L’eurasisme contemporain est incontestablement marqué par la forte personnalité d’Alexandre Douguine (1962). La pensée eurasiste ne se résume cependant pas à celle de ce dernier (ce que celui-ci ne prétend d’ailleurs pas). Tout à la fois fraternité religieuse, groupe politique, et école scientifique, le mouvement eurasiste a su, durant les deux phases nettement différenciées de son histoire, agréger des penseurs originaux et indépendants (et régulièrement en désaccord), tout en gardant une identité intellectuelle très spécifique.
La pensée eurasiste est née dans l’exil au début des années 1920, à l’initiative de certains intellectuels russes blancs. Ses principaux théoriciens sont alors le prince Nicolas Troubetzskoy (1890-1938), et Petr Savitsky (1895-1968). Le mouvement eurasiste se disloque peu à peu au cours des années 30, avant de disparaître après la Seconde Guerre mondiale : la réflexion passablement complexe de l’eurasisme n’était alors probablement plus adaptée à cette confrontation simpliste des idéologies propre à la Guerre froide. L’eurasisme connaît cependant un renouveau en Russie dans les années 90 (on parle alors de néo-eurasisme), autour des personnalités d’Alexandre Douguine et d’Alexandre Panarin (1940-2003). Il n’est pas anodin de remarquer que les deux phases historiques de l’eurasisme réagissent à chaque fois à une chute : chute de « l’empire blanc » des Romanov pour l’eurasisme classique, chute de « l’empire rouge » de l’URSS pour le néo-eurasisme. Nous pouvons ainsi déjà liminairement définir l’eurasisme comme une volonté de repenser à nouveaux frais l’identité fondamentalement impériale de la Russie, à des moments où celle-ci semblait menacée de dissolution.
Avant l’eurasisme
Si la double naissance de l’eurasisme est ainsi liée à des contextes précis, ce dernier ne s’est évidemment pas constitué tel Athéna surgissant déjà armée du cerveau de Zeus. Sans tomber dans l’exercice toujours un peu vain de la « recherche des précurseurs », il est évident que l’eurasisme s’enracine dans un terreau intellectuel typiquement russe, inauguré par le père du slavophilisme : Alexis Khomiakov (1804-1860). Celui-ci interprète l’histoire comme la confrontation de deux principes : le principe iranien et le principe kouchite. Ces deux principes sont conçus comme recouvrant toutes les dichotomies structurelles du monde. À l’opposition iranien/kouchite correspond ainsi les oppositions liberté/déterminisme, spiritualité/matérialisme, civilisation paysanne/civilisation industrielle, autocratie/ploutocratie, orthodoxie/catholicisme et protestantisme, Orient/Occident… Khomiakov oppose donc radicalement à un Occident kouchite un Orient iranien, auquel il intègre la Russie. Cette intégration de la Russie à l’Orient nourrira l’intérêt de Khomiakov pour l’Iran et l’Inde (il ira jusqu’à apprendre le sanskrit pour pouvoir lire dans le texte les œuvres classiques de l’hindouisme). Cette conception d’une Russie, ouverte sur l’Orient mais fermée à l’Occident, deviendra un pilier constitutif de l’eurasisme.
L’œuvre de Constantin Léontiev (1831-1891) peut être vue comme faisant le lien entre le slavophilisme du XIXe siècle et l’eurasisme du XXe siècle. Ce dernier, vétéran de la Guerre de Crimée, concevait le « progrès occidental » comme un processus globaliste et agressif d’uniformisation de l’humanité par le bas. Il défendait a contrario une diversité des hommes et des cultures, trouvant son unité dans une identité impériale commune. Cette dialectique du respect de la diversité humaine dans l’unité de l’empire, mise en opposition avec l’uniformité petite-bourgeoise de l’État-nation occidental, se retrouvera dans la pensée eurasiste. Pensant que le futur de la Russie se trouvait non en Europe mais en Asie, Léontiev invitait de plus ses compatriotes à ne plus se considérer comme des slaves, mais comme des « touraniens » (le terme « touraniens » désignant, dans le vocabulaire de l’époque, les peuples turco-mongoles d’Asie centrale). Inaudible pour ses contemporains, ce renouvellement de l’identité russe proposé par Léontiev trouvera un écho parmi les eurasistes.
