Le christianisme n’est-il, comme les polythéismes passés, qu’une vaine tentative d’expliquer le monde ? Lorsque le philosophe se libère d’un certain réductionnisme scientifique, il constate que christianisme et polythéismes ne se situent absolument pas sur le même plan et n’ont pas la même prétention : contrairement au christianisme, le polythéisme n’a jamais voulu affirmer la vérité. Étudiant le lien entre christianisme et philosophie grecque, Joseph Ratzinger s’est longuement penché sur cette question, reprenant des intuitions déjà présentes chez Chesterton.
Parmi les innombrables sujets qu’aborde Chesterton dans L’Homme éternel, paru en 1925, il est intéressant de s’attarder sur sa critique de l’étude comparée des religions. Cette pratique qui consiste à inscrire les différentes religions du monde dans de grandes colonnes parallèles afin de pouvoir comparer leurs attributs relève pour lui du tour de passe-passe plutôt que de la démonstration scientifique. Il affirme en effet que le terme de « religion » regroupe des réalités diverses, et que si le christianisme a une prétention à la vérité, ce n’est pas le cas du paganisme antique.
À ses yeux, la mythologie païenne n’a jamais eu la volonté de dire la vérité : ce qui est le plus naturel à l’homme, c’est d’adorer, quoi qu’il adore, et en cela le paganisme satisfait une partie des aspirations de l’être humain, lui permettant « de réserver une part aux puissances inconnues, de verser du vin sur le sol, de jeter un anneau à la mer, l’instinct de sacrifice – admirable et sage idée de ne pas pousser ses avantages, de faire contrepoids à notre orgueil imbécile, de payer à la nature la dîme des biens qu’elle nous offre ». Le paganisme satisfait également les aspirations religieuses au sens social du terme : il rythme la vie de la cité et offre des rites immuables. Chesterton souligne cependant que « s’ils avaient un calendrier, les païens n’avaient pas de credo. Les anciens ne disaient pas “Je crois en Neptune, Jupiter et Junon” comme les chrétiens récitent le Symbole des Apôtres : “Je crois en un Dieu le Père tout-puissant…” ».
Il n’y a pas de doctrine païenne, pas de dépôt de foi, de prétention à la vérité. Cette idée, bien que présentée avec la légèreté qui caractérise Chesterton, n’en est pas moins sérieuse. Dans son ouvrage Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Jean Borella montre que « c’est le christianisme qui nous a appris à considérer que la communauté des initiés est unie non seulement par un rite commun mais encore par l’adhésion à la même vérité transcendante […] rien de tel dans aucun mystère grec. » Il ne s’agit pas de dire que les païens méprisaient la vérité, mais de constater qu’ils séparaient volontiers la religion de la vérité, sans abandonner cette dernière.
Les trois théologies païennes
C’est dans un texte de 1960, Le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes, que le théologien et futur pape Joseph Ratzinger évoque ce lien entre vérité philosophique et pratique religieuse dans le monde païen. Il relève, à partir des écrits de Marcus Terentius Varro (116-27 av. J.-C.), que le monde grec distingue trois types de théologies. La theologia mythica, celle des poètes et du théâtre, la theologia civilis, celle du peuple et de la cité et la theologia naturalis, celle des philosophes et du cosmos. Si les deux premières sont naturellement alliées au sein de la cité, la troisième est beaucoup plus éthérée et a beaucoup moins prise sur la vie des hommes. Ratzinger écrit que « la théologie mythique a pour contenu les diverses fables relatives aux dieux, les “mythes” qui ensemble sont “le” mythe ; la théologie politique a pour contenu le culte de l’État ; la théologie naturelle pour finir, répond à la question de savoir qui ou que sont les dieux ».
