[Cet éditorial est paru initialement dans PHILITT #13]
« Prévoir », « avoir de la vision », « voir loin » : quand il est question pour l’homme d’anticiper son avenir, il recourt spontanément au lexique de la vision. L’avenir, dit-on, se « voit ». Aussi n’est-ce pas pour rien si l’on qualifie de « visionnaires » les intellectuels et les hommes politiques dont la pensée ou l’action présentes parviennent à anticiper des circonstances difficilement prévisibles sur le long-terme. Pareillement, nous appelons « voyantes » les personnes auxquelles on attribue certains pouvoirs spéciaux pour deviner par avance les événements futurs de la vie. Aujourd’hui pourtant, nous souffrons de l’absence de « visionnaires » en politique et d’un excès inverse d’opportunistes dont l’efficacité ne sait s’illustrer qu’à court-terme, et pour cause : les plus qualifiés des géopoliticiens et des écologues reconnaissent « l’obscurité » de nos prospections, la difficulté à nous projeter avec sûreté dans l’avenir. Nous sommes en effet dans une ère où les hommes ne peuvent plus voir. L’excès d’informations empêche le discernement clair des vraies nouvelles et des priorités pour la vie commune, et un signe privilégié de cette saturation se trouve dans l’obstruction de notre champ de vision : celui de la voûte céleste.
En effet, ce n’est pas le jour que l’on voit, car en journée, le présent et même l’instant retiennent notre regard et nos jugements, engonçant les hommes dans leurs affairements quotidiens. La nuit, en revanche, quand les besoins du corps organique et social ont été satisfaits, l’homme peut se permettre de ne plus penser seulement à lui. Devant ses yeux s’ouvre l’univers entier : voyant très loin dans les profondeurs du firmament, il considère son présent par rapport à des étoiles qui existaient avant sa naissance, qui restent à leur place tout au long de sa vie, et qui, enfin, demeureront quand mourra cet humble spectateur. Par conséquent, en contemplant la nuit, l’homme sort du présent et accède à la conscience du temps, passé et avenir, et au-delà même du temps, à la sensation de l’éternité.
C’est bien la nuit que nous voyons, et pourtant, c’est elle qui est aujourd’hui menacée : outre l’inquiétante diminution du temps de sommeil dans la vie de nos contemporains affairés, il faut remarquer que, parallèlement à la saturation des informations qui empêche leur lisibilité, la saturation de luminosité liée à l’urbanisation et à la multiplication des écrans empêche, à son tour, la visibilité de notre situation dans le temps et dans l’espace, rendue possible jusqu’ici par le spectacle de la nuit. Le changement profond de nos modes de vie à l’heure de la modernité nous empêche désormais de contempler l’évidence de la nuit et d’en discerner les signes pour notre vie future. En effet, la chasse que les Lumières électriques ont livré à l’obscurité au XVIIIe siècle a été entérinée en novembre 1906, lorsque le très anticlérical René Viviani, alors ministre du travail, vantait devant l’Assemblée Nationale le fait que, « d’un geste magnifique, nous avons éteint, dans le ciel, des lumières qu’on ne rallumera plus ». À l’ancienne superstition « obscurantiste », la modernité irréligieuse a fait place à ce que Péguy appelait la nouvelle « superstition », qui consiste à éteindre les anges du ciel pour allumer sur terre les réverbères du progrès. L’époque contemporaine revient désabusée de ces nouvelles croyances séculaires – désillusion que d’aucuns appellent la « postmodernité ». En effet, en 2001, à l’aube de notre troisième millénaire, un Atlas mondial de la clarté artificielle du ciel nocturne a été publié par l’équipe de l’astronome italien Pierantonio Cizano, qui permet de visualiser l’étendue de la luminosité artificielle et de quantifier les populations affectées par son excès. Selon les auteurs de cet atlas, nous explique l’équipe d’Yvan Ajoulet et Dominique David dans un rapport ministériel de juillet 2014 sur les nuisances lumineuses, « la moitié de la population européenne vivant à proximité des métropoles ne pourrait plus observer la Voie lactée à l’œil nu, et seules une vingtaine d’étoiles sont désormais encore visibles dans le ciel en ville contre plus de 2000 en campagne ». En conséquence, les observatoires astronomiques ont été eux-mêmes contraints de fuir toujours plus loin les sites urbains pour s’enfoncer plus profondément dans les terres inhabitées, où le silence et la nuit subsistent encore, car, ajoute le rapport, « la luminescence générale du ciel dégrade les performances des équipements d’observation qui visent essentiellement des objets très faiblement lumineux ».
