Baptiste Dericquebourg : « Un texte littéraire ne doit pas être considéré comme un objet que l’on exhibe dans son salon »

Baptiste Dericquebourg est agrégé de lettres classiques et enseigne la littérature en classe préparatoire. Le Deuil de la littérature (Allia, 2020), son premier livre, critique les méthodes de l’université française pour l’enseignement de la philosophie et de la littérature. À ses yeux, l’idolâtrie qui entoure les œuvres empêche les étudiants de s’approprier le langage et d’avoir une approche pratique de ces disciplines.

Allia, septembre 2020, 7 euros

PHILITT : Le propos de fond de votre livre semble être une critique de la dévitalisation des humanités par l’université. Cette dernière serait une grande machinerie qui viderait la philosophie et la littérature de toute leur teneur. Qu’entendez-vous par une philosophie et une littérature vivantes ?

Baptiste Dericquebourg : Mon idée de départ était d’articuler la critique d’une pédagogie à bout de souffle, celle du commentaire infini du Corpus, avec le concept de « Parnasse increvable », c’est-à-dire l’idée trop répandue qu’un texte est un point d’arrivé, qu’il n’y a rien au-delà. J’ai écrit ce livre pour sortir de la déploration de la perte de la littérature. Je ne dis pas tant que la littérature se dévitalise, mais plutôt que la littérature est un concept en réalité récent et flou. Nous n’avons ni définition de la littérature et de la philosophie, ni définition de la non-littérature et de la non-philosophie et, pourtant, nous déplorons la perte de l’une et de l’autre à travers un discours décliniste qui n’est pas très porteur et positif.

Lorsqu’on est jeune et qu’on entre dans les études littérature ou de philosophie, on y vient la plupart du temps pour écrire. Pourtant, ce n’est pas du tout ce qui est enseigné dans les faits. On vient pour apprendre à faire des choses et on nous propose autre chose, on est orienté vers une autre pratique, notamment le commentaire du Corpus, au nom justement du service rendu à la littérature et à la philosophie.

Vous faites une opposition entre les Belles-lettres et la littérature…

C’est une distinction bien établie, que je ne fais que reprendre. Les Belles-lettres renvoient à l’Ancien régime, à une certaine utilisation du langage et à un certain esprit. Le Corpus des Belles-lettres est uniquement composé de textes nobles. En revanche, la littérature inclut des textes qui ne le sont pas. Tout finit par être absorbé dans la littérature, tout finit pas être décrété littéraire. Tous les textes peuvent en être mais on continue pourtant de se poser la question de l’essence de la littérature, de se demander si tel ou tel texte participe de son essence.

Mais n’y a-t-il pas des critères objectifs à la littérature ?

Nous pourrions sortir du concept de littérature qui est un concept écran, voire paralysant dans le contexte de l’enseignement. Ce qui est réellement pratiqué, c’est une acquisition de la maîtrise du langage. La philosophie qu’on enseigne correspond à une forme d’argumentation, d’analyse du sens des mots, d’examen de la validité des énoncés etc. Dans la catégorisation antique, cela relève de la rhétorique, de la partie logique de la rhétorique. En littérature, on fait surtout des exercices de commentaire de texte. Je propose d’unifier ces deux enseignements à travers la question du langage dont on peut apprendre à se servir dans un usage intérieur, la philosophie comme exercice spirituel, ou extérieur, la production de texte littéraire.

Vous semblez opposer l’enseignement théorique de l’université à un enseignement pratique que vous préconisez…

On constate qu’il y a un essor des ateliers d’écriture ou du développement personnel. Cela montre bien qu’il y a une attirance pour ce type d’approches que l’université telle qu’elle est organisée est incapable de proposer.

James Joyce

Mais ne faut-il pas être initié d’une certaine manière pour appréhender des textes difficiles comme Finnegans wake de Joyce ou les Recherches logiques de Husserl ?

Plus on apprend à se servir du langage et plus on devient un lecteur compétent. L’intérêt que l’on peut avoir ou ne pas avoir pour Finnegans wake n’est pas seulement une question de facilité d’accès. La littérature ne doit pas être perçue comme la physique ou les mathématiques. Selon moi, le but n’est pas d’arriver au bout du tunnel et de vaincre le boss de fin – Finnegans wake comme œuvre littéraire –  et de se dire qu’on l’a vaincue et qu’on la domine.

Est-ce avoir une conception conservatrice de la littérature que de penser qu’un écrivain se fait sans formation ? Que c’est une entreprise individualiste qui se passe d’un quelconque cursus ?

