Grégoire Quevreux, docteur et professeur de philosophie, familier de philosophie médiévale depuis son Cri de Job (Orizons, 2017), publie six ans plus tard son étude de Dieu en procès : une critique de la Process theology à la lumière des Pères et de la philosophie contemporaine (L’Harmattan). Si les angoisses de l’homme moderne ont été renforcées par les tragédies du XXe siècle, ce n’est pourtant pas du côté de la théologie contemporaine outre-Atlantique que les solutions théologiques au problème du mal sont à rechercher, mais du côté de l’ancienne tradition byzantine.
PHILITT : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce courant de pensée, peu connu en France mais bien connu aux États-Unis, de la Process theology et quel mérite y reconnaissez-vous en amont de vos objections ?
Grégoire Quevreux : Le XXe siècle ne fut pas tendre avec le monde. Deux guerres mondiales d’une brutalité absolument inédite, des totalitarismes cauchemardesques, une guerre froide qui a fait planer durant des décennies la possibilité de l’holocauste nucléaire, un progrès techno-industriel destructeur… On pourrait prolonger la liste sur des pages. Pour les théologiens chrétiens du Process, qui ont vécu durant ces années terribles, le concept traditionnel d’un Dieu transcendant, éternel, immuable et impassible, a paru celle d’un monstre, indifférent au monde et à ses souffrances. Ils ont en réponse cherché à élaborer une conception de Dieu renouvelée, où celui-ci est pleinement présent dans le monde, où il est à la fois transcendant et immanent (« dipolaire »). Pour ce faire, ils ont intégralement reconstruit la théologie chrétienne, à partir de la métaphysique du mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead. Le grand mérite des théologiens du Process est donc d’avoir cherché à élaborer une métaphysique théiste qui prenne au sérieux la catastrophe du XXe siècle. Son défaut est qu’elle n’y arrive qu’au prix d’une rupture complète avec la Tradition, n’aboutissant qu’à une forme très sophistiquée de déisme, ce qui ne serait pas un problème si ses auteurs n’avaient pas revendiqués le titre de théologiens chrétiens.
Qui est Whitehead, à l’origine de cette pensée du Process ?
Esprit polymathe et génial, Alfred North Whitehead (1861-1947) est sans nul doute l’un des plus grands penseurs de son temps. Jorge Luis Borges disait à ce propos qu’on ne pouvait rien comprendre au monde si on ne comprenait pas Whitehead. Il rajoutait cependant facétieusement que, justement, le problème était que personne ne peut le comprendre ! Il est vrai que Whitehead a la réputation d’être un auteur parmi les plus difficiles. On identifie généralement trois périodes dans le développement de sa pensée philosophique. La première, qui court jusqu’à la Première Guerre Mondiale, est marquée par sa collaboration avec son collègue de Cambridge Bertrand Russell, avec lequel il écrit les fameux Principia Mathematica, immense ouvrage consacré à la logique mathématique (dont le titre et un hommage au livre éponyme d’Isaac Newton) qui fut la matrice des travaux de Kurt Gödel et, via ce dernier, de la théorie informatique d’Alan Turing. Après la Grande Guerre, il se consacre à la philosophie des sciences et dialoguera en particulier avec Albert Einstein. En 1924, il quitte l’Angleterre pour Harvard, où se situe la troisième période de sa pensée. Dans les textes de cette époque, il élabore tout un système métaphysique : c’est alors que naît ce qu’on appelle en anglais la process philosophy, à partir de laquelle les théologiens du process vont tenter de réinterpréter toute la dogmatique chrétienne.
Qu’est-ce qui fonde la singularité de la philosophie du process de Whitehead ?