Aussi, de vastes domaines naturels ont-ils dû être sanctuarisés afin de préserver dans le monde quelques morceaux de ciel, quelques endroits d’où le firmament peut continuer d’exister aux yeux des vivants – des vivants autres que nous. Quant à nous autres hommes, fils de la terre, nous sommes condamnés bien des fois à confondre un astre ou une météorite avec l’un de ces quelques milliers de satellites artificiels qui encombrent désormais notre horizon sublunaire. Ailleurs, nombreuses sont les tortues, ces filles de la mer, à attendre désespérément le retour de leurs descendantes qui, au lieu de se précipiter dans les eaux après leur éclosion, sont attirées par la luminosité des sites balnéaires. Quant aux oiseaux migrateurs, ces fils du ciel sont des millions à se fracasser sur les édifices lumineux des métropoles modernes. On dit en somme que le siècle des Lumières chassait l’« obscurantisme », mais force est de constater que le nôtre, au contraire, devra chasser ces « luminosités », afin de restituer au monde sa propre Lumière et au livre de la nature la lisibilité de ses signes et de ses lettres étoilées.
L’enjeu, en effet, n’est pas seulement scientifique et écologique, deux aspects qui, pourtant, justifient suffisamment les résistances à mener contre les ennemis de la nuit. En réalité, l’enjeu est, plus profondément encore, sémantique. Ce qui est en cause, c’est la lisibilité du monde comme système de signes ou de symboles visibles. En cette crise de la nuit, ce qui doit nous intéresser n’est plus la quantité de vie que nous pourrions passer sur terre, mais la qualité de la vie, c’est-à-dire ce qui la justifie, ce qui en elle a un sens.
Le sens d’une chose implique en effet la claire vision de son orientation : mieux un être sait où il va, et comment il y va, plus sa vie a de sens ; or cette « orientation », comme le mot même l’indique, implique, outre cet aspect de visibilité ou de clairvoyance, un aspect géographique : le fait d’être tourné vers l’Orient. À l’Orient brille en effet ce que la tradition appelle « l’Étoile du matin », celle que les cultures sumérienne et mésopotamienne vénéraient sous les noms d’Ishtar et Inanna, ou celle qui, près de deux mille ans plus tard, guida les pas des rois Mages jusqu’au berceau du Sauveur. Cet exemple exprime une vérité universelle : c’est dans la nuit étoilée que tous les oracles contemplaient les signes annonciateurs des grands événements de la vie humaine ; c’est dans la nuit que l’avenir de la vie se laissait voir, c’est dans le firmament que se donnaient à lire « les décrets des cieux » (Job XXXVIII, 33). Ainsi comme l’expliquait Plutarque dans son Démon de Socrate, c’est en voyant le firmament nocturne que les oracles accédaient à la vérité du temps. Le philosophe raconte par la bouche de Trophonius que l’oracle voyait dans les étoiles qui passent et repassent la descente et l’ascension, autrement dit la naissance et la mort, des âmes diverses de notre monde : « Pour ces étoiles qui vous paraissent s’éteindre, sachez que ce sont des âmes totalement plongées dans le corps, et celles qui semblent se rallumer et prendre leur essor, en secouant une espèce de brouillard épais, comme une fange qu’on rejette, ce sont les âmes qui, après la mort, reviennent du corps qu’elles animaient dans cette région. Pour celles qui s’élèvent dans les régions supérieures, ce sont les génies des hommes sages et prudents ; tâchez de voir le lien par lequel chacun d’eux est attaché à l’âme. » Si les Anciens avaient donc leurs prophètes, leurs oracles et leurs devins, c’est, pour une partie essentielle de leurs activités visionnaires, parce qu’ils pouvaient et savaient encore lire les destinées humaines dans les étoiles de la nuit, désormais inaccessibles pour beaucoup d’entre elles à l’œil du citadin moderne.
