Dans Du fanatisme. Quand la religion est malade (Cerf, 2020), l’islamologue et dominicain Adrien Candiard interroge certaines dérives religieuses. À ses yeux, le fanatisme n’est pas un excès mais une pathologie de la religion. De même, quand le terroriste prétend tuer au nom de Dieu, il ne tue pas en son nom mais au nom d’une idole qu’il lui a substituée.
Comment se fait-il qu’un musulman puisse tuer, à Glasgow, un coreligionnaire simplement parce qu’il a souhaité, sur Facebook, de joyeuses Pâques aux chrétiens ? Cette question, issue d’un fait divers de 2016, ouvre la réflexion de l’islamologue Adrien Candiard sur la question plus générale du fanatisme dans un essai aussi brillant que bref, aussi lucide que profond.
Le fanatisme est-il une forme extrême de religion, comme on a pu le croire au temps des Lumières et encore aujourd’hui ? Faut-il que le croyant place sa foi sur une ligne, avec d’un côté l’athéisme et de l’autre l’extrémisme ? En d’autres termes, le fanatique est-il plus religieux que celui qui ne l’est pas ? Voilà ce que réfute tout d’abord l’auteur en quelques pages efficaces. Pour lui, le fanatisme n’est pas un excès de religion, mais une pathologie de la religion — une pathologie qui n’est pas forcément folie, d’ailleurs, et qu’il lie, nous allons le voir, à la dureté du cœur.
Il reconnaît aux Lumières d’avoir su voir la perversion du fanatisme et sa présence dans toutes les formes de religion et au-delà ; mais si toute religion a ses fanatiques, toutes les théologies ne donnent pas les mêmes fanatismes. Ils diffèrent tant par la nature de leurs motivations que par leur degré de violence. Ainsi, pour expliquer le fait divers initial, l’auteur convoque une fatwa d’Ibn Taymiyya justifiant, précisément, que le musulman tue le musulman qui s’entêterait à se réjouir avec le chrétien de la Pâque. Sur quoi repose cet avis juridique ? Sur une idée simple : Dieu est radicalement inconnaissable, inaccessible, radicalement autre et étranger ; sa volonté seule, par le Coran, par la charia, nous est connue. Face au silence de l’esprit, il faut donc s’en tenir fermement à cette lettre. Il n’y a pas, chez Ibn Taymiyya, dissociation, comme chez saint Paul par exemple, de la foi et des œuvres, absence qui rend inintelligible cette phrase si banale, désormais, dans le christianisme : « croyant, mais pas pratiquant ». Du point de vue d’Ibn Taymiyya, seule la pratique nous permet d’accéder à Dieu. Être musulman, c’est agir en musulman ; le musulman qui agit en chrétien cesse donc, ipso facto, d’être musulman ; c’est un apostat et l’apostat mérite la mort.
Si l’habit ne fait pas le moine, la barbe fait le musulman, le voile la musulmane et la contrainte, non en matière de religion, c’est-à-dire de foi, mais en matière de comportements sociaux devient plus qu’un droit : un devoir. Cette lecture théologique justifie ainsi l’assassinat du fait divers initial — comme d’autres lectures justifient d’autres actes. On peut la trouver pauvre, s’y opposer, remarquer que, dans le monde musulman lui-même, elle est minoritaire et qu’elle serait appelée à le rester si ses promoteurs n’étaient pas, aussi, les alliés des gouvernements occidentaux, voire les complices d’Israël, pour autant, elle a sa cohérence, sa logique et, de ce fait, elle est accessible à la discussion, c’est-à-dire, théoriquement au moins, à la réfutation.
Cependant, nous dit l’auteur, au-delà des différences immenses qui existent, par exemple, entre le fondamentaliste chrétien qui affirme un créationnisme littéraliste et un musulman qui tue pour un statut sur Facebook, il y a un point commun qui permet de les regrouper sous l’étiquette unique du fanatisme. Certes, les théologies sont différentes, les conséquences aussi, mais on y rencontre à chaque fois non un excès de Dieu, mais un défaut. Dieu absent, on le remplace par une idole. Peu importe qu’elle soit le Veau d’or, le Coran, la Bible ou la liturgie tridentine voire la Vérité elle-même ! Aucune n’est Dieu, car « Dieu seul est Dieu » insiste l’auteur. Lui seul rend impossible le fanatisme, car il n’offre aucune prise à l’appropriation, à la déformation, à l’instrumentalisation : il interdit la sécheresse du cœur car, peu importe la force de la foi, « si je n’ai pas la charité, je ne suis rien », nous dit saint Paul. Ainsi, aussi surprenant que cela puisse paraître au premier abord, on ne peut tuer au nom de Dieu ; certes, on peut le prétendre et même le croire, mais en réalité, c’est l’idole que l’on a mise à sa place qui tue en nous.
Il découle de cela que pour « déradicaliser » les fanatiques, les terroristes, etc., il faut lutter contre l’idolâtrie. L’auteur, prenant le risque de s’impliquer dans des débats contemporains sensibles, fait, alors, trois propositions : 1. mieux faire connaître la théologie et ses enjeux à la population, 2. renforcer un dialogue interreligieux qui évite l’écueil du « concours de celui qui prie le plus loin » comme celui de l’œcuménisme creux et prendre le risque que chacun se renforce dans sa foi si cela permet de renforcer la foi en lui, 3. offrir au fanatique plus de Dieu — pas moins, surtout pas, mais plus, beaucoup plus — et donc prier et l’inciter à prier pour l’obliger à se placer, seul et silencieux, devant Dieu, sans idoles aucunes.
Sans doute, avec cette dernière proposition, le lecteur qui n’a pas la foi doutera. Nous sommes là confrontés à l’altérité radicale qu’il y a entre l’athée conséquent et le croyant. Le premier verra une pétition de principe tandis que l’autre y verra une profonde vérité. La différence est irréductible, cela ne veut pas dire que le dialogue est infécond, au contraire. Mais cet échange est difficile, frustrant et dangereux en ce qu’il peut nourrir, de part et d’autre, de nouvelles formes de fanatisme. Reste que cet ouvrage est utile — nécessaire, même — et précieux car sa brièveté comme son langage simple et la bonne foi de l’auteur sont autant de qualités qui permettent de le mettre entre toutes les mains.
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