Michel Bernard : « Pour Maurice Genevoix, la mort en masse a ouvert un abîme de douleur et de révolte »

Michel Bernard est écrivain. Il est l’auteur, entre autres, des romans Le bon cœur  et Le bon sens aux éditions de la Table Ronde et vient de publier Hiver 1814, récit de la campagne de France, chez Perrin. Il est également spécialiste de l’œuvre de Maurice Genevoix, l’auteur de Ceux de 14, panthéonisé le 11 novembre 2020. Il a écrit Pour Genevoix aux éditions de La petite Vermillon afin de lui rendre hommage.

PHILITT : En 2014, vous écriviez avec Bernard Marris, Panthéon : n’oubliez pas ceux de 14 ! On imagine que, pour vous, cette entrée au Panthéon est une forme d’aboutissement. Comment avez-vous vécu ces dernières années, du début du centenaire de cette guerre à la panthéonisation de Genevoix en passant par la disparition de votre ami Bernard Marris, gendre de l’auteur, et autre grand spécialiste de son œuvre ?

Michel Bernard : C’était loin d’être gagné lorsqu’en 2011 Joseph Zimet, haut fonctionnaire du secrétariat d’État aux Anciens combattants, en fit la proposition pour la première fois dans son Rapport de préfiguration du centenaire de la Première Guerre mondiale. À ce moment-là, Ceux de 14 n’était étudié que par les historiens, son auteur ignoré des sections littéraires de l’enseignement supérieur et ses romans avaient quasiment disparu des librairies. Nicolas Sarkozy, en fin de mandat, ayant d’autres préoccupations, la décision fut laissée à son successeur. Proche de François Hollande, Bernard Maris eut beau plaider la valeur exceptionnelle du témoignage de son beau-père, un hommage paritaire à quatre figures de la Résistance lui fut préféré. Le grand témoin ne signifierait rien, paraît-il, pour les jeunes générations. Un siècle exactement après la blessure de Maurice Genevoix à la Tranchée de Calonne, l’assassinat de Bernard Maris avec ses compagnons de Charlie Hebdo par des terroristes islamistes rappelait cruellement que la paix était chose précaire et qu’il était nécessaire de garder vive la mémoire de ceux qui, en d’autres temps, avaient exposé leur vie pour défendre la liberté des Français et l’intégrité du sol national. Cette mort sur un nouveau front, dont l’expansion est en cours, a souterrainement compté, je crois, indépendamment de son goût personnel pour le grand écrivain de la nature, dans la décision du Président de la République. Je suis très sensible à cette résonance des événements. Transférer Maurice Genevoix et Ceux de 14 au Panthéon, c’est, j’espère, regarder le présent en face et considérer le nouveau péril avec résolution, dans la fidélité aux générations qui on fait la France ou l’ont empêchée de se défaire.

La chose la plus bouleversante dans Ceux de 14 est la capacité de son auteur à redonner chair et chaleur aux noms des disparus des pierres froides des monuments aux morts. L’écriture de Genevoix est-elle dirigée par cet impératif de redonner vie aux morts ?

Faire revivre les morts, non. Mais empêcher l’oubli de les recouvrir, certainement. La mort en masse autour de lui a ouvert chez le jeune homme un abîme de douleur et de révolte que rien n’a jamais comblé. Écrire, rappeler la mémoire des tués, raconter l’enfer des survivants, fut, à n’en pas douter, pour cette sensibilité à peine sortie de l’enfance, le moyen de conserver la raison et de reprendre le cours de sa vie, reprendre place dans la société et rendre sens au monde. Écrire Ceux de 14 répondait à un besoin vital. C’est pourquoi Genevoix n’a pas écrit de roman inspiré de la guerre, même si l’expérience de la guerre, de la souffrance et de la mort, traverse toute son œuvre. Le besoin de vérité primait tout autre considération.

Henri Barbusse

Qu’est-ce qui fait sa modernité et distingue ses récits de guerre des autres grands récits de guerre d’anciens combattants français comme Dorgelès ou Barbusse  ? 

Les romans de Dorgelès et Barbusse, conçus comme des œuvres littéraires, dans un but littéraire, participent des formes esthétiques de leur temps. Ils ont vieilli avec elle. Chez Genevoix, l’art d’écrire, l’art de raconter, ont évidemment un caractère littéraire, mais ne sont que des moyens de dire ce qui a existé, d’essayer de communiquer l’incommunicable. Le rescapé écrit sous la dictée de sa mémoire et tous les effets littéraires sont destinés à faire voir ou entendre ce qu’il a vu et entendu. D’où l’impression de fraîcheur du texte. Il semble qu’il ait été écrit la veille pour le lecteur d’aujourd’hui. C’est le propre d’un ouvrage classique de déborder son époque pour captiver les suivantes.


Vous avez une œuvre attachée à la géographie des lieux, ancrée charnellement dans un territoire, votre Barrois natal. Cet attachement charnel à une terre, le retrouvez-vous aussi chez Maurice Genevoix ?

On ne peut comprendre l’œuvre de Genevoix sans la penser dans son rapport à sa terre, à son pays, à la Loire d’abord. Ils ne sont pas le décor de sa vie et de son œuvre, mais la substance de sa vie et de son œuvre. Genevoix est un réaliste, attaché aux choses, mais il n’est pas matérialiste, au contraire. Chaque élément sur terre est traversé d’un flux de vie, le même flux de vie. Il existe une unité, une solidarité du vivant dont témoigne toute l’œuvre de l’écrivain. Là est sa religion. Dans la foi catholique qui est la sienne, de tradition plus que de pratique assidue, Saint François d’Assise est la figure tutélaire.

Comment analysez-vous l’intérêt sans cesse renouvelé des Français pour cette guerre ?

Longue et meurtrière, la Grande Guerre s’est déroulée, sur le front occidental, presque entièrement sur le sol national. Le nord et l’est de la France sont couverts de nécropoles militaires où il est rare qu’un Français n’ait pas au moins un ancêtre. Cette hécatombe a beau être sinistre, elle témoigne malgré tout de la valeur du patriotisme français, du prix que les Français attachent à la France. « … pour la France », dit chaque croix dans les nécropoles, chaque monument dans les plus modestes villages. La nation ne peut l’oublier, sauf à renoncer à sa perpétuation.

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