Ils forment une grande et belle famille, à eux tous. Ces artistes pénibles, prétentieux, grotesques, insupportables… Et talentueux avec ça, parfois même géniaux. Les gens vous parleront tout de suite de Céline. Oui, oui, bien sûr, mais franchement, ça n’était pas le pire ! Genet, dans le genre hitlérophile, me semble autrement plus costaud, par exemple (ah, ses odes émoustillées à la Milice, aux SS bien gaulés… bizarrement, il est toujours passé entre les mailles du filet, celui-là : allez savoir pourquoi…). Et Aragon, et Breton, et à peu près tous les Surréalistes, en fait (même Bataille, qui y est allé de sa petite fascination pour les défilés fascistes, avant-guerre…). Et Rimbaud, leur maître à tous ! Une belle petite ordure, quand on s’intéresse d’un peu près à sa vie. Et tant d’autres… Tout cela est vrai, connu, documenté, ressassé même. À l’arrivée, quelle importance ? Aucune.
Sollers, qui vient de rejoindre son Paradis, faisait assurément partie de la bande, celle des grands seigneurs méchants hommes de lettres. Jamais avare d’une saloperie, le bon Philippe, toujours du côté du manche (d’où le côté girouette du bonhomme à travers les âges : gauchiste, puis mao, puis papiste, balladurien, sinophile, et j’en passe…). Bref, un bon mafieux des lettres. Tout ce qu’on a pu dire de crasseux sur lui reste sans doute en-deçà de la vérité, voir à ce sujet le portrait amer qu’en dresse Philippe Muray dans Ultima Necat – sans doute un modèle du genre.
Et après ? Après, c’était un écrivain merveilleux. Le temps se chargera de séparer le bon grain de l’ivraie (de cette dernière il y en a beaucoup, surtout dans les deux dernières décennies), et l’on charriera des pépites, dans l’œuvre de l’écrivain comme dans le travail de l’éditeur – sans parler du directeur de deux des plus belles revues littéraires qu’on ait connues en France dans la seconde moitié du XXe siècle : Tel Quel et L’infini.
On a beaucoup cité le méchant mot de Guy Debord à son égard, à la fin de « Cette mauvaise réputation… » (« ce n’est qu’insignifiant, puisque signé Philippe Sollers »). Et, bien sûr, on aurait aimé pouvoir ainsi balayer cette œuvre d’un revers de main. Se concentrer sur les ressassements de la fin (l’époque dévastée, lui debout, lisant et écrivant… la bêtise partout, la culture à lui seul… ses étalages de platitudes, quand il faisait mine de redécouvrir ce que tout le monde savait déjà… « Mozart est grand, tiens ! et Claudel aussi, ça alors ! et Dante, ça compte, ah oui, mais personne ne l’a lu avant moi ! ») pour mieux oublier les authentiques fulgurances qui traversèrent régulièrement cette œuvre, son style enjoué, musical (à l’oreille, insistait-il toujours, et qui, dirait-on, remonte jusqu’à Diderot en passant par Morand), son ironie merveilleuse, son coup d’œil pour le détail capital, quoiqu’imperçu.
Quiconque a l’honnêteté de se plonger dans ses formidables essais des années 1980, 1990 (on peut passer plus rapidement sur les efforts avant-gardistes des décennies précédentes, volontiers ridicules, jargonnants, et qui résisteront plus difficilement au passage du temps), dans ses écrits sur la peinture (Fragonard, Cézanne, Bacon) ou sur la littérature (Proust, Genet, Saint-Simon, Céline, tant d’autres) ne manquera pas d’être ébloui.
Ouvrez La Guerre du goût à n’importe quelle page, les bonheurs d’écriture abondent. Ainsi, après un passage bigrement raciste du New York de Morand décrivant une rame de métro remplie de « nègres suspendus aux poignées de cuir par une longue main noire et crochue », ce seul commentaire : « L’angoisse du crochu : traité à faire. » Ou dans son De Kooning, vite : « L’alibi habituel : on peut savoir dessiner et être parfaitement nul et académique. Vérité. Ce qui ne saurait cacher une autre vérité tragique : on peut faire semblant d’être moderne pour dissimuler une profonde incapacité au trait. » Même, bien plus tard, à la mort de Philippe Muray, ce mot cruel, si profondément juste pourtant (je laisse de côté la question de son exactitude à propos de l’auteur du XIXe siècle après les âges, ouvrage dont Sollers avait d’ailleurs été l’éditeur) : « L’ennuyeux, lorsqu’on restreint son discours à ce qu’on déteste, sans plus parler de ce qu’on aime, est le risque de renforcer en soi ce qu’on déteste. C’est malheureusement une loi. »
Le goût de la beauté, du silence, de la lecture, de la musique, des villes, de la lumière, de l’ironie, voilà ce qui restera, bien plus sûrement que les mille et une petites haines, les stratégies pitoyables, les provocations sans risque qui le caractérisaient par ailleurs si bien (encore un qui, à l’image de l’Orphée de Jean Cocteau, savait parfaitement jusqu’où aller trop loin).
À propos, nombreux furent ceux qui lui tinrent rigueur, étonnamment longtemps, pour un article qu’il publia dans Le Monde (ça commence mal…) à la fin des années 1990, intitulé « La France moisie ». Article effectivement médiocre, sans grand intérêt – il devait le penser lui-même, dans ses moments de lucidité… Ce qui frappe à dire vrai, en regard de cette formule hasardeuse, c’est à quelque point Sollers fut un homme et un écrivain superlativement français : par son brio verbal comme par son esprit courtisan, par sa méchanceté et son goût des médisances comme par son amour sincère de la beauté, par son provincialisme comme par son parisianisme, par son mépris de la France comme par son amour de la France.
Et si, comme à chaque fois qu’un vieux crocodile des lettres meurt, il est légitime bien sûr de dire : « Bon débarras ! », prenons garde cependant de ne pas nous aveugler, fiérots que nous sommes, au seul prétexte que nous sommes encore vivants, nous, et pas lui. Ce mort-là, au moins, savait écrire, et il nous a indéniablement offert quelques très beaux livres. Plutôt que de ricaner, retroussons nos manches : c’est à notre tour d’en faire autant.
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