Le problème de départ de Whitehead est ce qu’il appelle la bifurcation de la nature. Reprenant la distinction de John Locke entre qualités premières et qualités secondes de la matière, une conception bifurquée voit dans les qualités premières les propriétés objectives d’un objet (forme, masse, poids…), et dans les qualités secondes ses propriétés subjectives (esthétique, éthique…). À partir de là, deux positions sont envisageables. Si vous êtes matérialiste, vous considérerez que n’existent que les qualités premières, les qualités secondes n’étant que des additions psychiques de votre esprit ; mais si vous êtes idéaliste, vous considérerez que n’existe que des qualités secondes, les qualités premières n’étant que des représentations de la nature telle qu’elle se reflète dans votre esprit. Or Whitehead n’est ni l’un ni l’autre, et renvoie dos à dos matérialisme et idéalisme qui, l’un comme l’autre, ont le grave défaut à ses yeux de ne prendre en compte qu’une partie de notre expérience. Pour lui, la métaphysique doit rendre compte de l’intégralité de celle-ci. Elle doit rendre compte, dit-il, autant de la réalité des électrons que de la beauté des couchers de soleil. Pour ce faire, il bâtit tout un système extrêmement complexe, centré sur une grande intuition : l’être est fondamentalement un flux de relations dont les coalescences déterminées et ponctuelles constituent toute chose. Ce faisant, Whitehead remonte en amont d’Aristote et actualise la pensée du célèbre Héraclite : l’univers forme pour lui un « cosmos torrentiel » (selon l’expression de J.-C. Dumoncel). Tout se meut, tout est flux, produisant constamment de la nouveauté par la constitution à chaque instant d’un univers différent. Whitehead remplace donc la métaphysique classique de la substance, par une nouvelle métaphysique de la relation. L’intuition fondatrice de la théologie du process est d’avoir pensé qu’une telle métaphysique de la relation permettrait de penser un Dieu à la foi transcendant et immanent.
Bien que vous partagez ce constat à l’égard de la « bifurcation de la nature », pourquoi récusez-vous les applications théologiques de cette pensée du process ?
Permettez-moi d’abord de préciser ma démarche. La critique que je formule se concentre non sur Whitehead lui-même mais sur ses disciples théologiens, non sur la philosophie du process mais bien plutôt sur la théologie du process. Si celle-ci est à l’origine de celle-là, les deux doivent être bien distinguées. Leur propos et leurs implications ne sont pas les mêmes. En effet, j’estime que le philosophe, y compris le philosophe de la religion, est tout à fait libre des concepts qu’il propose, alors que le théologien, quant à lui, ne peut faire abstraction de la continuité historique et philosophique de la Tradition dans laquelle il s’inscrit. Cela n’exclut certes pas un effort de créativité ou de renouvellement, mais la créativité doit alors être elle-même enracinée dans la Tradition. Il doit s’agir d’une « créativité dans la fidélité », pour reprendre le mot de Georges Florovsky. Le problème des théologiens du process est qu’ils ont manqué, il me semble, d’une telle « créativité dans la fidélité ». C’est pourquoi, ma critique demeure toujours sur le plan strictement épistémologique : je n’entends pas montrer la fausseté du système philosophique de Whitehead, mais plutôt l’incompatibilité de son héritage théologique avec la doctrine chrétienne traditionnelle. Ce constat d’incompatibilité est même partagé par certains théologiens du process. L’un de leur représentant les plus importants, la théologienne Marjorie Suchoki, a ainsi reconnu l’impossibilité de penser la Trinité dans le cadre de la métaphysique de Whitehead. En effet, si les trois hypostases trinitaires sont réductibles à des relations plongées dans un devenir perpétuel, elles ne sont donc pas trois personnes, mais bien plutôt des « modes de révélation » comparables à ces « modes » divins conçus par « l’hérésie modaliste » du IIIe siècle.
La tentative de penser la temporalité d’un Dieu qui pâtit aux souffrances du monde n’est-elle pourtant pas privilégiée, ainsi que le pensent les théologiens du Process, pour résoudre le problème du mal après les catastrophes du XXe siècle ?
