Érick Audouard : « Pour Castellani, la grande littérature ne vient jamais de la littérature »

Les éditions Artège viennent de faire paraître La Vérité ou le néant, deuxième recueil de textes de Leonardo Castellani en français après celui publié en 2017 chez Pierre-Guillaume de Roux. Traduite et préfacée par l’écrivain Érick Audouard, cette nouvelle anthologie permet de se familiariser avec la pensée de Castellani et de comprendre le caractère intransigeant de son engagement pour le Christ et la Vérité.

Érick Audouard

PHILITT : Vous affirmez dans votre prologue que Castellani n’a pas d’équivalent dans notre langue au XXe siècle, « pas d’esprit qui ce soit battu sur tous les fronts pour le Christ en alliant la sensibilité d’un artiste, la rigueur d’un Docteur et l’urgence d’un prophète ». Qu’est-ce qui fait qu’il constitue selon vous un cas unique ?

Érick Audouard : À ces qualités, il faudrait rajouter la mansuétude d’un prêtre. Apologète et polémiste, humoriste et théologien, écrivain et prédicateur, érudit et proche du peuple, il a porté jusqu’à l’incandescence notre tradition européenne. Et il a incarné cette tradition dans ses ultimes conséquences, en lui donnant une forme radicale, riche et vivifiante, d’une extrême singularité. Pour des raisons plus ou moins mystérieuses, c’est à 11000 km de chez nous qu’un tel homme a vu le jour. Car Leonardo Castellani est un homme avant d’être un écrivain ou quoi que soit d’autre – un vrai homme et un homme vrai. Voire un « véritable phénomène humain », selon la formule du roumain Vintila Horia, qui le rencontra dans les années cinquante.

Plus encore qu’un « cas » ou un destin tragique, son aventure personnelle est un signe. C’est une pierre milliaire qui nous permet de savoir à quelle distance les hommes se trouvent de la vérité aujourd’hui.

Baudelaire affirmait que notre littérature était en train de sombrer dans le néant non par manque de style, mais par manque de philosophie et de religion. Il est bien évident que la France, fille aînée de l’Église, est devenue le fer de lance de l’apostasie et de l’abjuration tranquille ; nous y avons produit plus d’ « intellectuels » que partout ailleurs, c’est-à-dire plus de sophistes, plus de pharisiens, plus de faux-prophètes – ce qui a complètement stérilisé notre vie spirituelle et artistique, et littéralement terrorisé l’expression du sens commun. Dans la seconde partie du siècle dernier, même des voix comme celles d’un Gustave Thibon et d’un Pierre Boutang, aussi dignes d’admiration soient-elles à mes yeux, n’ont pu témoigner de la vérité avec une intensité religieuse comparable à celle de Castellani. Et l’expérience du martyre leur a été épargnée.

Castellani le rappelait souvent : « La grande littérature ne vient jamais de la littérature. » Dante et Cervantès étaient des guerriers catholiques, pas des rats de bibliothèque. Et l’œuvre de l’Argentin est la preuve que l’Europe n’avait déjà plus les forces de se défendre elle-même à son époque. C’est hors les murs, depuis l’hémisphère sud, qu’il s’est battu pour arracher à la vacuité la substance et le sel de la civilisation occidentale. Et c’est là que je suis allé le chercher, avec l’espoir de nourrir ma propre langue – une langue exsangue et déshéritée, assoiffée de ses propres sources.

336 pages, 21,90 euros

Castellani a longtemps été empêché de pratiquer les trois professions qu’il connaissait, à savoir prêtre, enseignant et écrivain. Pourquoi le gouvernent Perón, d’un côté, et l’autorité jésuite, de l’autre, ont-ils essayé de le tuer socialement ?

Les péronistes ne l’ont jamais visé personnellement ; il se trouve que leur politique fut un temps hostile au clergé, et il entrait dans la charrette. Mais laissons Leonardo vous répondre un peu longuement, pour la saveur : « Je vais vous dire une de ces choses qu’il vaudrait mieux taire – ce sont celles qui doivent être dites. Tous les coups mortels, je les reçus à l’intérieur de la maison. Aucun juif ne m’a jamais fait le moindre mal ; aucun libéral ne m’a jamais fait le moindre mal ; aucun franc-maçon ne m’a jamais fait le moindre mal. Aucun mormon, aucun socialiste, aucun spiritiste, aucun psychanalyste, aucun escroc, aucun politicien, aucun mercenaire, aucun nazi, aucun hippie, aucune dame en surpoids, aucun schizophrène, aucun poète moderne, aucun speaker, aucun mahométan, aucun économiste, aucun marchand de camelote, ne m’ont jamais fait le moindre mal. Si quelqu’un a essayé de me tuer, pour ainsi dire, c’était l’un ou l’autre de nos frères non-séparés ; des personnes appartenant à la race élue, au peuple saint, au sacerdoce royal, comme disait saint Pierre. Le Portier du Ciel est vieux, et pas très au parfum de ce qui se passe, sans doute. »

J’ajoute que les autorités jésuites ne sont pas seules en cause. Parmi ses persécuteurs, on trouve de hauts dignitaires du Vatican, dont Pie XII en personne, qui signa l’expulsion de Castellani sans jamais se soucier de savoir qui il était et encore moins d’entendre ce qu’il avait à dire. A 70 ans, des évêques l’empêchaient encore de publier ses ouvrages sur la prophétie apocalyptique. Pourquoi ? À cause de la prophétie, dont ils ne voulaient plus entendre parler, puisqu’elle les concerne ; à cause des vertus de Castellani, certaines grandes et difficiles, donc insupportables aux médiocres; à cause de l’union en lui de ces qualités supérieures que notre monde ne tolère qu’à la découpe, divisées et rangées dans des petites boîtes.