Dans le monde traditionnel, la connaissance des lois (nomos) des astres était inséparable de la connaissance de leurs discours ou de leurs messages (logos) sur la condition humaine et sa place dans l’univers : l’astronomie était la sœur jumelle de l’ancienne astrologie. Aujourd’hui, que peut bien valoir une astrologie dans un monde où l’excès des anthropiques luminescences cache le firmament au regard des inspirés ? Quelle compréhension, mais aussi quel espoir, pourrions-nous placer dans les prophètes, quand les étoiles qui les inspiraient jadis ne nous sont plus visibles ? Ce ne sont pas seulement les étoiles que nous avons chassées de la voûte céleste : avec elles, ce sont nos prophètes que l’on a exilés de la cité technologique ; et puisque les souris dansent en l’absence du chat, il n’y a plus à s’étonner de voir fleurir sur les plaines sacrées l’ivraie des fausses prophéties, des horoscopes de bazar et autres diseurs de bonne ou de mauvaise aventure.
Le firmament qui nous est dérobé coïncide avec l’illisibilité de l’avenir, à une époque où s’additionnent la disparition des prophètes inspirés et la complexification des activités humaines, causée par la massification des populations, des livres, des informations et des sources d’informations, contradictoires et rapides comme l’éclair d’un tweet sur la toile des passions numérisées. L’avenir ne peut plus être « considéré », au sens littéral du terme : il n’est plus possible de le lire avec (cum) les étoiles (sidera).
À cette époque de dissolution où la richesse s’identifie à la pléthore, il n’est plus possible de prévoir et d’orienter, avec la clarté et la sûreté du prophète, la direction de la vie. La tâche se redéfinit, en passant du prophète au penseur : il s’agit d’assurer, plutôt que de prévoir, la simple mais impérieuse possibilité d’une vie future. Les prophètes s’adressaient à des hommes qui, dans l’Ancien monde, nous dit Walter Benjamin dans sa Critique de la violence (1921), vivaient dans l’éthique d’un « devoir-mourir » : la sagesse était d’apprendre à mourir afin de consentir à laisser la place aux hommes futurs, dont la vie avant la mort était encore certaine. Désormais, après deux guerres mondiales et la menace nucléaire, les hommes du Nouveau Monde ont pris conscience de la possibilité de leur propre disparition. La sagesse du « devoir-mourir » cède la place à la crainte d’un « pouvoir- mourir ».
Dans un monde où nos plus zélés entrepreneurs ne savent plus voir les astres comme des signes à acquérir mais comme des territoires à conquérir, l’avenir de la vie humaine n’est plus à rechercher dans les étoiles. L’homme orphelin des astres doit faire le deuil des nouveaux prophètes, mais pour mieux sentir l’imminente consommation des siècles : dans le firmament, voyons-y notre présent plutôt que notre avenir ; retrouvons-y l’absolu, à défaut d’en emprunter les voies du temps relatif. À l’avenir la raison, à l’éternité l’oraison. Voici venu le temps prévu par l’écrivain sacré de l’Apocalypse (VI, 13), où « les étoiles du ciel [tomberont] sur la terre, comme lorsqu’un figuier secoué par un vent violent jette ses figues vertes ». Quand chutent les étoiles entre les vitres des lanternes et des candélabres, osons réfléchir afin que, à défaut de contempler la nature sidérale, nous retrouvions, dans la culture ancestrale, les signes d’une vie à venir. « En cette fin de cycle où le Loup maléfique du dernier Âge de la Tradition Nordique semble vouloir avaler toute la lumière du monde », écrivait Camille Bercyen en 1985, empruntons et recherchons les « voies que doivent explorer les hommes d’exigence, les hommes de combat qui refusent la grande nuit sans étoiles qui désormais submerge la terre européenne ».
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