L’Idée d’Eurasie
La pensée eurasiste est vaste et embrasse bien des domaines et des thématiques. Il est donc impossible de l’exposer dans son entièreté ici (nous serions de toute façon bien en peine de rendre compte par exemple des travaux de linguistique structurale de Nicolas Troubetzskoy). Toutefois, les eurasistes partagent une même façon de concevoir le discours eurasiste en lui-même. Totalement anti-constructiviste, la pensée eurasiste considère que l’Eurasie préexiste dans son essence. L’idée d’Eurasie est une Idée, au sens platonicien du terme, et la finalité du discours eurasiste est donc, non de la construire, mais de la dévoiler. Cette Idée eurasienne se dévoile ainsi fondamentalement dans un territoire qui n’est ni l’Europe ni l’Asie, mais un troisième continent : l’Eurasie. Que l’Idée d’Eurasie se dévoile dans le territoire d’Eurasie peut sembler une affirmation bien triviale, mais il n’en est rien. En effet, cela signifie que, pour les eurasistes, l’Eurasie est un fait de la nature, dont l’unité et la spécificité devront être démontrées par les sciences géographiques. L’eurasisme se pense donc au plan théorique comme une démonstration scientifique de l’Idée eurasienne. La pensée eurasiste se caractérise ainsi à la fois comme une métaphysique et comme une science (Troubetzskoy qualifiera ainsi l’eurasisme de géosophie).
Cette conception naturaliste de l’Eurasie explique que les délimitations de cette dernière n’aient jamais fait l’objet d’un consensus clair chez les eurasistes, sans que ceux-ci ne vivent cet état de fait comme un véritable problème. En effet, se définissant par des critères géographiques et non historico-politiques, l’Eurasie n’est donc pas délimitée pars des frontières au sens strict du terme, mais bien plutôt par des zones périphériques, des marches. Globalement, l’Eurasie correspond au territoire de l’ex-URSS. En Orient, on lui rajoute généralement la Mongolie, et éventuellement le Tibet. Douguine en exclut les Îles Kouriles, qu’il propose de restituer au Japon. Le problème des limitations orientales de l’Eurasie n’a jamais vraiment inquiété les eurasistes, dans la mesure où ils pensent une ouverture de l’Eurasie sur l’Asie, et voient dans les pays asiatiques des alliés naturels face à l’hégémonie occidentale (Alexandre Panarin, qui était professeur de philosophie politique à l’Université d’État de Moscou, a ainsi théorisé la construction d’une alliance sino-eurasienne contre le « nouvel ordre mondial » américain). Il en va tout autrement du problème des limites occidentales de l’Eurasie qui, lui, a beaucoup préoccupé les eurasistes (ce qui s’explique par leur conception d’une Eurasie fermée à l’Occident). Le territoire eurasien se calque ici aussi sur celui de l’ex-URSS, à l’exclusion des États baltes et de l’enclave de Kaliningrad, et avec chez certains l’adjonction de la Bessarabie. L’Ukraine est considérée comme eurasienne, mais souffre d’un statut très ambigu. En tant que marche occidentale de l’Eurasie, et du fait de ses liens historiques avec la Pologne, l’Ukraine est vue comme ayant largement subi l’influence occidentale (à tel point que les eurasistes qualifieront l’occidentalisation de la Russie propre à la période pétersbourgeoise d’ « ukrainisation »). En conséquence, les eurasistes considèreront toujours qu’une Ukraine indépendante et détachée de la Russie ne pourrait être autre chose qu’un cheval de Troie de l’Occident dans l’unité eurasienne.
Le concept de topogenèse
Alexandre Douguine qualifiera cet espace eurasien fondamentalement continental de « tellurocratique », caractérisé par un esprit traditionnel et socialiste, et l’opposera à un espace atlantique « thalassocratique », moderne et capitaliste (une opposition que l’on trouve déjà, mutatis mutandis, dans La guerre du Péloponnèse, où Thucydide oppose une Sparte « tellurocratique » et aristocratique à une Athènes « thalassocratique » et démocratique). L’opposition géographique entre un espace eurasien continental et un espace atlantique maritime se double donc d’une opposition d’ordre civilisationnel. La pensée eurasiste considère en effet que la civilisation est conditionnée (et non déterminée) par le lieu. C’est ce que Petr Savitsky proposera d’appeler la topogenèse (et qu’il considèrera comme un concept scientifique). Un espace géographique spécifique conditionnera une civilisation spécifique. À l’espace eurasien correspond donc une civilisation eurasienne.
