L’œuvre du peintre russe prend, en partie, ses origines dans le mouvement nihiliste des premiers temps, mouvement qui, on le sait, se caractérise par une intransigeante négation du monde, jusqu’au désir de l’abolir. Mais elle se double d’une positivité dans sa recherche même : elle est aussi une absorption vers l’espace métaphysique de l’inouï, une quête spirituelle. L’ambition artistique de Malevitch point alors au sommet de l’art avec cette question manifeste, qui taraude tout le XXe siècle : doit-on en finir avec la représentation ?
L’art abstrait doit autant à sa production picturale qu’aux écrits laissés par ses auteurs. C’est l’œuvre duelle de tableaux et d’écrits, de leur nécessaire conjugaison, de leur commune adhésion au message métaphysique de l’artiste. Chez Kandinsky, comme chez Malevitch, on décèle dans les écrits la coruscation profondément spirituelle de leurs travaux. L’œuvre est une quête ; peut-être est-elle elle-même en quête. Chez le premier, l’assimilation de l’art à la « nécessité intérieure » ne trompe pas, et l’utilisation, par exemple, d’une palette abondante dans sa Composition VII prend toute son acuité quand on comprend l’usage symbolique des couleurs chez lui. Ainsi Kandinsky écrit-il, à l’exemple :
« Le bleu apaise et calme en s’approfondissant. En glissant vers le noir, il se colore d’une tristesse qui dépasse l’humain, semblable à celle où l’on est plongé dans certains états graves qui n’ont pas de fin, et qui ne peuvent pas en avoir. »
L’angoisse est matérialisée par ce bleu profond. Le puits, auquel aucune vie humaine ne saurait se soustraire, c’est-à-dire le sens de l’existence, « est foré » (pour reprendre le mot d’Aragon à H. Meschonnic quant à la poésie : « le puits doit être foré » ), la matière confère à la toile une direction. Le bleu dit l’angoisse d’être. Comme les vitraux où la couleur est partie intégrante du message (ainsi le bleu couleur céleste en Occident, qui symbolisait l’or en Orient, le jaune, la trahison..) – Soulages se souviendra, lui, des vitraux pour une autre raison : la lumière des reflets qu’il perçoit vivement à l’abbatiale de Conques et qu’il produit dans son œuvre avec l’outrenoir – , la peinture de Kandinsky conjure les écarts entre fond et forme et introduit dans les éléments du tableau l’illimité du spirituel.
Mais Malevitch va plus loin, car la question qu’il pose n’est plus seulement celle symboliste de Kandinsky (symbolisme dont il est lui-même héritier : son maître Victor Borissov-Moussatov a été formé par Gustave Moreau), d’ancrer le spirituel dans l’art. Ou plutôt, il radicalise cette question, par un geste d’une intransigeante modernité : la remise en question de la représentation elle-même. Par là, il inaugure en peinture la critique du signe, que l’on retrouve en poésie chez Apollinaire par exemple, chez Blanchot en littérature, et que Heidegger réduira, en philosophie, à la catégorie de « l’ontique », c’est-à-dire l’ontologie métaphysique, jugée erratique et claudicante par ce dernier. Pourquoi ? La représentation est soupçonnée de tarir toute source vive, de restreindre toute œuvre, parce qu’elle arrête, fige, coagule, en objectivisant ce qui se présente à son jugement. Fondée en ce sens par la confusion entre la res (la chose, l’objet) et ce qu’on pourrait appeler le non-objet de l’œuvre d’art. La critique du signe signifie qu’on ne peut appliquer à un travail d’ordre métaphysique, comme l’est l’art (quelles que soient ses positions, par ailleurs) une grille d’analyse, de pensée ordinaire. Elle exige du regard qu’il se regarde, car elle décèle la question qu’il y a dans tout schème de pensée, et de perception.
