Hervé Le Tellier est un fossoyeur heureux

Hervé le Tellier a remporté le prix Goncourt 2020 avec son livre L’Anomalie. Loué pour la légèreté de son écriture et l’ingéniosité de sa construction, ce roman de science-fiction symbolise, malgré lui peut-être, le déclin dans lequel la littérature contemporaine semble décidée à plonger. 

Il a gagné ! Nous sommes le lundi 30 novembre, il est midi trente et Hervé le Tellier peut se pavaner : la grande littérature, que son livre L’Anomalie contribue à inhumer, lui accorde son prix le plus célèbre. Ne vous y trompez pas : cette récompense n’est pas un honneur, c’est un appel à l’aide car ce livre n’est pas un roman, c’est un scénario pour série du dimanche sur France 2.

Quand le péché suprême de l’auteur contemporain est de faire compliqué, celui de l’auteur qui se respecte est de faire trop creux. À cet équilibre entre sens et pesanteur, beaucoup se sont cassé les dents.

Hervé Le Tellier, lui, a formulé son pari : construire le texte le plus creux et compliqué possible, et le transfigurer grâce à l’astuce permanente. Dehors l’intelligence et ses profondeurs narratives et psychologiques si menaçantes (mais tellement fertiles) pour le lecteur profane ! Place à la blague, à la trouvaille, à la finasserie.

Ainsi, nous avons un texte d’une immédiateté systématique. Il ne semble servir qu’à placer les personnages dans leur décor afin qu’ils déclament leurs répliques comme prévu ; d’où l’impression de lire des didascalies géantes entrecoupées de dialogues certes facétieux. L’usage du présent de l’indicatif est ici lumineux. Là où les passés auraient offerts à l’auteur le cadre pour enrichir les vies des protagonistes et donner naissance à une véritable flore psychologique, le présent les réduit à leur présence quasi-physique. 

Carnaval de personnages creux

Grâce à cette narration, le lecteur ne perd jamais des yeux – le pauvre – les personnages qui avancent chacun dans leur couloir. Personnages dont l’auteur semble plus embarrassé qu’autre chose tant ils sont simples : la mère divorcée, de mauvais poil et qui affronte le monde pour son fils, l’avocate d’affaire noire qui s’est compromise pour sauver sa sœur, le tueur méthodique qui ne ressent rien (pratique), l’icône pop qui cache son homosexualité pour se conformer aux diktats de son pays arriéré, le GI Joe troublé par la guerre qui joue à touche-pipi avec sa petite fille et ressuscite une grenouille oubliée lors d’un voyage (hommage à Éric Chevillard)…

Cette litanie de poncifs souffre un contre-exemple : l’auteur. Par une astucieuse mise en abîme, Hervé Le Tellier s’incarne en Victor Miesel, « un écrivain confidentiel soudain devenu culte » (je cite). Victor a le bonheur d’être le seul personnage doué d’une faculté de réflexion dans un monde où chacun semble voué à suivre son cliché de destin, ce qui donne lieu à l’unique scène savoureuse du fi… du livre pardon : la conférence de presse où les journaux du monde entier se pressent pour applaudir à ses bons mots. En fait c’est simple, Hervé Le Tellier n’est jamais meilleur que quand il illustre le succès universel que semble mériter son travail.

Devant ce carnaval de personnages creux, vous pourriez penser que le lecteur s’ennuie mais non : la cadence (l’astuce) prend le pas sur sa conscience (l’intelligence). À peine le temps de voir poindre un désintérêt que – paf ! – s’ouvre un nouveau chapitre, des nouveaux paragraphes sur un autre personnage parallèle. Ce patchwork de bouts de récit n’aboutit jamais à un monde crédible mais suffit pour faire illusion.

Aux mouvements lourds et puissants des grands romans, L’Anomalie substitue des bonds de sauterelles. C’est inexorablement tiède et ça ne va nulle part, mais c’est rythmé. Sur la forme, on ne saurait faire mieux : passons au fond désormais.

Pourquoi faire compliqué ?

Hervé Le Tellier, lauréat décontracté

Car ce roman a un fond, et c’est même par là qu’il le touche. La clef de voûte du livre repose en effet sur une trouvaille de premier ordre que je ne saurais divulguer ici sans vous en gâcher la lecture. Cette trouvaille de premier ordre, donc, est maline. Elle est même rudement bien trouvée mais voilà : elle provoque tout un tas de conséquences oscillant entre l’existentiel et le philosophique. Et autant vous dire qu’on n’est pas là pour ça. Hervé le Tellier nous propose donc une évacuation spectaculaire de ces sujets qui pourraient porter à réflexion (et donc éloigner le lecteur de son livre).

Pour l’existentiel, il réunit une jeune psychologue et une douzaine d’éminences religieuses (comprendre « vieux croûtons ») dans une pièce pour, en un concile de 5 pages et 66 (!) répliques, les mettre d’accord sur le mantra « Aime ton prochain », révélant ainsi des dons diplomatiques confinant au prodige.

Pour le philosophique, il reprend l’idée de l’Assemblée à l’oecuménisme douteux. Les plus grands savants du monde sont juxtaposés et rendent leur verdict sous forme d’hypothèses, presque de bullet-points. C’est si simple que l’on en vient à se demander si le véritable but de cette séquence n’est pas d’introduire gratuitement une poignée de nouveaux personnages dont on ne fera rien à la fin.

Voilà. Les grandes questions qu’aurait pu poser ce bouquin, les dilemmes humains et les  cheminements intérieurs ont été stérilisés. Le lecteur peut considérer la question comme traitée et l’auteur retourner à sa véritable ambition : écrire un scénario. Car c’est là la grande ambition de ce bouquin. Il est écrit pour être adapté, au grand écran comme à la petite lucarne. C’est la raison pour laquelle il est si cadencé, si foisonnant, si coloré, si physique, léger, explicite et joueur. C’est aussi pourquoi il est si pauvre, si translucide, si maigre et irrémédiablement inoffensif.

Le Goncourt toujours

Ce livre sans grand élan, cet « ouvrage Netflix » est à la grande littérature ce que la moue est au fou-rire. Mais il est symptomatique de notre époque, il prédit le désarroi vers lequel nos écrivains se dirigent. Nombre de romans naissent chaque année, qui espèrent attirer l’œil d’un producteur. C’est, dans la conjoncture actuelle du secteur littéraire, un objectif rationnel pour l’auteur que de voir son œuvre traverser le miroir et terminer jouée. Clément Bénech, dans son essai Une Essentielle Fragilité définit ce processus comme le couronnement par mutation. Mais si la part des livres à voir augmente, c’est nécessairement aux dépens des livres à lire.

La consécration de ce script qu’est L’Anomalie aux côtés de Proust, Malraux et Gary ne doit pas nous faire honte, mais nous alerter. Ce n’est pas une erreur, c’est un signal : ce qui fait la valeur de la grande littérature s’éloigne peu à peu de nos quotidiens et de celui de nos écrivains. Je ne conteste pas à L’Anomalie son prix Goncourt, je conteste à l’Académie Goncourt sa place de boussole, je suspecte sa capacité à désigner le meilleur livre de l’année et, in fine, sa lucidité quant à l’avenir des belles lettres du pays.

Solal MAMAN

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.