L’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz, malgré son importance dans l’histoire de la littérature, ne bénéficie toujours pas, du moins en France, de la reconnaissance qu’il mérite. Avec la « petite bibliothèque ramuzienne », les éditions Zoé cherchent à mieux le faire connaître au public d’aujourd’hui. Stéphane Pétermann, responsable de recherche au Centre des littératures en Suisse romande (UNIL), et Daniel Maggetti, écrivain et professeur de littérature romande à l’université de Lausanne, évoquent ici l’art de Ramuz et le projet défendu par cette belle collection.
PHILITT : C. F. Ramuz est relativement peu connu en France. La situation est-elle différente en Suisse ? Est-il considéré comme un des grands écrivains de la nation, au même titre que Blaise Cendras, Robert Walser ou encore Nicolas Bouvier ?
Stéphane Pétermann et Daniel Maggetti : En Suisse, et particulièrement en Suisse romande, Ramuz est perçu comme un classique majeur du XXe siècle. Il incarne le moment capital de l’affirmation d’une littérature à la fois fortement ancrée dans un contexte, et à même de proposer des formules en dialogue avec les grandes tendances esthétiques de son temps. Pour cette raison, son œuvre a cumulé l’appréciation élogieuse des avant-gardes et une reconnaissance quasi officielle.
La langue de Ramuz est à la fois simple et très poétique. Son mode d’expression renvoie-t-il à une réalité de l’époque (le parler du paysan vaudois) ou est-ce une construction littéraire ?
La langue de Ramuz – qui, rappelons-le, est issu de la petite bourgeoisie commerçante et urbaine, et a achevé des études de lettres – est le fruit d’une construction littéraire concertée, d’une transposition de la lenteur et de l’hésitation langagière de ses compatriotes, non le résultat d’une démarche mimétique qui renverrait à un usage local. Il s’en explique d’ailleurs dans sa « Lettre à Bernard Grasset » (1929) : loin de la raideur académique et normative, son style vise d’abord l’expressivité, d’où, comme chez Péguy notamment, un usage constant de la répétition, de l’anaphore et des constructions syntaxiques caractérisées par une forme de pesanteur, de gravité. La phrase ramuzienne est à nulle autre pareille, reconnaissable à la première lecture.
Ramuz a passé plusieurs années de sa vie à Paris, expérience qu’il retranscrit avec plus ou moins de fidélité dans Vie de Samuel Belet. Qu’a-t-il trouvé au contact des lettres françaises ?
Roman historique, Vie de Samuel Belet transpose chez un personnage emblématique le sentiment, que Ramuz a pu ressentir à Paris, d’être en contact avec une culture étrangère, en dépit de la communauté de langue. Le romancier explicite sa position dans d’autres textes, en particulier en 1938 dans Paris (notes d’un Vaudois), également repris dans notre « Petite bibliothèque ramuzienne ». À Paris, Ramuz n’a que très peu fréquenté les milieux littéraires ; les années qu’il y a passées jusqu’en 1914 – revenant du reste chaque été en Suisse – ont surtout été consacrées à un travail d’écriture acharné et solitaire. Ses relations avec la littérature passent en premier lieu par la lecture, et dans ce sens, résider à Paris n’a pas modifié en profondeur sa perception esthétique, du moins sur le plan de ses références, qui sont à chercher du côté de Flaubert, de Maupassant, mais peut-être surtout du roman russe et de la Bible. En revanche, la prise de distance avec la Suisse et le fait de côtoyer un univers différent a eu à ses yeux des retombées bénéfiques sur son regard et sur sa production.
Peut-on réduire Ramuz à la littérature francophone ou est-il, de manière emblématique, un écrivain suisse ?
