Dans Ce monde est tellement beau (Actes Sud, 2021), le journaliste et écrivain Sébastien Lapaque raconte l’histoire de Lazare, un banal professeur de lycée dont l’existence va être bouleversée par la révélation de l’Immonde, c’est-à-dire le monde moderne et son ricanement perpétuel, ce « rire qui toujours nie ».
Le livre de Sébastien Lapaque aurait dû s’appeler L’Immonde, comme l’auteur l’indique dans un entretien. Certainement un bien meilleur titre que celui choisi finalement par son éditeur Actes Sud : Ce monde est tellement beau. Si le dostoïevskien que je suis y voit un écho à L’Idiot et à la célèbre phrase du Prince Mychkine – « La beauté sauvera le monde » – on peut aussi y déceler une connotation « développement personnel » regrettable tant le propos antimoderne du livre crucifie ces nouvelles « philosophies » du bien-être. Le roman raconte la transformation – la résurrection – de Lazare, modeste professeur d’histoire-géographie dans un lycée parisien, abandonné du jour au lendemain par sa compagne Béatrice avec laquelle il ne parvient pas à avoir d’enfant. Mise en contexte chargée de symboles, surtout lorsque l’on sait que Lapaque est nourri de Bernanos et de son esprit d’enfance.
Lazare, donc, personnage au départ presque houellebecquien tant il semble osciller de la tristesse à l’ennui, va avoir une révélation : le monde qu’il a sous les yeux, celui du travail, des conventions bourgeoises, de la société de consommation et de l’hypocrisie généralisée est un monde artificiel et laid qui cache la réalité et la beauté du monde de la vie. L’Immonde, qui est un nom bien trouvé pour désigner le monde moderne, est le royaume des startupers et des instagrammeurs, des chefs d’entreprise vénérant les voitures puissantes (le père du héros) et des employés de télévision dont le statut social équivaut désormais à celui de l’aristocratie. L’Immonde valorise le futile, le ricanement satisfait et le développement du patrimoine. On ne peut s’y épanouir qu’en accomplissant le geste unique de la vie moderne, à savoir celui de consommer : « – En fait, ils ont besoin de payer pour être heureux, me disait Walter. – C’est exactement cela. Ce qui est gratuit n’a pas de valeur à leurs yeux. » Mais Lazare ne vise pas tant le petit consommateur de la classe moyenne, qui a bien le droit de dépenser son argent pour des plaisirs simples, c’est bien plutôt la bourgeoisie supérieure qu’il a dans son viseur, celle qui prétend avoir encore des valeurs – « Et ils se diront catholiques quand même » – pour mieux cacher leur absence de vie intérieure, celle que Bernanos a désespérément tenté de préserver : « Leur grand art consistait à savoir dissimuler l’ombre qui enveloppait leurs vies simplifiées. C’était ça, les bourgeois. Des gens qui avaient l’art de mentir et de consolider leur patrimoine. »
Pour Lazare, le bourgeois est abject car il est, au sein de l’Immonde, le symbole du mensonge sans cesse renouvelé. Il identifie des figures médiocres pour s’en distinguer et ainsi légitimer sa propre nullité. Le héros du roman a compris la supercherie : il voit dans l’acharnement contre le footballeur Franck Ribery – vulgaire, analphabète, millionnaire – une opération d’auto-flagellation tant en réalité leur idéal d’existence est similaire. Ils ne supportent seulement pas le raccourci pris par le balafré d’extraction populaire qui n’a pu intégrer les codes de la bourgeoisie : « Ces gens satisfaits d’être ce qu’ils étaient, fiers d’être parvenus à parvenir, ne remarquaient même pas qu’ils étaient des laquais. Ils étaient affreux. À tout prendre, je préférais le footballeur boulonnais, ses millions, ses putes et sa syntaxe. »
Houellebecq plus l’espérance
Si le roman de Lapaque rappelle parfois Houellebecq dans sa construction, dans le développement de certains personnages et dans son regard sociologique acéré (et aussi des références explicites : « C’était un garçon étonnant. C’est à son contact que j’entendis parler pour la première fois de la sérotonine, l’hormone nécessaire à la résorption du stress. »), il s’en distingue par la trajectoire de son héros et par la présence de certaines figures lumineuses inimaginables dans l’univers houellebecquien : Walter, un ami anarchiste d’une curiosité et d’une intelligence rares ; Saint-Roy, un autre ami et collègue, professeur de philosophie passionné ; Lucie, une jeune voisine, lectrice de Shakespeare versée dans l’ornithologie, dont il tombe amoureux.
Cette dernière, plus encore que les deux autres personnages, incarne l’espérance, « l’esprit d’enfance » dit Lapaque (encore Bernanos), au sein de l’Immonde où toutes les valeurs sont subverties : « En regardant la télé ce matin, j’ai compris que dans l’Immonde le rôle des ricaneurs est de brouiller les hiérarchies et de rendre vaine toute logique. » Contre la lourdeur de l’esprit moderne, Lucie incarne la légèreté (les oiseaux) en même temps qu’un sens du tragique et du beau (Shakespeare). Parfaitement anachronique par ses centres d’intérêt et sa manière de s’exprimer – inadaptée, pourrait-on dire – elle est, pour ces raisons précises, une promesse de salut : « C’était quand même un signe qu’une jeune née en 1983 parlât de cette façon. Il était en train de se passer quelque chose dans la vieille Europe, au sein de cette civilisation occidentale qu’on disait ruinée. Il n’y avait pas que la bassesse incroyable du triomphe de l’argent […]. » Conscient de l’existence de l’Immonde, et au contact de Lucie, Lazare va s’éveiller à la beauté du monde de la vie, trop longtemps dissimulée.
Cette opposition ente l’Immonde et le monde de la vie évoque la philosophie de Michel Henry qui voyait dans le monde moderne, dans son paradigme extatique et scientifique, une tentative d’occultation de l’intériorité radicale de la vie, le siège de la réalité authentique. « L’hypothèse d’un monde caché sous le nôtre n’avait pas bonne presse et la médecine ne rigolait pas avec l’invisible », analyse Lazare. Le héros, après avoir fait tomber le voile d’un monde ignoble, va embrasser le monde de la vie qui subsiste dans les choses simples et immédiates que nous avons oubliées. Ce monde est tellement beau n’est donc pas un banal récit de conversion – genre usité – mais bien un récit de résurrection. Le Lazare de Lapaque, version revisitée du Lazare de Béthanie – s’extrait du « grand cadavre mort du monde moderne » (Péguy cette fois et non Bernanos) pour accéder à la vie véritable, celle du frémissement des cimes où logent les oiseaux.
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