Rappelons que Jeanne d’Arc n’a pas été mise au bûcher par des païens et que Jean de La Croix n’a pas été jeté en prison par l’Islam… Cette persécution ne vient pas de l’Église en soi – corps mystique du Christ –, elle vient des institutions catholiques dans leur excès d’adaptation au monde moderne. Et ce que nous apprenons en lisant Castellani, en découvrant sa vie, c’est que la modernité aura moins été le progrès de la « technique » que la croissance exponentielle de la bêtise et de la bassesse, engendrant une pandémie d’esprits étroits et de cœurs rabougris. Si on ne le comprend pas, on ne comprend rien à notre histoire – qui n’est rien d’autre que le drame d’une Chrétienté dévoyée et fracassée en mille morceaux, de plus en plus distante de sa vocation.

Castellani est très sévère envers les démocrates chrétiens et les « catholiques en toc ». Quel regard jette-t-il sur les expressions modernes de la foi et sur l’Église de son temps ?

Très sévère ? Pour ma part, étant donné ce qu’il voyait et subissait, je le trouve plutôt bienveillant. Ce n’était pas un atrabilaire à la nuque raide, mais un auteur plein d’humour qui essayait de corriger les mœurs en riant (castigat ridendo mores), pour faire contrepoison aux abus et aux ridicules du personnel ecclésiastique contemporain, entre autres. Il disait que le niveau de ce personnel était si bas qu’il avait été contraint d’inaugurer la littérature anticléricale en Argentine ! Et tout en faisant cela, il continuait à porter la soutane – ce qui est suprêmement catholique, à mon avis.

Pour Castellani, rien de pire ne pouvait arriver aux catholiques que cette décadence dans les compromis, les accommodements, la flatterie des puissances établies. Corruptio optimi pessima. Le christianisme bourgeois va mal, mais il bouge encore. Qu’il soit « conservateur », « réac », « progressiste » ou « écolo-intégral », il reste le christianisme bourgeois, c’est-à-dire une machine à tiédir, à châtrer l’intelligence, son courage, son élan, son imagination.

Ce qu’il y a de bon dans notre âge sombre, c’est que nous avons l’occasion de savoir ce que nous aimons ; si nous n’en étions pas privés, nous ne l’aimerions pas autant. À ce constat, Tolkien ajoutait : « C’est hors de l’eau que le poisson sent violemment sa vocation aquatique ! » Je crois que la voix de Castellani ne pourrait ressusciter parmi nous sans cette urgence qui nous presse, à travers une spectaculaire augmentation des ténèbres. Personne ne peut démontrer de façon scientifique que nous vivons dans les derniers temps, mais nombreux sont ceux qui pressentent qu’une tyrannie démagogique infernale s’est mise en place, et qu’elle a désormais les moyens d’étouffer les âmes où qu’elles se trouvent, de « raser scrupuleusement toute tête qui dépasse de l’agglomérat insensé et perverti – et d’éradiquer tout être singulier : être singulier qui porte le poids du monde sur ses épaules tout en étant chargé de singulariser son prochain, d’en faire un singulier à son tour, autrement dit de le relier à Dieu, de susciter en lui conscience et personnalité ; conscience et personnalité qui, à la fin des temps, ne pourront être obtenues qu’au prix du martyre »[1].

Déjeuner officiel à la Casa Rosada en 1976, où Castellani s’était rendu pour demander la libération de l’écrivain Haroldo Conti. De gauche à droite, Horacio Ratti, le général Videla, Jorge Luis Borges, Ernesto Sábato, Leonardo Castellani et le général Villareal.

« Nul jésuite aussi peu jésuitique que celui-là », dites-vous à propos de Castellani. Comment expliquer cependant son attachement à la Compagnie de Jésus ?

La Compagnie de Jésus l’a élevé depuis son adolescence ; c’était sa mère adoptive en quelque sorte, une mère qui s’est soudain retournée contre lui avec une stupéfiante cruauté, pour briser les ailes de cet énergumène qui avait l’audace de sortir du rang. S’il est resté fidèle aux principes d’Ignace de Loyola jusqu’à la fin, c’est que c’était ses principes, justement, et que Satan n’a pas le pouvoir de créer des principes, seulement celui de les tordre et de les pervertir.

En toutes les choses que Castellani aura éprouvées et soumises à l’examen (il y en a beaucoup !), il se sera attaché à faire ce que nous devons toujours faire, à savoir : sauver le principe dévié derrière la déviation, la substance atteinte derrière sa parodie, le vrai derrière le falsifié. Si nous ne le faisons pas, nous nous exposons au danger de tomber dans toutes les fables et dans toutes les gnoses contre lesquelles Saint Paul nous mettait déjà en garde.

