bifurcation ne peut s’initier qu’à l’intérieur de lui-même, au moyen d’une recherche d’autre chose, dépassant la personne, l’individu, la société, dépassant surtout les nouveaux mythes politiques s’évertuant à pasticher les véritables rites traditionnels, anciennement porteurs de sens. L’écologie, cherchant à solidifier sa base, y importe divers gravats de spiritualités : bouddhisme, druidisme, animisme, tout ce qui peut solidifier une idéologie en plein développement se trouve disponible dans les rayons d’un vaste supermarché transcendantal. Chacun choisi le fond spirituel qui lui convient : amour des animaux, protection des espèces, des zones sensibles, du biotope, tout cela ajouté en guise d’épices au potage méthodologique, scientiste et managérial dont nous parlions plus haut.
En ce sens, l’écologie politique se présente comme une énième idéologie dont l’une des caractéristiques est d’appuyer sur un sentiment d’appartenance au monde, largement badigeonnée d’un vernis spirituel bigarré, puis d’insister sur cette forme de dépendance afin d’agir.
Chevaucher le tigre
« Il pourrait être bon de contribuer à faire tomber ce qui déjà vacille et appartient au monde d’hier ». Chevaucher le tigre, c’est aussi cela. Éviter que les nuisances du monde moderne n’aient prise sur soi. Se débarrasser des scories ineptes sur lesquelles le monde actuel maintien ses bases. L’écologie pourrait bien en faire partie. Ultime projection des angoisses d’une humanité à la dérive, héritage chancelant de la société post-industrielle, métissée de scientisme, de recherche névrotique du bien-être, cette nouvelle offre politique serait bien à même de devenir le futur système idéologique planétaire. Elle n’est pourtant qu’une réponse relevant des mêmes automatismes caractérisant le monde moderne : la volonté de guérir, de solutionner, de contrôler.
L’écologie est la nouvelle médecine capable de soigner le malheur occidental. Les accents apocalyptiques du discours environnementaliste n’ont rien à envier aux ardeurs pré-millénaristes de certaines théologies. Sauver l’homme : se débarrasser de sa souillure, retrouver le jardin d’Eden, luxuriant, rassurant, sans contradictions, sans souffrances. Il s’agit, comme tous les progressismes, d’un appel de l’homme à la rédemption par lui-même, c’est-à-dire au travers de ses calculs, logiques, de ses innombrables combats, militances et engagements. La nature n’est rien d’autre que le nouveau terrain de jeu d’une logique scientifico-évangélique. L’homme reste bien face à lui-même, mû par les rouages d’une machine intellectuelle cherchant sans cesse la solution. S’il s’interroge sur ses rapports au monde, il ne fait cependant qu’envisager l’optimisation de son mode de vie, pris par le mouvement d’une quête effrénée du bonheur, de l’harmonie, désormais rattachés au visage printanier d’une nature soudainement belle, précieuse, fragile.
À lire Evola, il faut bien se résoudre, admettre : rien ne remplacera une véritable quête intérieure, une rupture, âpre, difficile, qui départira l’homme de sa seule humanité afin de lui ajouter un supplément d’âme, bien au-dessus de la vie même, infiniment plus loin que ses désirs, ses problèmes, ses méthodes. Plus loin, enfin, que toutes les tentatives incessamment réinventées dont le but inavoué est de se confectionner une image de soi à jamais embellie.
Quentin Dallorme
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