La parution d’À Rebours en 1884 marque indiscutablement une rupture dans l’œuvre de Joris-Karl Huysmans, et peut-être même dans l’ensemble de la littérature de ce XIXe siècle mourant. Mieux que quiconque, c’est sans doute Barbey d’Aurevilly qui comprit tout l’enjeu de ce roman si étrange.
Ce n’est pas un écrivain inexpérimenté que le Huysmans qui dans sa trente-sixième année publie À Rebours. Ce fonctionnaire du ministère de l’Intérieur est non seulement connu pour ses critiques littéraires et artistiques, mais surtout pour son appartenance au fameux groupe de Médan, qui autour d’Émile Zola bat la mesure de la littérature naturaliste d’alors. Deux ans avant la parution d’À Rebours, Huysmans publiait À vau-l’eau, nouvelle poisseuse dans laquelle son indéniable talent naturaliste s’évertuait à suivre le morne destin de M. Folantin dans sa quête quotidienne pour un repas convenable. Cette nouvelle succédait à plusieurs autres, ainsi qu’à deux romans tout à fait naturalistes : Marthe, histoire d’une fille et Les Sœurs Vatard. Mais dans À Rebours, ce n’est plus à vau-l’eau du courant naturaliste que veut se laisser porter Huysmans, mais à contre-courant, à rebours de ce naturalisme dont il dira plus tard qu’il « s’essoufflait à tourner la meule dans le même cercle ».
À Rebours dépeint la névrose de Jean des Esseintes, qui se réfugie dans un monde complètement factice où il espère vivre à force d’extravagances à contre-courant de tout sens commun. Cet ouvrage « est la fantaisie la plus étrange, la plus désordonnée qu’on puisse imaginer », écrit le Figaro le 4 juin 1884. Le roman brise tous les codes de la littérature naturaliste et se fait symboliste, le narrateur et son unique personnage s’y confondent perpétuellement. Lors de sa parution, la critique ne perçoit pas toujours la véritable rupture que le roman marque avec le naturalisme. Léon Bloy, lui, ne s’y trompe guère, écrivant dans Le Chat Noir : « Voilà, en toute vérité, ce qui se dégage de l’étonnant livre de Huysmans, naturaliste naguère, maintenant spiritualiste jusqu’au mysticisme le plus ambitieux, et qui se sépare autant du crapuleux Zola que si tous les espaces interplanétaires s’étaient soudainement accumulés entre eux. »
Huysmans le désespéré
Parmi les dizaines de recensions qui accueillent la publication d’À Rebours, celle qui paraît a posteriori la plus pertinente est celle que rédige Jules Barbey d’Aurevilly pour Le Constitutionnel le 28 juillet 1884. Huysmans lui-même en a conscience. Écrivant vingt ans après la parution d’À Rebours une nouvelle préface pour son ouvrage, il y affirme que la critique lui fut essentiellement défavorable mais que « dans ce tohu-bohu, un seul écrivain vit clair, Barbey d’Aurevilly ». Huysmans n’est pas honnête quand il affirme que la critique accueillit durement À Rebours, c’est plutôt l’inverse qui est vrai ; en revanche il a sans doute raison d’insister sur la véritable clairvoyance de l’auteur des Diaboliques.
« Après Les Fleurs du mal, il n’y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle… ou se faire chrétien ! » écrivait le connétable des lettres dans un article consacré au recueil de Baudelaire. Dans sa recension du roman de Huysmans il reprend de nouveau cette terrible alternative : « Baudelaire, le satanique Baudelaire, qui mourut chrétien, doit être une des admirations de M. Huysmans. On sent sa présence, comme une chaleur, derrière les plus belles pages que M. Huysmans ait écrites. Eh bien, un jour, je défiai l’originalité de Baudelaire de recommencer Les Fleurs du mal et de faire un pas de plus dans le sens épuisé du blasphème. Je serais bien capable de porter à l’auteur d’À Rebours le même défi : “Après Les Fleurs du mal, — dis-je à Baudelaire, — il ne vous reste plus, logiquement, que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix.” Baudelaire choisit les pieds de la croix. Mais l’auteur d’À Rebours les choisira-t-il ? ».
Ce dramatique dilemme qui conclut l’article de Barbey d’Aurevilly s’explique par le constat qu’il fait à la lecture du livre de Huysmans : c’est un livre désespéré, c’est un livre de désespéré. « M. Huysmans n’a pas, lui, le gras optimisme de M. Zola ! Il n’a pas, lui, la joie de vivre ! Quoiqu’il la veuille aussi comme pas un. Et c’est précisément parce qu’il ne l’a pas qu’il veut mettre tout à la renverse, » remarque Barbey d’Aurevilly. Huysmans s’est libéré de ces « photographes sans âme et sans idées » que sont les naturalistes, il s’est trouvé une âme, mais ce faisant tout comme son autobiographique personnage il est devenu « malade d’infini dans une société qui ne croit plus qu’aux choses finies ». C’est ce désespoir qui conduit Huysmans à offrir à la postérité ce livre, « l’un des plus décadents que nous puissions compter parmi les livres décadents de ce siècle de décadence ». Le personnage de des Esseintes est lui-même l’avatar parfait de cette décadence, il préfère en art ce qui est produit par les siècles de décadence et se rebelle même contre le naturel, préférant partout l’artificiel, des mélanges de parfums jusqu’aux fleurs de papier. C’est cette révolte contre la nature même des choses, cette volonté d’être non seulement à contre-courant de la norme mais aussi à rebours de l’ordre naturel qui donne son caractère si exceptionnellement décadent à l’ouvrage. Les éditeurs britanniques du roman ne s’y sont pas trompés en traduisant le titre par Against Nature. C’est cette caractéristique d’À Rebours qui fait dire à Barbey d’Aurevilly qu’aucun ouvrage à travers les siècles n’a atteint ce niveau de décadence puisque ses concurrents de décrépitude « n’ont pas la spleenétique audace d’un simple romancier du XIXe siècle, qui croit pouvoir créer une vie à rebours de la vie. Le livre de M. Huysmans n’est pas l’histoire de la décadence d’une société, mais de la décadence de l’humanité intégrale. Il est, dans son roman, plus Byzantin que Byzance même ». Et c’est ce désespoir total, cet appel infini d’une âme assoiffée d’éternité qui conduit Barbey d’Aurevilly à poser à Huysmans l’alternative à propos de laquelle on a tant glosé depuis.