Une des causes principales de la confusion actuelle vient d’un oubli ou d’un mépris paresseux de ce devoir – y compris chez les catholiques qui se contentent de critiquer l’Église, qui font la moue devant ses disgrâces, se tiennent à la marge ou vont voir ailleurs, comme si être chrétien consistait à déléguer à des professionnels efficaces non seulement l’exercice de la foi, de l’espérance et de la charité, mais la prière, la Parole, la connaissance de Dieu… Cette posture flirte avec une certaine lâcheté. Or on ne peut pas être lâche et chrétien « en même temps ». C’est une des leçons majeures de Castellani.

Première anthologie de Castellani parue en 2017 chez PGDR

Sur la question sociale, Castellani estime qu’il y a seulement deux réponses possibles : l’esclavage (païen) ou la charité (chrétienne). Selon lui, nous avons pris la direction d’un esclavage « déguisé de christianisme ». En quoi consiste dès lors la charité authentique ?

Pardonnez ma candeur, mais je suis obligé de vous renvoyer à l’Évangile. Si vous n’y trouvez pas le prototype absolu de cette « charité authentique », en parole et en acte, je crains que vous ne la trouviez jamais nulle part. Nous abordons ici le sujet de tous les sujets, car il ne s’agit pas d’un thème littéraire ou philosophique, il s’agit de QUELQU’UN.

L’anglican T.S. Eliot – un grand poète, puisqu’il s’intéressait à des choses encore plus grandes que la poésie – écrivait que nous avions fait « une religion de notre littérature et une littérature de notre religion ». Et nous avons fait une statue de plâtre avec la charité – tout particulièrement avec la Charité de la Vérité. Je ne peux pas vous dire ce qu’elle est, parce que ce n’est pas un concept, ni un programme politique, ni une recette de coaching, ni quelque chose dont je possède beaucoup d’échantillons sur moi. Comme Castellani, je peux seulement essayer d’y tendre, en boitant coûte que coûte derrière le seul modèle qui vaille, autrement dit Jésus-Christ.

Tout chez Castellani semble être sous-tendu par sa vision eschatologique et la question du salut individuel. Est-ce là son « idée maîtresse » ?

C’est l’idée maîtresse de la doctrine chrétienne depuis 2000 ans ! Castellani l’a rappelée et portée avec force en un temps d’utopie socialo-humanitaire qui commençait à l’occulter complètement ; pire : à condamner cette vision comme archaïque et dépassée, en favorisant toutes les petites visions néo-hégéliennes de l’histoire, qui ont toujours autant de succès.

Le plus grave n’est pas de perdre son âme, mais d’ignorer qu’on la perd. Sous l’agitation mécanique et robotisée de notre monde, il n’y a souvent qu’ignorance, indifférence, léthargie, désinvolture. Au début du formidable article qui clôt cette nouvelle anthologie, Castellani nous prévient : « La plupart des gens qui ont des objections religieuses ne savent pas de quoi ils parlent ; la seule chose à faire est de leur recommander de lire un bon Catéchisme de Persévérance. S’ils veulent vraiment savoir, s’ils y ont un intérêt vital, ils écouteront le conseil et se donneront cette peine. »[2] Aujourd’hui, il s’agit bien moins de répondre à des questions que de soulever une véritable question dans celui qui vous interroge, car « L’idée est d’accroître sa soif de connaissance. Et peut-être, le cas échéant, de la créer. Tant que cette soif n’existe pas, lui donner la solution est une perte de temps »[3].

Quels catholiques connaissent encore les quatre fins dernières : la mort, le Jugement, le Paradis et l’Enfer ? Quels sont ceux qui attendent et qui désirent vraiment la Seconde Venue du Christ ? Quels sont ceux qui savent que le Royaume de Dieu est déjà présent ?

La vie de tout chrétien doit être entièrement illuminée par la Parousie. Elle est annoncée dans l’Écriture et sa signification est simple : dans leur volonté de bâtir un paradis terrestre sans Dieu, les hommes finiront par se détruire les uns les autres, et le Christ reviendra in extremis avant la destruction totale. En attendant, nous avons à sauver notre âme en comptant sur la Grâce, et tout ce qui reste de bon ici-bas, à commencer par ce qu’il y a de sain et de nécessaire dans la vie naturelle, dans ce paganisme raisonnable que l’Église catholique s’est toujours efforcée de protéger, en prenant soin de cet « univers intellectuel et moral qui constitue le fragile patrimoine de l’humanité » [4] et dont Castellani osait dire qu’il nous serait encore plus difficile à recréer que la totalité de l’univers sensible et matériel.

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[1] Leonardo Castellani : « Le martyr et le tyran », Le Verbe dans le sang, éditions Pierre-Guillaume De Roux, 2017.

[2] « Sans Éloquence ni Dialectique », La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[3] « Sans Éloquence ni Dialectique », La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[4] « La destruction de la Tradition », La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.