Ramuz ne revendique pas d’appartenance à la Suisse en tant que telle, et il ne la représente pas ; il est bien plutôt la manifestation d’une manière particulière et non hexagonale de s’inscrire dans le domaine de la littérature de langue française, en l’habitant d’une façon décalée par rapport aux règles et aux contraintes régissant un univers très centralisé et normatif. L’écrivain entretient un rapport complexe avec la région qui sert de cadre à son univers fictionnel, et avec la tradition littéraire qui a fait de même avant lui. Il n’y a chez lui aucun souci ethnographique, et encore moins folklorisant. S’il situe ses romans dans les montagnes et les campagnes de la Suisse romande, c’est avant tout parce qu’il cherche sa matière littéraire dans la proximité, et qu’il entend affirmer qu’elle est aussi légitime que le Paris bourgeois ou la Normandie rurale. Pour Ramuz, c’est la langue qui définit la littérature et la culture, il n’y a donc pas de littérature suisse à ses yeux. Son ancrage est entièrement vaudois, ce qui le rattache à la civilisation française, ou francophone si l’on veut.
Bien que la littérature de Ramuz s’inscrive dans un temps et un lieu précis (la campagne vaudoise du début du XXe siècle), il semble nous raconter des histoire éternelles. Qu’est-ce qui le tourmente et en quoi réside selon lui le salut de l’homme ?
Dans Découverte du monde, son autobiographie publiée en 1939, Ramuz écrit : « Ce qui est beau, ce qui est grand, c’est le sentiment tragique de la vie. » Cette phrase résume assez bien ses préoccupations : la beauté, la grandeur, la noblesse, une conception tragique de l’existence et, pourrait-on ajouter, un pessimisme constitutif de qu’Albert Béguin nommait son « anarchisme congénital et aristocratique ». Ramuz est obsédé par la question de la permanence et de la durée. Il souffre d’être confronté au constat de l’éphémère et du passager, d’autant plus que, tout en connaissant l’aspiration à l’éternité, il n’adhère pas à une croyance religieuse ou philosophique. La voie de la transcendance est pour lui celle de l’art, du moins pendant une grande partie de sa trajectoire. À la fin de sa vie, il est rattrapé par son pessimisme, qui confine au désespoir, quand il se penche sur la condition humaine.
Grâce à la « Petite bibliothèque ramuzienne » des Éditions Zoé, de nombreux textes de Ramuz jusque-là introuvables sont désormais à la portée de tous. Comment expliquez-vous que ces textes n’aient pas été édités auparavant ?
Hormis certains d’entre eux qui n’ont été publiés que récemment, dans la dernière édition des Œuvres complètes de Ramuz (Genève, Slatkine, 2005-2013, 29 volumes), les autres textes repris dans cette collection étaient bel et bien disponibles, en Suisse en tout cas, où Ramuz n’a jamais connu d’éclipse éditoriale, mais aussi en France grâce aux Éditions Grasset notamment. Il s’agit donc plus d’un effet de diffusion et de visibilité accrue que de véritable disponibilité sur le marché. Mais il est vrai qu’en Suisse, où son œuvre est entrée dans le domaine public en 2017, la circulation de ses textes connaît aujourd’hui un regain d’importance. Nous espérons qu’il en sera de même en France et ailleurs.
La collection réunit à la fois des romans (Construction de la maison), des nouvelles (Les Femmes dans les vignes) et des essais (Taille de l’homme). Quel est la ligne directrice et l’état d’esprit de la petite bibliothèque ramuzienne ?
Nous avons privilégié des œuvres qui permettent de mesurer l’ampleur de la palette de l’écrivain, en choisissant des textes de genre différent, tout en les sélectionnant à partir de nos préférences personnelles, et en tenant compte aussi de leur représentativité par rapport à celles qui nous semblent être les lignes de force de l’écriture de Ramuz. La collection comprend donc des romans classiques comme Aline et La Beauté sur la terre et des textes méconnus, même en Suisse romande, tels Une main et les nouvelles, dont certaines sont de vrais chefs-d’œuvre. Un dernier critère de sélection est pour nous la possibilité d’étudier les œuvres en classe : certains textes de Ramuz s’y prêtent mieux que d’autres. Avec la « Petite bibliothèque ramuzienne », nous espérons ainsi toucher le public d’aujourd’hui : faire découvrir Ramuz à qui ne l’aurait pas encore lu, et dévoiler de nouveaux pans de son œuvre à qui n’en a arpenté que les plus connus.
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Crédit photo : ARCHIVES C.-F. RAMUZ/VANESSA CARDOSO