Du conformisme de la « gauche morale » à celui du « politiquement incorrect » : retour sur une décennie médiatique

Depuis le début des années 2010, le monde médiatique et intellectuel a vu l’hégémonie de la « gauche morale » s’effriter avec l’apparition de figures non-conformistes occupant une place de plus en plus importante. Si elles restent minoritaires, elles initient souvent les débats autour de thèmes clivants. Mais ce politiquement incorrect revendiqué relève-t-il d’un authentique esprit critique ?

Zemmour, à jamais le premier

La dénonciation de la « bien-pensance » et du « camp du Bien », la convocation perpétuelle du « réel » et du « bon sens », la vitupération effrénée contre les « bobos »… Depuis le début des années 2010 et l’explosion sur la scène médiatique d’Éric Zemmour, notamment grâce à l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché », un nouveau type de discours s’est popularisé dans les médias et la vie intellectuelle, un discours se positionnant explicitement contre celui de la gauche dite « morale ». Plutôt que de pratiquer la langue de bois et la bienveillance systématique, de nouvelles figures revendiquent une certaine liberté de ton et n’ont plus peur d’aborder de front des thèmes polémiques (immigration, islam, identité). Présentées hâtivement comme « réactionnaires » par leurs adversaires, elles ne cherchent plus à se dédouaner de cette accusation mais en font un titre de noblesse, en témoignent les livres d’Ivan Rioufol (De l’urgence d’être réactionnaire, Puf, 2012), de Denis Tillinac (Du bonheur d’être réac, Équateurs, 2014) ou d’Éric Brunet (Dans la tête d’un réac, Nil, 2010). Si cette manière de dépoussiérer le débat peut au départ avoir quelque chose de séduisant, on constate aujourd’hui le développement d’une rhétorique paresseuse qui mobilise, comme la gauche morale, son arsenal de lieux communs.  « Il s’agit en fait d’un second temps dans l’histoire de la réaction contre le gauchisme culturel en France, le premier temps ayant été marqué par la polémique sur les “nouveaux réactionnaires” au début des années 2000 (le désormais célèbre “Rappel à l’ordre” de Daniel Lindenberg, ndlr) », précise l’historien des idées Pierre André-Taguieff. Mais une différence de taille existe entre ces deux époques : « Il fallait beaucoup de courage pour résister à la doxa vertuiste de gauche au cours des années 1990 et 2000. Depuis quelques années, le courage n’est plus requis, car l’incorrection revendiquée procure des avantages symboliques sur le marché médiatique. Les nouvelles “grandes gueules” osent tout, sans faire preuve pour autant de courage intellectuel. »  

Pourtant, les « réacs » d’aujourd’hui continuent de prospérer sur cet héritage et feignent de prendre des risques jusqu’à crier à la censure tout en continuant d’occuper une place de choix dans le paysage médiatique. On prétend que l’on n’a plus le droit de ne rien dire tout en le disant plusieurs fois par semaine dans les journaux, à la radio et à la télévision. De ce point de vue, le cas Zemmour est emblématique. Journaliste politique historique du Figaro, animateur avec Éric Naulleau de « Z&N » sur Paris Première et désormais de retour sur I-Télé devenue CNews dans l’émission « Face à l’info » présentée par Christine Kelly, Zemmour continue de bénéficier d’une aura de marginalité malgré une exposition plus qu’enviable. L’intellectuel Alain de Benoist, qui a connu une véritable marginalisation après l’aventure du Figaro Magazine à la fin des années 70, assure : « Zemmour ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune censure. Mais on voit bien que la liberté dont il jouit actuellement est perçue comme un “scandale” par tous ceux (ils sont nombreux) qui voudraient le faire taire. » Pierre-André Taguieff abonde dans ce sens : « Zemmour est diabolisé, mais c’est un diabolisé heureux. Cette diabolisation est une condition de son succès médiatique. Mais pour qu’un ostracisé puisse transformer son statut de victime en source de célébrité, il faut qu’il sache habilement instrumentaliser sa mal-pensance supposée tout en bénéficiant de nombreux réseaux qui le soutiennent. Il arrive ainsi que les perdants d’un jour soient des gagnants de toujours. »

« Zemmour est diabolisé, mais c’est un diabolisé heureux. Cette diabolisation est une condition de son succès médiatique. »

Causeur, Valeurs Actuelles, Le Figaro Vox, L’Incorrect, L’Heure des Pros… La multiplication des titres ou des émissions qui surfent sur cette vague de l’anticonformisme conformiste témoignent d’un véritable effet de mode et certainement d’une attente du public après des décennies de domination de la « gauche morale ». Mais Alain de Benoist tempère : « Il faut être juste : il y a en France une idéologie dominante. La balance entre cette idéologie et le discours de ceux qui la contestent est loin d’être à l’équilibre. 90 % des informations et des opinions sont sous contrôle. Ce qui se dit sur CNews n’a pas d’équivalent sur la quasi-totalité des autres chaînes de télé ! » Pour Jean-Yves Pranchère, professeur de philosophie politique à l’ULB (Université libre de Bruxelles), cette promesse de liberté s’est transformée en nouvelle doxa incapable de produire autre chose qu’un discours réactif : « Les “réactionnaires” mondains d’aujourd’hui semblent n’avoir aucune autre boussole que la volonté de n’être “pas-de-gauche”. Pour ce faire, ils se construisent une image de ce qu’est la gauche conforme à leurs peurs, c’est-à-dire à leurs vœux et à leurs fantasmes : ils évitent soigneusement de lire les productions intellectuelles consistantes ; ils choisissent de commenter, parmi les opinions émises à gauche, les plus faibles ou les plus outrancières. Ils définissent leur propre position en prenant le contre-pied de ce qu’ils supposent être le “discours-de-gauche”. Conséquence : ils sont eux-mêmes la caricature de leurs caricatures. Ils opposent à la “bêtise de gauche” le miroir d’une bêtise inversée — non pas le contraire de la bêtise, mais une bêtise contraire — autrement dit une bêtise aggravée, ou très exactement une bêtise au carré. »