Les théologiens du process ont en effet largement axé leur critique de la théologie traditionnelle sur le problème de la « souffrance de Dieu ». Ils estiment que l’affirmation traditionnelle de l’impassibilité divine signifie que ce dernier ne peut souffrir avec le monde, ne peut être solidaire de ses douleurs. Or cette conception traditionnelle signifie que Dieu est invulnérable et n’est jamais atteint dans sa nature, et non qu’il ne souffre pas. Faisons une analogie : lorsque vous voyez un être aimé se faire arracher une dent, vous pouvez par empathie vivre avec lui sa douleur, alors même que personne ne touche à vos propres dents. De la même façon, la théologie traditionnelle considère que Dieu souffre par empathie pour le monde, sans être lui-même atteint dans son être. La doctrine de l’impassibilité n’a donc pas la signification que lui prêtent les théologiens du process. D’une façon générale, ces derniers ont d’ailleurs largement méconnu les conceptions traditionnelles qu’ils critiquaient. De plus, rappelons que la christologie traditionnelle affirme bien que Dieu a souffert dans la nature humaine à laquelle s’est unie l’hypostase du Fils dans l’Incarnation. Mais l’absence chez les théologiens du process d’une conception claire de la Trinité et de l’Incarnation les empêche de concevoir cela.
Un vieux problème de théodicée est pourtant celui de la toute-puissance divine, que l’on pose en ces termes : si Dieu compatît aux souffrances du monde sans les abolir, c’est qu’il n’est pas tout-puissant…
Le problème du mal est effectivement un vieux problème, que l’histoire de la philosophe a passablement embrouillé. En toute rigueur, il faut distinguer deux problèmes, certes liés mais qui n’appellent pas le même genre de réponse. D’abord, un problème conceptuel : la conception d’un Dieu absolument bon et omnipotent est-elle compatible avec la réalité empirique du mal dans le monde ? Ensuite, il y a un problème existentiel : peut-on croire dans un monde où le mal sévit ? On a beaucoup trop souvent confondu ces deux problèmes, tant chez les croyants que les incroyants, et les théologiens du process ne font pas exception. Avec tout un pathos moraliste, ils ont proposé d’abandonner l’attribut classique d’omnipotence, pour promouvoir un Dieu « faible » en plus d’être « souffrant », sans assumer le fait qu’une telle conception ouvre la possibilité bien peu évangélique d’une victoire définitive du mal. Évidemment, on a tout à fait le droit de penser une telle chose, mais pas si on fait profession de théologien. On le voit, le problème des théologiens du process est de ne pas avoir fait un choix : ils ont rompu avec les croyances chrétiennes les plus basiques, sans assumer de rompre avec le christianisme. De plus, il me semble que leur critique est injustifiée. Une conception clarifiée de la notion traditionnelle du libre-arbitre comme caractéristique fondamentale de la création ex nihilo permet de résoudre par la positive le problème conceptuel du mal. Pour ce qui est du problème existentiel, qu’il n’est d’ailleurs pas interdit de considérer comme nettement plus important, ma foi, lisez Dostoïevski.
Si la théologie du Process ne parvient finalement qu’à justifier une conception purement immanente de Dieu, elle semble donc tomber dans l’inverse de ce à quoi elle prétendait s’opposer. Or, en quoi la théologie palamite, dont on sait l’importance dans le christianisme Orthodoxe, répond-elle déjà pour vous au problème posé par ces théologiens ?
L’ambition des théologiens du process à penser une conception de Dieu à la fois transcendant et immanent est sans nul doute leur idée la plus profonde. Cependant, ils ont tort de penser qu’une telle conception n’existe pas dans la Tradition. On la trouve en effet dans la théologie byzantine, et en particulier dans la pensée de saint Grégoire Palamas (1296-1359). Celui-ci a donné sa forme finale à une doctrine patristique, celle de la distinction en Dieu entre l’essence incommunicable et inconnaissable, et les énergies incréées communicables et participables. Pour Palamas, ces énergies sont pleinement divines, et constituent la grâce incréée qui déifie l’homme et transfigure le cosmos. On voit donc que cette distinction essence / énergies correspond précisément à la conception du Dieu à la fois transcendant et immanent qu’ont cherché les théologiens du process ! En définitive, leur problème n’était pas leur projet, mais bien plutôt le fait que leur ignorance de la théologie traditionnelle, et pour ne pas dire leur mépris à son égard, les a empêché de mener celui-ci à bien.
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