Ceci conduit Kasimir Malevitch à affermir son œuvre dans la direction d’un dépouillement dans les limbes de la peinture, à un ascétisme forcené. Il le doit, en partie, à ses premières œuvres d’inspiration cubiste (Paysage, Récolte du seigle). Du cubisme, il retient l’essentiel : les formes décomposées, en lambeaux, permettent, par la précarité de leur présence, de mettre en lumière ce qui n’est habituellement qu’un décor, qu’une silhouette, mais sans quoi elles ne sont rien : l’espace. L’espace meut les formes, par quoi il est, en retour, animé lui-même, comme en mouvement. C’est la première étape, celle d’une abstraction dynamique. Mais le message est déjà clair : dévoiler l’espace, c’est mettre à nu l’impalpable. L’espace n’étant rien qu’une condition de possibilité pour les phénomènes d’exister – leçon kantienne – le situer dans l’acmé de la production esthétique, c’est conférer à celle-ci tout le poids spirituel de l’invisible.
Une quête mystique ?
L’œuvre de Malevitch s’inscrit donc dans le sol cubiste, moderne, et symboliste où le sens suggère une présence transcendante. La synthèse qu’il opère le singularise : il est à la recherche de l’expression pure de l’espace. D’où l’effacement progressif des formes, des paysages, des personnages, des visages et la présence de plus en plus soutenue de simples formes géométriques, impersonnelles, où s’ouvre le soupçon d’un lointain, entrevu déjà durant les premiers tableaux. Et puis 1915 : comme si la paroi avait éclaté, Le Carré noir sur fond blanc atteste de la rencontre entre Malevitch et l’espace du rien. L’espace dépourvu de présents objets, seul, pour lui-même est dévoilé. Nous sommes aux confins de la peinture, là où sa nature est en jeu.
L’importance de la négation, le XXe siècle en a fait le parangon de maintes productions, on l’a dit. Elle s’inscrit dans une terre où l’on a décrété la mort de Dieu. Malevitch a été marqué par l’idéologie nihiliste qui sévissait en Russie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le nihilisme fonde son utopie sur la destruction, elle redouble, en pléonasme, l’utopie puisque par définition celle-ci est négative (ou-topos : le non-lieu). Son souhait profond vient de son abjection pour l’injustice dans laquelle le monde, les sociétés, sont ancrés. En cela, Malevitch inscrit une part de son ambition artistique, celle du Suprématisme, dans le socle nihiliste, par la volonté de créer un monde nouveau sur les cendres de l’ancien. Mais il maintient la présence d’une transcendance, épargnée de ses velléités incendiaires, donc il n’abolit jamais le sens. En réalité, il se rapproche davantage des ascètes que des nihilistes : il se départit du monde mais condense son geste d’une forme d’espérance. Dora Vallier écrit à son propos :
« L’art ne prend sens qu’à partir du moment où il révèle la vérité du monde sans objet, la vérité du rien. Là se tient le « sacré » qu’aucune chose saisissable ne peut contenir. L’homme est seul sur terre. Le monde des objets le rejette dans sa solitude. C’est pourquoi il doit à son tour rejeter le monde. »
L’extrême de la négation est révélatrice, elle dévoile le monde du rien, sans objet, c’est-à-dire la vacuité pure. L’effort de Malevitch est métaphysique. Le Carré blanc sur fond blanc, par exemple désintègre la forme, elle est au bord du vide de la peinture : cessation de la représentation. C’est une impossibilité (puisqu’il est contraint d’en représenter au moins l’absence) qui pourtant met en lumière l’espace dans son indicible vacuité et place le spectateur face à sa propre impossibilité : celle de cerner le vide pur. Or cette recherche de parvenir à la béance même, cet espace où « l’impossibilité n’est plus privation mais affirmation » (Blanchot), est bien celui où séjournent les mystiques.
Peindre est une ascèse, et le tableau l’espace d’un exercice d’évidement intérieur. Malevitch fait entrer l’intériorité dans la peinture d’une façon inédite. L’espace n’est pas le seul élément décisif : la couleur choisie l’est également. Le Carré noir sur fond blanc réunit les deux non-couleurs que sont le blanc et le noir, et la forme la plus affirmative (le carré) pour confronter ces antipodes de la couleur. On se souviendra alors de ce mot exalté qu’il écrit à l’époque de ses productions suprématistes : « J’ai atteint le monde blanc de l’absence d’objet ». Parcourant les rives spirituelles, le peintre nous a offert le rien dévoilé.
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