Le choix de la croix
La pertinence herméneutique de Barbey d’Aurevilly n’apparaît qu’après sa mort, lorsqu’en 1892, se rendant à la Trappe d’Igny, Huysmans se convertit au catholicisme, reçoit les sacrements et finalement choisit les pieds de la croix qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort en 1907. C’est par une prière que s’achevait le dernier chapitre d’À Rebours : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ». Et pourtant, même cette prière n’était qu’un appel inconscient, relève Huysmans dans sa préface de 1903. Il y explique qu’au moment de la rédaction d’À Rebours rien ne semblait le porter vers la conversion, qu’il ne fréquentait pas les églises et qu’il ne se sentait en rien attiré par le catholicisme. Un an avant sa conversion, il publiait Là-bas, un roman très sombre dont le héros, Durtal, écrit une biographie de Gilles de Rais tout en se passionnant pour le satanisme, allant même jusqu’à assister à une messe noire à la fin de l’ouvrage. La critique que rédige Léon Bloy de Là-bas dans La Plume est radicalement négative : il y parle de Huysmans comme d’un « lamentable écrivain ». De ce jugement transpire toute la déception de celui qui, après À Rebours, espérait la conversion de Huysmans et qui après Là-bas ne la pense plus possible et ne la considérera d’ailleurs qu’avec beaucoup de circonspection quand elle adviendra enfin. C’est seulement en 1895, dans En Route, que Huysmans raconte la conversion de Durtal, qui n’est autre que lui-même.
C’est dans le miroir de cette conversion que l’on comprend l’importance qu’a pu avoir aux yeux de Huysmans l’article publié par Barbey d’Aurevilly dans Le Constitutionnel. Il termine sa préface d’À Rebours écrite vingt ans après en répondant à l’alternative posée par Barbey : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. C’est fait ». Dans cette même préface, Huysmans semblait vouloir répondre à ses détracteurs en rappelant que l’orientation vers le catholicisme qu’avait vu Barbey d’Aurevilly dans son livre ne lui apparaissait nullement au moment où il le rédigeait. Il y explique que sa conversion résulte d’un lent travail de la grâce, œuvrant après la publication de l’ouvrage et aboutissant huit ans plus tard à sa conversion. Il se défend d’une reconstruction a posteriori et insiste sur le fait qu’il n’a rien planifié, et qu’il s’est borné à ne pas contrecarrer les plans de la Providence. La lecture que fait Huysmans du caractère prémonitoire d’À Rebours quant à sa conversion peut apparaître forcée au critique qui refuserait de considérer le point de vue de l’écrivain. Mais l’auteur d’En Route, tout comme celui de l’Ensorcelée, pense réellement que la grâce agit et qu’elle a pu le toucher dès la rédaction d’À Rebours. Quiconque souhaiterait ne pas se limiter à une sorte de réductionnisme positiviste se devrait d’envisager comme tout à fait raisonnable la lecture que Huysmans, à la suite de Barbey d’Aurevilly, fait lui-même de son œuvre.
L’alternative de Barbey d’Aurevilly
C’est sous l’influence de Barbey d’Aurevilly que Bloy et Huysmans, ces deux figures d’écrivains désespérés, se sont l’un puis l’autre convertis au catholicisme. Ils ouvrent ainsi le grand mouvement de conversion d’écrivains qui marquera tant la vie intellectuelle française à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Parmi ces grands convertis figurent Claudel, Péguy ou encore Jacques Maritain, dont le parcours aux côtés de Raïssa rappelle ô combien l’alternative de Barbey d’Aurevilly. Celle-ci a cependant deux facettes, sinon elle serait truquée, et Drieu la Rochelle ou Montherlant sont la preuve qu’à l’inverse c’est parfois la bouche du pistolet qui l’emporte. Michel Bernanos est probablement l’exemple le plus symptomatique de ces grands écrivains qui au bout du désespoir n’ont pas su trouver l’espérance.
Il y a peut-être un aspect véritablement intemporel dans la question que lance le connétable des lettres. Peut-être ne s’adressait-il pas seulement à Baudelaire, à Huysmans ou à l’ensemble de ces lettrés qui au cours des décennies suivantes ont choisi l’une ou l’autre des options de cette alternative. C’est peut-être à son siècle, à la civilisation moderne dans son ensemble que s’adresse l’auteur des Diaboliques. Pierre Glaudes a montré dans Esthétique de Barbey d’Aurevilly à quel point l’ensemble de l’œuvre de ce dernier s’inscrivait dans une véritable pensée métaphysique. La vision que porte Barbey d’Aurevilly sur son siècle est héritée de celle de Joseph de Maistre, mais contrairement à son maître, Barbey ne croit plus en la possibilité d’une contre-révolution. La Révolution n’étant plus un évènement régénérateur, l’espoir du triomphe d’une anti-modernité qui n’existe alors plus que comme réaction à la modernité triomphante semble définitivement perdu. Alors, le Dandy de se demander si au-delà des destins individuels, la civilisation n’a pas dans un grand mouvement collectif fait le choix de la bouche du revolver.
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