Ce n’est pas parce que je propose de réorganiser ces cursus autour de la rhétorique que j’ai l’ambition de former 20 000 écrivains par an. C’est évident. En revanche, faire monter le niveau d’utilisation du langage est quelque chose d’accessible. Beaucoup de gens sont en difficulté avec le langage et souhaiteraient pourtant pouvoir réaliser des choses grâce à lui. Personne ne sait comment on devient un grand écrivain ni même comment une grande œuvre vit. Un chef d’œuvre ne vit qu’au profit de réemplois et de contresens. Réussir à faire un œuvre pertinente, pas une « grande » œuvre, c’est le croisement de plein de choses : une formation, une expérience, un travail continu, une occasion, etc.

N’y a-t-il pas un risque de relativisme ?

Je ne suis pas relativiste de manière générale. Je souhaite échapper à l’idée que tout se vaut, mais aussi à l’idée mortifiante du chef d’œuvre impérissable. Ce dernier est une illusion. Ça n’a absolument jamais existé. Si une œuvre demeure, elle demeure en se métamorphosant dans sa réception. C’est pour ça que le terme de « pertinence » est intéressant. À un moment donné, on peut faire usage d’un texte, à un autre, non. Il y a une modestie à avoir face à l’histoire et face aux évènements.

Vous ne croyez pas dans le caractère fondamentalement inutile de la littérature ?

C’est une conception à laquelle je m’oppose. Même quand on croit que quelque chose ne sert à rien, quelque part, on en fait usage, on y trouve son compte. Parmi les classes cultivées, l’idée que l’on se livre à une activité désintéressée est souvent un refuge. Il y a une hypocrisie. Il faut assumer qu’un texte, qu’un bien culturel, a une valeur d’usage. Ce serait plus simple pour les écrivains de se considérer comme des producteurs d’objets idéels, comme insérés dans la chaîne de production, plutôt que comme des êtres à part, comme des rentiers ayant une pure activité contemplative et désintéressée.

Vittorio Alfieri

Votre livre est très sévère avec les universitaires. Vous les décrivez volontiers comme animés de desseins médiocres, comme carriéristes et comme dénués de toute passion. Que leur reprochez-vous dans le fond ?

Je précise que mon but n’est pas de distribuer les bons points et les mauvais points. Ça n’aurait pas d’intérêt. Ce ne sont pas les universitaires en tant qu’individus que je vise, mais la pratique dominante. De nombreux universitaires admettent dans le privé qu’ils ne savent plus où ils vont, que leur activité a perdu tout sens. Ils entretiennent malgré eux une pratique dont le but est de constituer le langage comme chose dont on ne fait plus usage, mais qui est le support d’un commentaire permanent. L’université produit aujourd’hui des montagnes de textes et n’a plus vraiment de direction claire. Elle s’est engagée dans une pratique liée à une esthétique que j’appelle le « Parnasse increvable », lequel considère que les discours sont des choses à admirer et qu’il faut produire des marginalia dessus.

Vous expliquez aussi que les universitaires naviguent entre les systèmes philosophiques et les mouvements littéraires sans vraiment adhérer à l’un d’entre eux. En quoi cette incapacité à s’engager sincèrement, sur le plan intellectuel ou esthétique, est-il une faute ?

Vous avez beaucoup de gens qui n’incarnent pas grand-chose effectivement. Si vous êtes cartésien et que vous vous retrouvez à faire cours sur Spinoza, c’est antithétique. Vous êtes pourtant supposé aller de l’un à l’autre et admirer tout le monde au même titre. Il y a un effet neutralisant. En littérature, la discipline que j’enseigne, c’est la même chose. Vous êtes supposé admirer un jour l’esthétique romantique et, un autre jour, l’esthétique classique. Par le biais des institutions, vous êtes à peu près obligés d’admirer sur commande tout et tout le monde.

Vous pensez qu’on ne peut pas admirer ensemble l’esthétique classique et l’esthétique romantique ?  