Au fondement de toute civilisation se trouve aux yeux des eurasistes la religion. La civilisation eurasienne est donc pour eux fondamentalement orthodoxe. L’athéisme, le déisme, le catholicisme, ou le protestantisme, sont vus comme des éléments occidentaux, étrangers, et même opposés, à la civilisation eurasienne. Ainsi, à quelques exceptions près, tous les eurasistes seront explicitement orthodoxes. Cependant, et sans remettre en cause la sincérité de la foi personnelle des eurasistes, certains critiqueront le fait que chez eux le christianisme russe ne semble pas être fondé sur une révélation surnaturelle, mais être simplement une expression de la topogenèse eurasienne ; le père Georges Florovsky s’éloignera pour cette raison du mouvement, y voyant tendanciellement à l’œuvre une réduction naturaliste du mystère chrétien. Nonobstant, les eurasistes demeureront toujours conscients que tous les eurasiens ne sont pas orthodoxes, et souligneront que l’orthodoxie russe, tout en gardant son rôle central, peut reconnaître, estimer, et fraterniser, avec d’autres expressions religieuses eurasiennes. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, l’eurasiste juif Ya Bromberg défendra l’existence d’une judéité spécifiquement eurasienne, à travers l’expérience khazar. Plus proche de nous, Dordji-Lama, un chef spirituel des bouddhistes Kalmouks, rejoindra l’organisation eurasiste d’Alexandre Douguine.
Mais c’est surtout à l’islam que les eurasistes s’ouvriront, soulignant à l’envie la précocité avec laquelle l’empire russe s’est doté d’une institution représentative des musulmans de Russie (le grand muftiat de Russie est créé par l’impératrice Catherine II en 1788), et n’oubliant pas que 40% des citoyens de l’ex-URSS étaient musulmans. Ils considéreront ainsi pleinement l’existence d’un islam spécifiquement eurasien, turcique, et influencé par le soufisme et le shiisme (l’islam wahhabite est en revanche absolument rejeté comme non-eurasien, et totalement inféodé à l’Amérique honnie). Douguine, mobilisant une conceptualité tirée de sa lecture de René Guénon, affirmera que l’islam turcique et l’orthodoxie russe sont l’un comme l’autre liés dans leur essence à la « Tradition Primordiale » (comme d’ailleurs toutes les religions authentiquement traditionnelles) venant d’« Hyperborée », qu’il situe en Sibérie (cette conception n’est par ailleurs pas étrangère à la mythologie russe ; en effet, au XIVe siècle l’archevêque Basile de Novgorod affirmera l’existence d’un paradis terrestre secret en Sibérie, ce qui renvoie évidemment au mythe biblique du jardin d’Éden, et fait beaucoup penser au mythe bouddhique de Shamballah). Des personnalités musulmanes se rapprocheront ainsi de l’eurasisme : Talgat Tadjuddin, anciennement grand mufti de Russie, qui rejoindra le mouvement eurasiste de Douguine ; et surtout Nursultan Nazarbaev, ancien président du Kazakhstan et promoteur d’un eurasisme spécifiquement turcique, distinct de l’eurasisme proprement russe (et à qui Douguine consacrera un livre dithyrambique).
On le voit, la topogenèse n’est ni un déterminisme, ni un universalisme ; elle conditionne et adapte l’existant. Les diverses religions et cultures d’Eurasie gardent leur identité particulière, tout en manifestant des traits civilisationnels communs, les faisant toutes converger dans l’unité eurasienne, comprise comme une communauté, à la fois naturelle et mystique, de destin. Le concept de topogenèse est donc un point nodal de la pensée eurasiste, où se noue une dialectique de l’un et du multiple, fondant une affirmation identitaire impériale respectant (mais aussi embrigadant) les identités particulières des peuples eurasiens (on remarquera aussi que cette conception strictement organiciste ne laisse aucune place au choix individuel : un tatar mormon aimant la country ne peut être autre chose qu’une dangereuse anomalie d’un point de vue eurasiste).
Une critique différencialiste de l’universalisme occidental
Cette notion de topogenèse va également fonder la critique eurasiste de l’universalisme occidental. Ce dernier est compris comme postulant l’existence d’une civilisation humaine unique, les différentes cultures n’étant que l’expression de cette civilisation unique à différents stades historiques d’avancement, aboutissant évidemment au modèle occidental, vu comme le stade historique le plus avancé et le plus désirable de l’humanité (les eurasistes remarqueront que le suprémacisme blanc n’est finalement qu’une forme naturalisée de cet universalisme). La civilisation occidentale est ainsi vue comme la finalité de toute l’humanité, et son modèle de développement comme le sens unique de l’histoire. Alexandre Panarin estimera que ce complexe de supériorité de l’Occident lui vient de la puissance évidente de son modèle industriel et consumériste, tout en soulignant que la crise écologique contemporaine démontre indéniablement le caractère néfaste de celui-ci.