Le polythéisme antique n’a jamais eu pour aspiration la vérité mais simplement l’ordre religieux. La théologie naturelle a certes à voir avec la nature divine, mais les deux autres theologiae ne cherchent que l’organisation strictement humaine des institutions religieuses. « En cela, la dichotomie se trouve réduite en dernière analyse à métaphysique ontologique d’une part et religion cultuelle de l’autre. La théologie civile n’a, au bout du compte, aucun Dieu, mais seulement la “religion” ; la “théologie naturelle” n’a aucune religion, mais seulement une divinité ».
La vérité n’a, dans le monde païen, aucun lien avec la religion. La religion est poétique et politique, elle est littéralement le religare de Cicéron, « ce qui relie ». Le philosophe en revanche, dans la droite ligne de la pensée aristotélicienne, ne cherche pas à transformer le monde mais simplement à s’approcher toujours plus de la vérité. C’est ce qu’explique Chesterton lorsqu’il écrit que « l’un faisait de la métaphysique comme l’autre des mathématiques, par amour du vrai, par curiosité ou pour s’amuser, mais ce type de divertissement ne semble pas être jamais entré en conflit avec les danses et les chants en l’honneur des métamorphoses de Zeus énamouré ».
Tous monothéistes
Il est sans doute heureux pour le paganisme antique qu’il ne soit jamais appuyé sur la raison des philosophes, puisqu’il n’aurait alors pas pu subsister. Chesterton et Ratzinger constatent en effet, chacun de son côté, qu’il n’existe en fait pas de réel polythéisme. La pratique religieuse peut effectivement être polythéiste, mais la raison ne peut en aucun cas justifier le polythéisme et ne l’a d’ailleurs jamais fait. Joseph Ratzinger explique que l’affirmation selon laquelle le polythéisme adorerait plusieurs dieux tandis que le monothéisme n’en adorerait qu’un n’est qu’une analyse très superficielle de ce qui fonde l’essence de ces deux modes de pensée. « Sous une forme ou une autre, même obscurément, les polythéismes […] savent aussi, en règle générale, qu’en fin de compte l’absolu est unique ». La pensée des philosophes grecs ne laisse que peu de doutes là-dessus, et quelle que soit la manière dont est conçu l’absolu, il ne peut qu’être unique. « La composante décisive du polythéisme, qui en fait un polythéisme, explique le théologien, n’est pas l’absence d’absolu, mais l’idée selon laquelle l’absolu en soi et en tant que tel n’est pas invocable par l’homme. C’est pour cela qu’il doit se résoudre à invoquer les reflets finis de l’absolu, les dieux, qui ne sont justement pas “Dieu”, même pas pour lui. »
Voilà exactement ce qu’est le polythéisme antique : un monothéisme qui n’ose pas s’adresser à Dieu. Aristote sait mieux que quiconque que le premier moteur est unique, et pourtant cela ne l’empêche pas de pratiquer sa religion païenne. Chesterton explique cela de manière poétique considérant que « Les païens cessèrent peu à peu d’appliquer leur esprit à un élément divin qu’ils jugeaient inaccessible. Ils finirent par admettre tacitement que la pureté divine ne pouvait être mêlée à une mythologie réduite au récit des frasques et débauches de l’Olympe. C’était une question de respect. Les juifs ne faisaient pas d’images du Très-Haut, les Grecs s’interdisaient même de l’imaginer. C’était un acte de piété d’oublier Dieu. »
La religion païenne et la raison sont ainsi longuement restées étrangères l’une à l’autre et ce n’est que tardivement, alors que le paganisme était sur la défensive, que les néo-platoniciens tentèrent de les réunir. Il s’agissait essentiellement de donner un sens purement allégorique aux mythes politiques et poétiques afin de les rationaliser. Cette soudaine unification des trois théologies de Varron s’explique par la crainte des païens face à l’attitude offensive du christianisme qui pour la première fois de l’histoire annonçait l’alliance entre les prêtres et les philosophes.