Si, vous pouvez admirer les deux si cela vous aide à construire ensuite quelque chose qui en fait la synthèse. Si votre finalité consiste à produire des textes élogieux sur tout, vous êtes dans une attitude de neutralisation et vous ne montrez aucune conviction. Le modèle que je préconise, celui qui consiste à produire des textes, permet de piocher chez tout le monde. Mais si vous êtes là pour produire des marginalia de façon indifférenciée sur tout, votre activité est nulle, il n’y a aucun dépassement par la production d’un nouveau texte. Dans ce contexte, tout le monde est indifféremment support de la même activité. « Toutes les approches sont bonnes », soutiennent certains universitaires. Dans le fond, c’est délirant. Si celui en charge de vous apprendre à penser et à utiliser le langage estime que tout se vaut, que tout est légitime, alors il y a un danger.  C’est cela qui mène au relativisme, à une sorte de nihilisme inversé qui soutient que « tout est chef d’œuvre ». Un texte de Vittorio Alfieri (1749-1803), Du prince et des lettres, avait été un déclencheur pour moi. Quand Alfieri investit un texte, même s’il fait souvent des contresens, il le juge catégoriquement et s’engage. Il est capable de mépriser des grands noms de la littérature antique. Mais il le dit, il l’assume et peu importe. Cette sélection lui permet ensuite de composer ses propres tragédies.

Leconte de Lisle, parnassien emblématique

On inviterait d’autant plus à lire en invitant à écrire. Ma position est de dire qu’on peut faire vivre le Corpus autrement. D’après moi, on le garderait davantage vivant en ne se souciant pas de le conserver. Le texte n’est pas un point d’arrivée. Il est fait pour être traversé. C’est parce qu’on s’en met plein les mains et plein les bottes qu’il peut être transmis. Je pense que tous les écrivains ont fonctionné comme ça. Dans sa correspondance, Flaubert explique qu’il relit Homère, Rabelais et Shakespeare. Quand vous voyez comment écrit Flaubert et comment ces trois-là fonctionnaient, c’est complètement antithétique. Mais en les lisant, il trouve des choses à réemployer pour son œuvre. Son idolâtrie est en fait une illusion. Il est en train de piocher des choses et de faire quelque chose de complètement différent.

Au lieu d’enseigner le commentaire, la comparaison, il faudrait envisager avec ses étudiants la production d’un type de texte en particulier, en piochant chez tel ou tel auteur. Analyser des textes et des techniques avec un objectif d’écriture, ça pourrait être une manière de changer les choses, de changer le rapport à la lecture et à l’écriture. Selon moi, ce serait particulièrement valide pour les plus jeunes. Les amener à l’écriture, plutôt que poser face à eux des textes impressionnants qu’ils sont sommés d’admirer. C’est un piège, celui du texte « scolaire » et ennuyeux.

 De votre livre émergent deux concepts, le « Parnasse increvable » et le  « Culturé ». Que désignent-ils exactement ? 

Je cherchais une idée pour caractériser cette esthétique qui enferme le texte dans une petite chose qu’on exhibe. Chez Baudelaire, il y a cette image de la statue, cet objet qu’on va mettre dans son salon. C’est une critique de la réification de l’œuvre littéraire. On présente souvent le Parnasse comme un retour au classicisme après les excès du romantisme. En réalité, le Parnasse est une réaction d’un certain nombre d’auteurs aux massacres de 1848. Ils ont brisé l’idée que la diffusion de l’écrit allait civiliser l’humanité. Le Parnasse ne croit pas en cette idée de diffusion pour tous et entretient un culte de l’œuvre littéraire. Il pousse à l’excès le culte de la valeur de l’œuvre. Selon moi, toute la série des avant-gardes et des révolutions esthétiques jusqu’à aujourd’hui n’a pas réussi à vaincre le Parnasse. On cherche toujours une essence de la littérature dans les textes. On revient toujours à lui. La véritable esthétique qui domine, bien que ce soit le mouvement littéraire le plus méprisé, c’est l’esthétique parnassienne. C’est pour ça que je propose une autre dichotomie entre, d’un côté, l’esthétique parnassienne et, de l’autre, la rhétorique, une esthétique dans laquelle on considère le langage comme un instrument.

Le « Culturé » est un concept satirique qui fait référence à l’opposition chez Spinoza entre la nature naturante et la nature naturée. Le « Culturé » est figé, mort. C’est un résidu. Le « Culturé » est totalement piégé dans l’esthétique parnassienne. Il se pose en spectateur universel de tout : on regarde et on formule un avis. Le « Culturé », c’est celui qui assiste à une pièce de théâtre sur la transsexualité et qui pense accomplir un acte politique révolutionnaire. Toute une génération d’étudiants a été formée sur ce modèle : il s’agit d’accomplir une sorte de rite et une fois rentré chez soi c’est terminé. C’est une pratique religieuse sécularisée.

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