À cet universalisme historiciste de l’Occident, justifiant son hégémonie politique ainsi que l’occidentalisation culturelle du monde, les eurasistes opposent résolument un différencialisme « géographiste ». Le modèle occidental n’est à leurs yeux absolument pas universel. Comme nous l’avons déjà dit, chaque espace géographique correspond pour les eurasistes à une civilisation donnée, le modèle occidental correspond donc légitimement et exclusivement à l’espace géographique occidental. L’eurasisme défend ainsi une incommensurabilité et une égalité des civilisations entre elles, qui doivent chacune être respectée dans leur spécificité. La faute inexpiable de l’Occident est ainsi de s’être cru supérieur au reste du monde, s’octroyant le droit de l’envahir « pour son propre bien », bafouant par là le droit irrécusable de chaque peuple à rester lui-même et à se développer selon sa propre logique interne, c’est-à-dire à rester fidèle à sa propre topogenèse. Les eurasistes se présenteront ainsi toujours comme anticolonialistes et tiers-mondistes (et ce, déjà dans les années 20, c’est-à-dire à une époque où ce n’était pas encore à la mode). Alexandre Douguine se rapprochera en France de la Nouvelle Droite animée par Alain de Benoist, porteuse également d’une critique différencialiste de l’universalisme occidental, alors qu’Alexandre Panarin, de son côté, se rapprochera de certains chercheurs issus des postcolonial studies. Ce dernier affirmera à ce propos que la mission providentielle de l’Eurasie est de prendre la tête de la révolte du tiers-monde contre l’hégémonie occidentale.
L’eurasie comme idéocratie
Ce messianisme eurasien de Panarin reproduit indéniablement certains « tics » du nationalisme russe. C’est un constat qui peut être étendu à l’ensemble de la pensée eurasiste, qui accorde à la « Sainte-Russie » orthodoxe le rôle de « fer de lance » de l’Eurasie. Les eurasistes, cependant, ont toujours dénié être réactionnaires. Dans les années 20, ils critiquaient vertement les russes blancs s’obstinant à demeurer monarchistes, et s’affirmaient au contraire « futuristes » (et même « cosmistes » pour les plus engagés à gauche). S’ils rejetaient l’idéologie marxiste, ils voyaient dans l’expérience soviétique une étape importante dans le processus d’incarnation politique de l’Idée eurasienne. Pour les eurasistes, le peuple russe, orthodoxe et théophore, a été providentiellement élu pour mener à terme ce processus, c’est-à-dire pour faire advenir l’empire eurasien. Ce dernier, incarnation politique de l’Idée eurasienne, est donc compris par la pensée eurasiste comme une idéocratie, régime aristocratique et autoritaire, d’essence religieuse et socialiste, exprimant l’organicité eurasienne.
Les eurasistes ont retracé l’histoire de la constitution de l’idéocratie eurasienne, à travers un méta-récit historique rompant avec l’historiographie russe traditionnelle. En effet, la Rus’ de Kiev s’y voit déniée son rôle fondateur habituel. N’y sont sauvés que saint Vladimir de Kiev (958-1015), pour son choix historique du christianisme byzantin, et saint Alexandre Nevski (1220-1263). Ce dernier, confronté à l’est aux Mongols, et à l’ouest aux chevaliers teutoniques (lancés dans les fameuses croisades baltes), fera le choix de reconnaître la suzeraineté de Batu Khan, petit fils de Gengis Khan, et de s’opposer aux Teutoniques, faisant ainsi le choix de l’Eurasie contre l’Occident (les eurasistes opposeront saint Alexandre Nevski à un autre prince russe, Daniel de Galicie, qui a fait le choix inverse, et qu’ils voueront aux gémonies pour cela ; on retrouve ici le caractère dual de l’Ukraine dans la pensée eurasiste). Car c’est bien l’empire mongol qui est vu comme la matrice de l’idéocratie eurasienne. L’historiographie eurasiste, de façon originale, réhabilitera ainsi Gengis khan et les Gengiskhanides. Lev Gumilev (1912-1992) rappellera à ce propos la dimension chrétienne de l’empire mongol, y compris dans sa haute aristocratie (la mère de Kubilay Khan, empereur de Chine et petit-fils de Gengis Khan, était ainsi une princesse chrétienne nestorienne). Alors que l’historiographie russe traditionnelle voit dans l’affirmation de la Moscovie une lutte fondatrice de libération nationale contre les Mongols, l’historiographie eurasiste voit dans Moscou l’héritière de l’empire mongol. La mission providentielle du peuple russe est donc de mener à son achèvement historique l’œuvre que le peuple mongol a commencée : la constitution de l’empire idéocratique eurasien.
Il est difficile d’évaluer l’influence de l’eurasisme sur la politique russe contemporaine. Ceux qui ont fait de Douguine une éminence grise du Kremlin, voire du président Poutine un eurasiste, ont probablement largement exagéré. On aurait tort cependant de sous-estimer la capacité de la pensée eurasiste, aux racines tout à la fois mystique, politique et scientiste, à infuser certaines de ses idées dans les idéologies étatiques des pays de l’ex-URSS (comme l’ont d’ailleurs démontré les exemples de la Russie, du Kazakhstan et, dans une moindre mesure, du Kirghizistan).
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