Foi, raison et vie : une synthèse chrétienne
Dans une conférence donnée à la Sorbonne en 1999, le cardinal Joseph Ratzinger expliquait que saint Augustin, lisant Varron, avait situé la foi chrétienne dans le domaine de la theologia naturalis, dans le domaine de la philosophie rationnelle. Le christianisme ne se fonde ni sur la politique ni sur la poétique mais sur la connaissance du vrai. « Le Christianisme n’est point basé, d’après Augustin et d’après la Tradition biblique, selon lui normative, sur des images et des pressentiments mythiques, dont la justification se trouve finalement dans leur utilité politique, mais il vise au contraire la sphère divine que peut percevoir l’analyse rationnelle de la réalité. »
Cette caractéristique du christianisme est scandaleuse pour le monde païen, puisque cela fait du chrétien un adversaire de la religio, du culte politique et donc de la société dans son ensemble. Refuser de sacrifier à César n’est pas un blasphème contre la vérité, c’est un blasphème contre la cité, contre l’ordre social. Les chrétiens ont été envoyés au cirque parce qu’ils refusaient de participer à une religio non conforme à la raison, non pas parce qu’ils affirmaient que les mythes païens étaient faux (les païens le savaient déjà). « Étant donné cela, étant donné que le Christianisme s’est compris comme […] la victoire de la connaissance et avec elle de la vérité, il devait nécessairement se considérer comme universel et être amené à tous les peuples : non pas comme une religion spécifique qui en réprime d’autres, non pas par une sorte d’impérialisme religieux, mais plutôt comme la vérité qui rend superflue l’apparence. Et c’est justement pour cela que dans la vaste tolérance des polythéismes, il doit nécessairement apparaître comme intolérable, et même comme ennemi de la religion, comme athéisme. Il ne s’en tenait pas à la relativité et à la convertibilité des images, il dérangeait de la sorte surtout l’utilité politique des religions et mettait ainsi en péril les fondements de l’État, dans lequel il ne voulait pas être une religion parmi les autres, mais la victoire de l’intelligence sur le monde des religions. »
Le christianisme se voit alors comme une synthèse de la foi, de la raison et de la vie. Il veut rassembler les trois théologies sous la seule bannière de la vérité. « L’Église primitive a catégoriquement repoussé toutes les religions antiques, les considérant toutes comme imposture et fantasmagorie. “Le Dieu que nous vénérons, disait-elle, c’est l’Être même que les philosophes ont reconnu comme le principe de tout être, comme le Dieu supérieur à toutes les puissances ; c’est Lui seul notre Dieu” » écrit Joseph Ratzinger en 1969 dans La foi chrétienne hier et aujourd’hui. Cette alliance chrétienne de la rationalité et de la religion n’a pu l’emporter que parce qu’elle passait également par une alliance avec la morale philosophique. En effet, expliquait Ratzinger à la Sorbonne, l’allusion à la morale stoïcienne, à son interprétation éthique de la nature est tout à fait décelable dans les textes de saint Paul « par exemple dans la lettre aux Philippiens : Tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d’aimable, d’honorable, tout ce qu’il peut y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous préoccuper (Ph 4, 8). »
Cette prétention à invoquer Dieu, car c’est cela qui caractérise le monothéisme, cette audace d’en appeler à l’absolu, s’explique par le fait que le chrétien pense que Dieu lui-même est venu jusqu’à lui. Il estime que du buisson ardent à l’incarnation du Christ, l’absolu s’est rendu lui-même invocable. À cela, le christianisme ajoute une ultime précision. Le Dieu des chrétiens satisfait certes aux exigences de la rationalité philosophique mais « Dieu est Dieu par nature, mais la nature comme telle n’est pas Dieu. Il se produit une séparation entre la nature universelle et l’être qui la fonde, qui lui donne son origine. » Et c’est précisément parce qu’il n’est pas la nature qu’il n’est pas un Dieu silencieux « il est entré dans l’histoire, il est venu à la rencontre de l’homme, et c’est pourquoi l’homme peut maintenant le rencontrer. »
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