Festivus sans la fête

Rioufol, Zemmour en moins bien

Aux yeux de Pierre-André Taguieff, les « réacs » cru 2010-2020, en voulant s’émanciper du sectarisme de la gauche, ont produit, non pas un sectarisme de droite, mais un nouveau type d’ « esprits lourdauds » : « Ils se réclament du “réel” et du “bon sens” (toujours “populaire”) et plastronnent sur les plateaux télé ou les réseaux sociaux. La bêtise me frappe plus que le sectarisme. Le type du péremptoire comique me frappe plus que le type du sectaire odieux. M’intéresse aussi le surgissement d’un nouveau type paradoxal : le sectaire tolérantiel. Celui qui méprise et condamne le contradicteur en lui tapant sur l’épaule. » Un néologisme qui évoque Pascal Praud tançant ses invités ou leur coupant tout simplement la parole en affirmant néanmoins que « toutes les opinions peuvent s’exprimer sur son plateau ». L’anticonformiste conformiste n’est pas un paradoxe près. Il se pare des atours de la libre pensée tout en égrainant les poncifs et en verrouillant le débat sur un mode nouveau. Il se développe aussi ailleurs que dans les journaux et sur les plateaux de télévision. Il sévit dans les marges, sur internet et sur les réseaux sociaux. Parfois, il peut prendre une forme pathologique encore plus dangereuse : « Qu’il existe un non-conformisme qui n’est qu’un conformisme en sens contraire est une évidence. Le complotisme en est la plus parfaite illustration : les conspirationnistes sont des gens qui se flattent de ne jamais croire la moindre “parole officielle”, mais qui, en même temps, sont d’une stupéfiante crédulité vis-à-vis des discours les plus grotesques pourvus que ceux-ci soient d’allure “non conformiste” », analyse Alain de Benoist.

« Ils opposent à la « bêtise de gauche » le miroir d’une bêtise inversée — non pas le contraire de la bêtise, mais une bêtise contraire — autrement dit une bêtise aggravée, ou très exactement une bêtise au carré. »

Le politiquement incorrect, quand il épouse les traits du conformisme anticonformiste, ne s’attache plus à produire un discours critique alternatif, il devient une fin en soi. « Nombreux sont les caniches qui, poussant des hurlements de fauves, se prennent pour des aventuriers de l’esprit. Quand le politiquement incorrect est à la mode, il trouve nécessairement ses adeptes pieux, ses suiveurs sans saveur et ses entrepreneurs avisés », affirme Pierre-André Taguieff. La revue L’incorrect incarne exemplairement ce nouvel état d’esprit  puisqu’elle fait du politiquement incorrect une marque et une ligne éditoriale.  « L’Incorrect, où il y a pourtant parfois de bons articles, est surtout le journal des potaches catho-bobos, régime eucharistie-cocaïne ! Pour eux, en effet, le politiquement incorrect constitue un alibi. Mais on peut dire aussi qu’il reste un théâtre d’ombres aussi longtemps, par exemple, qu’il se garde bien d’effectuer une critique radicale du système capitaliste, se refusant ainsi à remonter en amont de ce qu’il conteste. L’aile droite du dispositif du Capital ne vaut pas mieux que son aile gauche ! », déclare Alain de Benoist. De son côté, Jean-Yves Pranchère insiste sur le caractère purement réactif de cette posture : « Ces prétendus réactionnaires sont surtout les héritiers de ces publicités de Benetton qui défrayaient la chronique dans les années 1980 : choquer est la meilleure manière de faire parler de soi. Le courage est autre chose et, dans le monde contemporain, il s’incarne bien plus dans l’humilité et la mesure que dans les facilités médiatiques destinées à attirer l’attention des chalands. » Philippe Muray avait fait d’Homo festivus un archétype intéressant : un individu futile de la fin de l’histoire, représentant de la gauche morale et consacré entièrement à la logique du divertissement. C’est contre lui, en quelque sorte, que les « réacs » se sont construits. Mais, en voulant le renverser, ils n’ont produit qu’un miroir inversé : Homo reactus. « Celui à qui les excès de la fête laissent un goût de tristesse — ou, plus platement, un mal de tête —, mais qui ne peut rien imaginer d’autre », suggère Jean-Yves Pranchère. Homo reactus ne serait-il, en dernière instance, qu’un Homo festivus sans la fête ?

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